Raymond Lantz est centenaire. Incorporé de force dans l'armée allemande durant la Seconde Guerre mondiale, il a vécu maintes péripéties et a participé, aux côtés des forces françaises, à la Libération de la poche de Colmar avant de reprendre sa carrière de coiffeur. Une vie digne d'un roman que ce grand-père et arrière-grand-père strasbourgeois nous raconte.
"Mes amis, aujourd'hui disparus, me disaient toujours que j'allais devenir centenaire. Je ne savais pas pourquoi ! Aujourd'hui, je vois qu'ils avaient raison. J'ai même deux ans de plus." Assis à la table de sa salle à manger, devant les albums photo de sa vie, Raymond Lantz n'a pas à se forcer pour faire resurgir les souvenirs. Lorsqu'il en vient à parler de la guerre, son récit est même très précis. "J'ai été incorporé de force en octobre 1942. Le jour du départ, à Strasbourg, nous étions tout un groupe à marcher vers la gare, et puis nous avons entonné La Marseillaise. A l'arrivée, le commandant allemand nous a copieusement réprimandés !"
Raymond a alors 20 ans. Il est d'abord envoyé, sous l'uniforme allemand, sur le front russe. les températures avoisinent les -35, -40 °C. "Je me souviens bien du premier Noël. Le repas était fantastique : un morceau de saucisse, un cornichon, et une tranche de pain Pumpernickel", ironise-t-il. En Crimée, il passe une nuit dans une tranchée, face aux ennemis russes. Lui et ses compagnons les entendent chanter, et savent pertinemment qu'après une rasade de vodka, ils sont sans pitié au combat. Alors, Raymond décide de s'évader. "C'est comme si une voix venue du ciel m'avait dit : fous le camp!"
Une guerre et quatre uniformes différents
Capturé par les Russes, il marche avec d'autres prisonniers durant de longues journées jusqu'à un camp. Les plus affaiblis n'ont guère de deuxième chance ; ils sont abattus sur place... Une fois arrivés, il retrouve d'autres Alsaciens-Lorrains, et tente de trouver un interprète pour expliquer au chef de camp que lui et ses compagnons souhaitent rejoindre le général de Gaulle. Hélas, seul un Allemand possède ces compétences, et refuse bien sûr de les aider, en les affublant de quelques noms d'oiseaux. Raymond sera ensuite transféré au camp de Tambov.
Une nouvelle fois, il aura de la chance. Le 7 juillet 1944, il fera partie des 1500 prisonniers à être relâchés et envoyés en Algérie. Affublé de l'uniforme russe, il débutera un périple à travers l'Iran, l'Irak, la Palestine. Arrivé à Téhéran, il sera pris en charge par les soldats britanniques, qui brûleront son uniforme russe pour lui donner un uniforme anglais. C'est ainsi qu'il rejoindra Alger, accueilli par des filles habillées en Alsaciennes, et quelques verres de vin rouge. Après sa convalescence, il s'engagera chez les parachutistes. "Je voulais libérer Strasbourg", affirme-t-il. Les Américains le formeront. Puis, par d'autres hasards du destin, il se retrouvera chez les commandos français, impliqué dans la Libération de la poche de Colmar.
A plusieurs reprises, l'Alsacien germanophone vêtu de l'uniforme français cette fois-ci sera envoyé sur le sol allemand pour effectuer des patrouilles. Près du lac de Constance, en Autriche, l'une d'entre elles le marque profondément. "A Brégence, j'ai croisé une dame dans la rue et lui ai demandé s'il restait des soldats allemands. Quand elle m'a vu, elle m'a embrassé, serré dans ses bras, tellement elle était heureuse de voir un Français, et pas un Russe... Avec eux, cela se passait différemment, la population en avait peur."
L'envie de vivre
Après la guerre, Raymond revient à Strasbourg et reprend son travail de coiffeur. Il rencontre Lucienne, coiffeuse elle aussi, et ouvre avec elle un salon en-dessous de leur appartement, dans le quartier de la Krutenau. Puis, Raymond se spécialise dans la coiffure pour hommes, ouvre un autre salon, et finit sa carrière en donnant des cours dans un institut de formation. Entre-temps, il sera devenu père, deux fois grand-père et plus tard, quatre fois arrière-grand-père.
La retraite, Raymond la vit aussi activement. Il fait beaucoup de vélo, et se voit décerner au passage quelques trophées du cycliste le plus âgé de son club. Il apprécie particulièrement le tandem avec son épouse. Et lit le journal, tous les jours, à son bureau. Depuis le décès de Lucienne, il y a quatre ans, sa fille Michelle, retraitée elle aussi, vient tous les jours pour s'occuper de lui, même si, elle aussi, fatigue... A 102 ans, Raymond perd un peu l'audition, la vue aussi, mais garde l'envie de vivre. Et dans l'appartement qu'il occupe depuis 1949, il a déjà préparé les albums qu'il léguera à sa famille, avec les photos en noir et blanc de sa période en uniforme allemand, et l'autre en uniforme français.