En France, comptez trois mois pour décrocher un rendez-vous chez l'ophtalmologiste. Pour raccourcir ce délai et suivre les personnes qui ne peuvent pas se déplacer, des opticiens mobiles proposent leurs services en Ehpad, dans les foyers d'hébergement pour personnes handicapées ou à domicile. Rencontre avec Quentin Pippo, l'Alsacien de l'étape.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes. En France, 3/4 des plus de 20 ans et 97% de la population âgée de plus de 60 ans présentent un trouble de la vision. Or, 64% de nos départements sont classés comme "déserts ophtalmologiques" faute de personnel suffisant. Pas besoin d'être statisticien pour comprendre que ça coince, que les délais s'allongent (comptez en moyenne trois mois pour un rendez-vous) et que toute une partie de la population délaisse ses yeux. Surtout les plus fragiles.
Face à ce constat, en 2015, s’est créé le premier réseau national d'opticiens spécialisés en mobilité. Une société labellisée ESUS (Solidaire d’Utilité Sociale), Les Opticiens Mobiles. Ils sont aujourd'hui une centaine, diplômés, à sillonner ainsi les routes de France. Quentin Pippo en fait partie : il fait du soin et du lien.
Il ne faut pas prendre des vessies pour des lentilles
Quentin Pippo a un accent chantant. Il vient de Bézier. C'est dire que le jeune homme aime bouger dans des contrées a priori hostiles. "Voir du pays, faire des rencontres, bouger quoi, ça a toujours été mon moteur."
Je porte des lunettes depuis mes cinq ans. Je cherchais un métier technique et polyvalent. J'ai repris mes études, BTS optique et me voilà.
Quantin Pippo, opticien mobile
Et ça tombe bien. Quentin, 28 ans, est, depuis septembre dernier, opticien mobile dans la région de Saverne, Haguenau, Wasselonne : "Un gros rectangle". Une profession qu'il a embrassée sur le tard. Quentin devrait être, s'il avait suivi l'autoroute universitaire, chercheur en biochimie structurale analytique :"Je travaillais sur la caractérisation des protéines notamment dans le contexte des cancers de la vessie". Il a finalement préféré prendre des chemins de traverse, une fois son Master 2 dans le coffre. "Me suis dit finalement non. J'avais des interrogations existentielles, je voulais sortir, partir à la rencontre des gens tout en me sentant utile."
Il n'ira pas chercher plus loin que le bout de son nez. Parfois ben oui, ça suffit. "Je porte des lunettes depuis mes cinq ans, je suis fort myope. Je cherchais un métier technique et polyvalent. J'ai repris mes études, BTS optique et me voilà."
Soin et lien
Quentin Pippo sillonne désormais les routes d'Alsace, surtout les plus sinueuses, en milieu rural. 1300 km en moyenne chaque mois à la rencontre de ceux qui ne peuvent ou ne veulent se déplacer chez l'opticien. C'est un bien nommé opticien mobile, parmi la centaine que compte la société.
Quentin se déplace à domicile ou dans les Ehpad, il intervient aussi dans un foyer d'accueil médicalisé pour personnes handicapées. "Ma clientèle est essentiellement constituée de personnes âgées, à faible mobilité. Parfois quelques actifs qui n'ont pas forcément le temps d'aller chez l'opticien. Je suis par exemple intervenu chez un chef d'entreprise qui avait son ordonnance prête depuis six mois sans avoir eu le temps de se rendre en boutique, je suis allé dans son bureau, on a fait ça entre deux coups de fil."
Dans ses valises, Quentin a un attirail professionnel. Autoréfractomètre portatif, fronto focomètre (mesure la correction des lunettes), chaufferette ( ajustage des branches), pupillomètre (écart pupille) et boite à outils en tous genres. Pas de thermos. " Pas besoin on m'offre le café systématiquement."
