Les jeunes orateurs de l'Institut d'études politiques de Strasbourg et le média collaboratif des quartiers Sp3ak3r s'associent. Ensemble, ils s'exercent à l'art oratoire à l'espace Django Reinhardt, au Neuhof. L'éloquence, une pratique réservée aux élites ? Gare aux préjugés.
Ce mercredi 24 janvier 2017, il est 18h30 quand une vingtaine de courageux passent la porte de "Django". L’espace culturel du Neuhof fait face au terminus du tram C. Geoffrey Grandjean en descend, il arrive du centre-ville. Lui a l’habitude de la prendre, la parole. L’étudiant de l’IEP de Strasbourg, monté sur les planches en classe de 6e, organise avec son association des joutes oratoires une fois par mois. Cet exercice permet à des élèves de développer des compétences à l'oral. Des élèves pourtant souvent déjà enclins à s'exprimer face à un auditoire. Ce soir, Geoffrey exporte l’art de l’éloquence, jusqu’alors réservé aux grandes écoles, impasse Kiefer.
Aider les jeunes de banlieue à prendre la parole : c’est l’ambition d’Eloquentia depuis 2013.
L’étudiant en quatrième année de l’IEP anime le premier atelier strasbourgeois. "C’est celui de l’expérimentation." Pendant quatre mois, un petit groupe – des habitants des alentours ou de plus loin, des membres de Sp3ak3r,… - vont s’entraîner ensemble à parler, à argumenter, à convaincre. "On avait envie de changer de public. Le but, c’est qu’ils prennent confiance en eux, et que nous, nous sortions de notre monde", explique-t-il, évoquant sa rencontre avec Nora Tafiroult, fondatrice du média collaboratif Sp3ak3r, comme un "miracle". "Les gens ici veulent apprendre à parler mais ils savent déjà parler. Nous, on veut leur faire voir des choses qu’ils ignorent. Il suffit de dire aux gens très bons qu’ils le sont pour qu’ils le réalisent."
Ça me fait extrêmement peur...
Dans la salle, les participants et membres de Sp3ak3r arrivent au compte-gouttes, heureux de se revoir, sans trop savoir à quoi s'attendre. "Ça me fait extrêmement peur", glisse Khaoula, 25 ans. L'heure est venue de monter sur scène. Les participants forment une ronde. "Qu'est-ce qui est important quand on prend la parole?", demande Geoffrey. Réactions timides. "La gestuelle", "la parole", puis vient "l'aisance". "Et pourtant, on peut être à l’aise en disant n'importe quoi. En fait, c’est important de faire croire que ce qu’on dit est intéressant, introduit l'étudiant de Science po. D'ailleurs, je n'ai pas la science infuse sur l'art oratoire, vous devez tous intervenir." Le ton est donné: sur un même pied d'égalité.
Place aux improvisations. Un groupe se lance, les premiers de la soirée. "Ils sont courageux", souffle une participante. Peu d’hésitations, des rires dans la salle. Pas mal pour une première. Preuve que pour Ines, le seul obstacle, c'est bien le manque de confiance en soi. Le deuxième groupe avance avec plus de timidité. Le troisième explose. Chacun improvise à sa manière et sort de sa coquille, progressivement.
N’ayez pas peur de vous mettre face au public. Sur scène, il faut parler fort
Dernier exercice de la soirée, des lectures de texte. "T'as pas un mouchoir ? Je risque de pleurer." Nora a choisi un extrait de Petit Pays, de Gael Faye. Un livre qu'elle affectionne particulièrement. Seule sur scène, la jeune femme lit doucement, ne décolle pas vraiment le regard, mais arrive au bout, sans qu'une larme ne coule sur son visage. "Elle a vraiment accentué la ponctuation, c’est bien, ça lui a permis de reprendre sa respiration." Certains restent au pied de l'escalier, d'autres s'assoient. Beaucoup hésitent encore. "J'ai pas le même talent que les autres", "moi je meurs de stress, mais je passe quand même." Une participante a amené son propre texte. Geoffrey acquiesce. "Tant que tu te sens à l'aise." "Non non, je suis pas à l'aise", rétorque-t-elle. L'assemblée rit avec bienveillance. "C'est de la poésie... Enfin, sans prétention hein." Côté assurance, il y a encore du chemin jusqu'à la joute finale. Et certains talents se révèlent déjà. Bayane capte l'audience avec un passage du film Rocky. La jeune fille de 16 ans se lève, imperturbable, jusqu'au dernier mot. "Bayane, elle ne montait pas sur scène l'année dernière", se réjouit Nora.
Geoffrey conclut la première session : "Peu importe ce qu’il vous arrive sur scène, vous êtes fiers, ne vous excusez pas d’être là, d'accaparer l’attention. Habituez vous à regarder les gens qui ne vous regardent pas, et ceux que vous n'aimez pas."
Je me disais : « je viens du Neuhof, d’où je vais faire du théâtre ? »
"J'ai trouvé ça génial", confie Emre, à la sortie. Le jeune homme de 20 ans a été sélectionné pour "Ier acte", une formation théâtrale au Théâtre national de Strasbourg qui promeut la diversité. "Avant je me mettais des barrières, Je me disais : «je viens du Neuhof, d’où je vais faire du théâtre» (...) il faut oublier le regard des autres, il faut mettre de côté le social."
Lors des prochains ateliers, chacun devra passer à la rédaction de sa joute. Puis travailler son élocution, gagner en assurance. Avant le lever de rideau final. Le 19 avril, six d'entre eux porteront haut la voix du Neuhof.
Sp3ak3r, le média collaboratif des quartiers strasbourgeois
Sp3ak3r fêtera bientôt ses deux ans d'existence. Une naissance, au lendemain des dix ans du Bondy Blog, média créé pendant les émeutes de 2005, à Bondy, en banlieue parisienne.Gwénaël Bertholet, Hakim El Hadouchi, Nora Tafiroult ont imaginé son "petit frère" strasbourgeois, en plein développement. "Nous voulions montrer qu'il se passe des choses intéressantes ici, dans notre quartier", explique Nora Tafiroult.
Initiée à l'Espace culturel Django Reindhart, l'association devrait bientôt s'installer dans un local à la Meinau. Car le média a besoin d'un point de chute pour s'implanter définitivement dans le paysage local. "C’est extrêmement compliqué de mobiliser des jeunes quand on a pas de repère."
Sp3ak3r compte une vingtaine de membres actifs, deux services civiques et un salarié.