Strasbourg : micro tendu au Neuhof

En avril, dix graines d'orateurs se sont affrontées sur la scène de l'Espace Django Reinhardt, au Neuhof. Des joutes pour promouvoir la parole dans les quartiers : l'aventure de ces Strasbourgeois a duré quatre mois. 

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"Il y a quelques années, je m’imaginais partout, sauf sur scène." Emre sort de sa prestation. Ce soir d’avril, le jeune homme de 21 ans vient de jouter sur les planches de Django, fièrement. Aux côtés d’Abdel, Bayane, Youness, Khaoula, Aïcha, Nahdir, Aline, Elias, Hakim et Yazid. 22h30, quartier du Neuhof à Strasbourg. Les orateurs s’étreignent, baignés dans la lueur jaune des projecteurs et la béatitude de l’instant. La soirée touche à sa fin, leur histoire commune débute à peine.
L’aventure a commencé au même endroit, quatre mois plus tôt.
Le 24 janvier, Sp3ak3r et Planète Neuhof entament leur projet Versus. Ces deux associations du quartier viennent tendre un micro impasse Kiefer. Ici, les habitants ne prennent pas ou peu la parole. Le manque d’envie, la peur ou l’absence d’opportunités. L’école des jeunes orateurs de Science Po répond à l’appel. Geoffrey Grandjean, habitué de la réthorique, arrive du centre-ville, avec ses compétences et sa bienveillance. Il ne les lâchera plus. Pour son premier partenariat avec l’extérieur, l’association étudiante ne rencontre pas n’importe quel public. "L’idée, c’était de faire en sorte que des personnes de différents horizons se rencontrent", explique Nora Tafiroult. La cofondatrice de Sp3ak3r a étudié à l’IEP strasbourgeois. Ce mélange des genres, c’est son histoire. "On veut les aider à regagner confiance, le potentiel est là. C’est à l’image de ce qu’il se passe dans les quartiers. Je rencontre plein de personnes qui ont un potentiel vraiment extraordinaire. Et c’est juste rencontrer la bonne personne, la bonne association ou le bon projet qui vous dit « tu peux y aller »."

Le premier atelier, "celui de l’expérimentation", réunit une vingtaine de personnes, originaires des quartiers populaires strasbourgeois. Tous ne reviendront pas. Un noyau d’habitués se cristallise, autour d’un objectif : ils s’affronteront sur scène lors d’une finale de joutes oratoires. Avant cela, il reste beaucoup à faire.

Ils nous ont appris qu’il fallait pas s’excuser d’être là 


Le groupe se lève un samedi matin par mois. L’apprentissage se fait pas à pas. Il faut gravir les marches qui mènent à la scène, affronter le regard du public, et s’assumer. L’écriture et l’élocution sont déjà là, enfouis quelque part. "Ils ont toutes les capacités à prendre la parole en public (…) il faut juste leur répéter ça et un peu de conseils un peu plus techniques. Mais la base, c'est de leur rappeler qu’ils ont le droit à la parole", explique Geoffrey. Maxime Cléret, qui préside leur association, et lui les coachent sans relâche. Au programme du 10 mars : jouer avec les mots et les sons. Lors des séances précédentes, ils ont travaillé la lecture et la position, l’anticipation des arguments de l’adversaire.

La finale approche, et la victoire est déjà un peu remportée. "Ces ateliers m’apportent de la confiance en moi (…) j’arrive à parler moins vite, plus fort et à pas m’excuser. Ils nous ont appris qu’il fallait pas s’excuser d’être là", confie Inès. "C’est comme un challenge, j’ai envie de le relever", complète Bayane. "Entre le premier atelier où on sentait qu’un certain nombre d’entre eux étaient hésitants, et l’atelier d’aujourd’hui où ils prennent la parole de façon tout à fait spontanée et avec beaucoup d’envie, il y a une montée en puissance qui est à la fois touchante et impressionnante", constate Nora. Au-delà des origines, le jeune âge de certains participe à une appréhension naturelle de la parole. Elias n’a que douze ans, Bayane, Inès et Nadhir, 16 et 17 ans. Ensemble, ils apprennent à convaincre, à émouvoir, à s’assumer. L’art de l’éloquence devient populaire et se répand dans les lycées, les universités, car il constitue une compétence essentielle et vite discriminatoire. La réforme du baccalauréat réserve une place importante à l’oral. Ensemble, ils veulent faire de la parole une arme.

