TEMOIGNAGES. L'appel au secours des libraires indépendants, "on va voir si on peut tenir jusqu'à Noël"

C'est la Tache noire à Strasbourg (Bas-Rhin) qui a lancé la première un appel à l'aide, et depuis, d'autres librairies indépendantes osent dire qu'elles ne vont pas bien. C'est toute une filière qui est menacée, toute une philosophie de la lecture et de l'achat de livres qui est remise en cause. Paroles de libraires.

Après plusieurs mois d'incertitudes, Eric Schultz a décidé de lancer un appel à l'aide, via les réseaux sociaux pour sauver sa librairie spécialisée dans les polars, la Tache noire. C'était le 3 septembre, après une rentrée littéraire un peu compliquée. Les livres attendus n'étaient pas arrivés à temps, les clients restaient patients mais le libraire commençait à stresser.

Depuis le début de l'année 2023, il payait en retard ses factures, par manque de trésorerie. "On arrive a une situation difficile. C'est compliqué, avec l'inflation, le prix du papier qui augmente, le pouvoir d'achat qui baisse."

Les distributeurs avaient alors bloqué ses comptes, ce qui signifie qu'il ne pouvait plus commander de nouveaux livres tant que cette facture n'était pas réglée. "Les distributeurs cherchent à réaliser des économies et ils ont supprimé des postes. Donc l'information circule mal, et nos comptes restaient bloqués même quand j'avais tout payé." De quoi expliquer ces retards de livraison.

Des nouveautés en retard

"Les éditeurs ne pouvaient plus me livrer, et je m'en suis rendu compte tardivement. Alors à chaque fois, il faut passer des coups de fil à tout le monde, pour demander à être livré. Pour simplement demander à vendre des livres, à faire notre métier pour renflouer nos caisses. Ce serait cocasse si ce n'était pas compliqué pour nous financièrement.

C'est ainsi que le dernier Fred Vargas est arrivé avec 15 jours de retard. Ce n'est pas possible pour un libraire, du coup les clients vont voir ailleurs, et je les comprends. A chaque fois que je reçois une livraison, je découvre tous les livres qui manquent, c'est rageant.

Là où j'ai vraiment été très en colère, c'est quand j'ai vu qu'ils ne me livraient pas La mariée de corail, de Roxane Bouchard. Alors là, j'ai appelé tout de suite l'éditeur. C'est le deuxième roman d'une auteure québécoise que j'ai fait découvrir aux Strasbourgeois et qui plaît énormément. Les gens me demandent tous les jours quand elle arrivera. C'est désespérant !"

Des lecteurs au grand cœur

Malgré tout, les lecteurs sont patients, et reviennent plus tard. La solidarité a fonctionné.

"Les gens sont venus très vite nous voir après notre appel, ça a été assez fou et assez émouvant, parce que certains étaient des habitués, d'autres ne nous connaissaient pas, on a senti un vrai attachement à la librairie et aux libraires indépendants en général. Il y a même des auteurs aux Etats-Unis, au Canada, au Chili, qui ont relayé l'appel dans leurs réseaux. C'est bouleversant, je vais le dire comme ça, parce que certains nous font des gros dons via la plateforme de financement participatif.

Certains éditeurs locaux et nationaux proposent des contreparties dans cette campagne pour nous aider à franchir le cap. Et même des étudiants viennent verser 1 ou 2 euros, malgré leurs faibles revenus, parce que c'est un lieu qui est devenu important pour eux. Et c'est une grosse responsabilité aussi. La campagne durera jusqu'au 23 octobre."

Si la Tache noire arrive à trouver 25 000 euros via cette cagnotte, alors elle aura épuré son passif et elle pourra aller de l'avant. Sinon, elle aura du mal à continuer son activité. "Et à ce moment-là, je crois qu'on se pose d'autres questions."

L'oiseau rare perd des plumes

Un peu plus loin sur les quais, c'est à l'Oiseau rare d'ouvrir le bec une librairie féministe qui fait aussi galerie et café. Pour Morgane Albisser, "la situation est de plus en plus compliquée mais les gens n'ont pas l'air de s'en rendre compte."

"On rentre ici et c'est beau, les œuvres de ma sœur plaisent. Mais depuis plusieurs mois, une seule de nous deux touche un salaire. Et en discutant avec les libraires proches de chez nous, on se rend compte que pour eux c'est pareil, notamment pour ceux qui ont moins de 10 ans d'existence

Il y a l'implantation récente, mais aussi les deux ans de covid. Et ici, on a eu encore les deux ans et demi de chantier quai des bateliers. Et les gens réduisent leurs dépenses au minimum.

Là, il faut qu'on arrive à survivre jusqu'à Noël, la fin d'année nous donnera peut-être un coup de pouce pour recommencer l'année autrement. Mais pour l'instant, c'est un serpent qui se mange la queue. Plus ça se complique, plus on creuse notre déficit.

Alors quand on a vu l'appel de la Tache noire, on a attendu un peu pour réagir à notre tour. Si les 3/4 des gens qui achètent sur Amazon ou dans des grandes librairies qui n'ont pas besoin d'un client pour survivre, venaient chez nous, les indépendants, ça changerait beaucoup de choses."

Mais même sans aller jusque-là, si déjà les gens qui veulent acheter un livre traversent la ville pour venir nous voir ou le confrère d'à-côté plutôt que d'aller à la Fnac, ce sera déjà bien. Voire même, anticiper leurs achats de Noël. On a fait cet appel à notre tour, pour qu'on ne nous oublie pas."

Il y a 27 librairies indépendantes à Strasbourg. La librairie le Tigre a aussi relayé l'appel de l'Oiseau rare. Et la toute jeune Obscurae librairie de l'Etrange a mis son grain de sel pour rappeler qu'en 2024, Strasbourg sera la capitale mondiale du livre UNESCO et demander qu'à ce titre elle "soutienne enfin ses librairies, au moins moralement".

Y aura-t-il une place pour les nombreux petits libraires indépendants strasbourgeois dans cette grande fête du livre et de la lecture ?