Un compte Instagram, intitulé "Dis bonjour sale pute", a été créé le 10 juillet par une militante des droits des femmes strasbourgeoise, Emanouela Todorov. Elle recense les témoignages de propos sexistes et comportements de harcèlement subis dans l'espace public.
Ce compte Instagram a à peine une semaine d'existence, mais il contient pourtant déjà une quarantaine de témoignages. "Dis bonjour sale pute" a été créé le 10 juillet 2020 par Emanouela Todorov, plus connue sur Internet sous son seul prénom. Il vise à collecter et mettre en lumière de manière anonyme les propos sexistes ainsi que les comportements de harcèlement subis dans l'espace public partout en France. Les témoignages, anonymes, viennent en grande majorité de femmes qui peuvent ainsi briser l'impunité et le silence entourant les outrages sexistes dont elles sont victimes.
La militante des droits des femmes strasbourgeoise, et résidant actuellement à Berlin (Brandebourg, en Allemagne), n'en revient pas que 10.000 personnes se soient déjà abonnées à ce compte. Cette initiative, elle y pensait depuis un moment. Mais en se disant que ça n'en vaudrait pas la peine, ou que ça ne changerait pas grand-chose. Mais voilà que début juillet, alors qu'elle était de passage à Sélestat et attendait sa mère devant la gare, Emanouela subit un énième harcèlement de rue... celui de trop.
"Il m'a abordé alors que j'étais au téléphone", nous explique Emanouela, ayant bien voulu nous accorder un peu de temps entre la lecture de deux témoignages qu'elle a reçus (2.000 au total). "Je lui fais comprendre que je suis en ligne. Et il insiste en me reluquant de haut en bas à plusieurs reprises : j'avais l'impression d'être un morceau de viande. Je dois à nouveau insister, plus fermement : 'j'suis pas dispo, trace ta route'. Là, il rentre dans la gare. Quand ma voiture arrive, le type ressort dans la rue et me traite de sale pute..."
Il insistait en me reluquant : j'avais l'impression d'être un morceau de viande.
Voilà la raison de la création de ce compte Instagram, et plus particulièrement pourquoi il est ainsi nommé. Le nom peut choquer, mais la réalité qu'il dénonce est bien plus choquante. Et c'est précisément l'intention d'Emanouela : briser l'omerta, en finir avec un tabou, mettre fin au silence. "Il faut libérer la parole. Pour que les hommes réalisent ce que nous vivons au quotidien." Et que les victimes comme les témoins osent répondre aux agresseurs, et en parler : "Les femmes sont toutes concernées, et elles peuvent s'exprimer. Car c'est banalisé, et j'ai envie qu'on arrête de trouver ça banal".
Elle s'estime heureuse que l'importun n'ait pas été plus loin. Car en 2012, c'est plus que du harcèlement qu'Emanouela a subi. C'est une tentative de viol dans un parking souterrain de Strasbourg, qui l'a conduite au commissariat avec le visage en sang. "Là [en 2012], je me suis dit : je vais être violée et mourir maintenant... Après, je suis restée enfermée trois mois chez moi. Je ne rentre plus dans un parking, je ne monte pas seule dans un Uber. Je ne suis plus la même personne depuis que c'est arrivé."
Et explique, après s'être confiée à ce sujet, qu'un harcèlement de rue n'est pas moins grave, n'est pas "juste" un harcèlement de rue. Ce n'est pas en bas d'une éventuelle pyramide des actes odieux que peut subir une femme. "Sous un témoignage, j'ai vu quelqu'un dire : 'C'est pas du harcèlement, il t'a juste demandé de lui sucer la bite.' Non : juste ça, ça peut traumatiser." Tout comme se faire reluquer avec insistance, insulter, ou suivre dans la rue. Pour rappel, le Code pénal punit officiellement l'"outrage sexiste" (et donc le harcèlement de rue) d'une amende forfaitaire atteignant au minimum 135 euros - mais elle peut vite grimper. La sanction peut aussi inclure un travail d'intérêt général.