Et c'est ça qu'apprécie Quentin. Faire le soin et le lien. "J'amène le soin optique à domicile à des personnes qui l'ont complètement délaissé. En boutique, je le sais, j'en ai fait l'expérience, on fait plus vendeurs de lunettes que professionnel de santé. Là j'ai le temps de faire des tests de vue, en conditions réelles qui plus est, dans l'environnement familier des gens."
Je rentre dans l'intimité de ces personnes, dans leur vie. J'ai déjà visité des caves, des greniers vu les derniers travaux réalisés ...
Quentin Pippo, opticien mobile
Le temps de faire un examen optique et de... visiter la maison. "Je visite souvent des personnes âgées qui ne voient pas grand monde de la journée. On discute, on prend notre temps. C'est comme une activité pour elles, une animation. Ça crée du lien. Je rentre dans l'intimité de ces personnes, dans leur vie. J'ai déjà visité des caves, des greniers, vu les derniers travaux réalisés. C'est pour cela que je dis toujours qu'il faut une approche bienveillante. Ce sont des personnes vulnérables qui vous ouvrent leur maison et qui vous font confiance."
Une fois le dépistage et le suivi optique effectué, Quentin passe par le médecin traitant pour une ordonnance. "J'amène aussi ma valise de montures, j'en ai 150, et comme on a fait le choix en même temps que l'examen de correction, il n’y a plus qu'à". Quentin repasse à domicile une fois les lunettes prêtes pour l'essayage et une resucée de café.
Un suivi de près
Quentin se déplace également dans une dizaine d'établissements. Résidences séniors, foyers d'accueil médicalisé et Ehpad (Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes). Il y tient des permanences une fois par mois pour assurer le suivi optique des résidents, faire des dépistages.
Selon une étude Inserm publiée en 2018, près de 40% des personnes âgées de 78 ans et plus ne portent pas de lunettes adaptées à leur vue, ce qui impacte leur autonomie et leurs chances de vieillir en bonne santé. " L'infirmière cadre me fait une liste de personnes à voir et je fais ensuite la même chose qu'à domicile. Un examen de la correction, un bilan visuel. L'ordonnance passe ensuite entre les mains du médecin coordonnateur et je livre les lunettes."
"En Ehpad, il s'agit souvent d'une mauvaise correction de près ou des lunettes pas adaptées. On passe facilement de 4/10e à 10/10e avec des verres adaptés. Ça change la vue. Et la vie. C'est un gros gap."
Aux Colombes, on ne dit pas le contraire. Le directeur de cet Ehpad de Souffelweyersheim (67) fait appel à Quentin depuis quelques mois et semble satisfait du principe. "On avait déjà ça pour l'hygiène-bucco dentaire, le coiffeur, l'esthéticienne... Nos résidents ont en moyenne 90 ans et sont très dépendants, le fait qu'on vienne à eux facilite les choses. Avant, il fallait un véhicule sanitaire ou que les familles s'en chargent pour aller chez l'opticien. C'était fastidieux pour tout le monde."
"Nos 86 résidents ont fait ce choix" précise Marc Appenzeller. "Nous sommes davantage dans la prévention maintenant et c'est important. Sans compter que ça les rassure d'avoir un interlocuteur unique en la personne de Quentin. Ils sont contents. Et à cet âge, il faut être rassuré."
Voir plus loin
À l'heure où la concurrence devient féroce dans le domaine des soins à domicile, y compris des soins optiques (MobilOpticien, Les lunettes d'Aurélie), Quentin ne compte pas s'arrêter là. "Moi je suis un créatif et mon grand projet serait de créer des montures écoresponsables en acétate biosourcé, fabriquées en France."
Ambitieux mais pas impossible. "Oh, ce serait de petites collections, de petites séries mais l'idée serait, avec mes clients, chez eux, de concevoir le design ensemble, des montures personnalisables à 100%. Je les façonnerais ensuite à la maison, chez moi. On pousserait la logique jusqu'au bout." La preuve, s'il en fallait, que ce n'est pas parce qu'on est myope, qu'on ne peut pas voir très loin.