Emre, l'enfant du Neuhof

Emre est de ceux-là. "J’ai découvert cet amour pour les mots il n’y a pas très longtemps, j’aurais aimé le découvrir bien avant pour en profiter plus." Cet enfant du Neuhof a découvert le théâtre l’année dernière. A l’époque, il est sélectionné pour Ier acte, une formation au Théâtre national de Strasbourg qui promeut la diversité. Depuis, l’animateur au centre socioculturel de son quartier rêve de courts-métrages et se nourrit d’Albert Camus. Pour lui, ces ateliers sont le reflets de ce qui gangrène son quartier. "Tout ce qui est du domaine artistique, on en parle pas. Quand tu es jeune ici, c’est le foot ou le rap. J’ai vu des pièces théâtre à l’école, ça ne me parlait pas tant que ça parce que je n’en avais jamais entendu parler", explique l’ancien écolier, à l’époque peu motivé. "Je suis allé au-delà de ces barrières, au-delà de ces cases et je me suis dit que moi aussi, je pouvais faire ce genre de choses." 

Désormais, Emre défend le pouvoir de la parole qui "facilite tout". Avec ce projet, il veut assouvir un besoin d’expression. "Le sujet me tient à cœur parce que ça parle de la réussite et de l’échec. La réussite, parfois, ça se joue à très peu. Souvent quand les gens échouent dans un domaine, ils baissent les bras. Or si on persiste, ça fonctionne (...) Michael Jordan, Rafael Nadal : sans ces échecs là je ne sais pas s’ils auraient accompli tout ce qu’ils ont accompli." Le Strasbourgeois espère, après cette finale, un déclic de la part de ses voisins. "Je ne savais même pas qu’il y avait cette scène à Django. On a les structures, les habitants ont énormément de potentiel mais la plupart ne le sait pas."

Le port d'armes, l'amour et l'échec

Jeudi 19 avril, soir de joutes. En loges, le groupe est partagé entre "excitation" et "stress". L’écriture et les répétitions se sont intensifiées ces derniers jours. Dans l’obscurité du public, une majorité d’habitants du quartier, l’équipe de Futsal, des élus aussi. A quelques secondes du début, tous ne savent pas à quoi s’attendre. Le groupe s’apprête à porter ses messages. Le principe : un jouteur vient défendre un thème, son adversaire soutient l’opinion contraire. A l’issue de la battle, le jury est libre de réagir et poser des questions. Elias et Yazid se lancent les premiers. Ils viennent défendre le port d’armes, avec la leur : l’humour. Aline et Hakim, loin d’abandonner, s’empressent de prouver qu’ils possèdent la même, et d’une appétence pour le théâtre :

Images : Kapta 

Duo suivant : Youness et Bayane. Pour l’un, l’amour est le jeu du hasard, il autorise à faire sauter les barrières sociales. Loin s’en faut, Bayane rend sa rose à son adversaire pour songer au destin.


Images : Kapta

Aïcha et Emre concluent par un thème, symbolique : « le succès, c’est aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme. » L’une convainc par son aisance, l’autre par son talent de comédien. Les deux se complètent. A la négative, Nadhir et Abdel. Les deux jouteurs ne se cachent pas longtemps derrière leurs références de philosophes grecs ou plus contemporains.

Images : Kapta

Le jury récompense Elias et Yazid. Il décerne le prix du meilleur espoir à Emre. Bayane remporte, elle, les faveurs du public. « Micro ouvert » s’achève, pour l’année. Révélateurs de talents insoupçonnés, probablement, mais surtout d’une soif de parler. Sp3ak3r, forte de cette expérience, prévoit déjà d’organiser des joutes plus régulières pour continuer à réfléchir, à s’affirmer, ensemble.

(Remerciements à Daniela, Fatih, Ismaïl, Lucas, les jeunes cadreurs amateurs du projet Sp3ak3r qui ont assuré les images de la soirée et des entraînements)
Sp3ak3r, le média collaboratif des quartiers strasbourgeois
Sp3ak3r fêtera bientôt ses deux ans d'existence. Une naissance, au lendemain des dix ans du Bondy Blog, média créé pendant les événements de 2005, à Bondy, en banlieue parisienne.

Gwénaël Bertholet, Hakim El Hadouchi, Nora Tafiroult ont imaginé son "petit frère" strasbourgeois, en plein développement. "Nous voulions montrer qu'il se passe des choses intéressantes ici, dans notre quartier", explique Nora Tafiroult.

L'association vient de s'installer dans un local à la Meinau. Le média avait besoin d'un point de chute pour s'implanter définitivement dans le paysage local. "C’est extrêmement compliqué de mobiliser des jeunes quand on a pas de repère", explique Nora Tafiroult.
Sp3ak3r compte une vingtaine de membres actifs, deux services civiques et un salarié.
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