L'exception française contre l'exception berlinoise
Le harcèlement de rue, un mal français ? Peut-être : Emanouela a beaucoup voyagé. "Je suis allée aux États-Unis, en Bulgarie, en Italie... Il n'y a qu'en France que j'ai vu ça." Ce n'est pas la première fois qu'on entend ça : quand Caroline nous racontait le harcèlement de rue qu'elle avait subi dans le quartier de l'Esplanade, elle nous avait dit en avoir "marre de [se] sentir rabaissée, déshumanisée, salie"... et n'avoir jamais vécu ça au Canada et en Nouvelle-Zélande où elle a séjourné.Et quand Emanouela nous décrit Berlin, où elle vit, on tombe des nues. "Je ne vis pas dans le quartier le plus paisible de la capitale... Mais je n'ai jamais eu d'insulte ou d'agression. Juste des regards si je suis habillée sexy, mais de tout le monde, pas insistants. Ce n'est pas du harcèlement; moi aussi je regarde des mecs, des filles..." Elle décrit une mentalité bien différente, des gens qui s'habillent selon leur envie et sans crainte aucune. Pas en France... "Si je sors le soir, que personne ne peut me raccompagner : je vais mettre un pantalon et pas une jupe. Mais à Berlin, je peux bien plus être qui je suis."
Précision drôle et malheureuse au passage : "De toute façon, même si on sort en anorak, on se fait quand même harceler..." L'occasion de faire un rappel utile : "Les femmes harcelées, c'est tous les âges, toutes les couleurs de peau, toutes les morphologies, tous les habits. Tout le monde est concerné."
Même si on sort en anorak, on se fait quand même harceler.
Tout aussi malheureux sont les quelques témoignages qu'elle reçoit généralisant un comportement à toute une population : "Il y a des commentaires sous CHAQUE témoignage demandant si l'agresseur est arabe... Où est l'intérêt ? Si demain, on prouve que tous les violeurs sont des blancs de Meurthe-et-Moselle, qu'est-ce que ça changera ?" Elle n'y voit qu'une manoeuvre grossière pour minimiser le sujet du harcèlement de rue et passer à côté des témoignages. Et précise que l'homme du parking en 2012, "c'était un blanc".
Aux armes, citoyennes
Cette vague de témoignages est déjà suivie d'effets. Sous chacun d'entre eux, des commentaires par dizaines sont présents pour soutenir, pour rapporter une expérience similaire, pour donner des conseils juridiques... et pour se confier, oser réagir, et ne plus se sentir seule. "J'avais fait un sondage destiné aux filles abonnées à mon compte personnel. Ce sondage disait qu'elles étaient 95% à avoir subi ça."
Quant aux messieurs, ceux qui répondent aux témoignages sont le plus souvent médusés. Ils ne pensaient pas que le phénomène était aussi répandu, ni aussi violent. "J'espère que cette prise de conscience les incitera à prendre la parole, et à défendre la victime s'ils sont témoins." Emanouela nous rappelle qu'eux aussi peuvent être harcelés. Un garçon homosexuel lui a d'ailleurs écrit : les injures homophobes, c'est aussi une agression. Et les lesbiennes subissent une "double peine" : leur genre et leur orientation entraînent une fétichisation, comme le montre le témoignage ci-dessous.
Bien sûr, il y a aussi quelques garçons "lourdingues" dans les commentaires, mais elle s'estime épargnée. Les "cailloux dont elle a choisi de remplir son sac à dos", ce sont plutôt les témoignages de trentenaires ou de quadragénaires, entre autres exemples. "C'est assez perturbant. Elles me racontent que ça leur est arrivé quand elles avaient 10 ans. Et que leur mère, ou leur institutrice, n'a pas voulu les croire. Je reçois aussi énormément de témoignages venant de mineures."
Mais elle ne s'arrêtera pas là. Les femmes n'osaient pas (assez) témoigner auparavant. C'est fini, dorénavant : #MeToo a fait changer la honte de camp. Cet élan le prouve bien. Et si vous avez envie d'envoyer votre témoignage à Emanouela, il vous suffit de vous inscrire à Instagram et de l'envoyer par message privé (MP) à disbonjoursalepute. Pour l'instant un peu dépassée par son succès, si l'on ose dire, la militante prévoit de bientôt créer une adresse de messagerie. Elle lui permettra de recevoir les témoignages de celles et ceux ne disposant pas d'un compte Instagram, ou ne sachant pas s'en servir.