Parce que quand on a un toit au-dessus de la tête, on a le temps pour les projets. C'est un peu la devise de l'association l'Îlot à Strasbourg qui propose des chambres sans condition à quelques personnes sans domicile fixe aux parcours chahutés. Un foyer sans condition d'accueil, où même les chiens sont les bienvenus. Le temps d'un rebond, le temps nécessaire.
C'est un lieu d'accueil sans réserve, sans restriction pour les personnes sans abri. Des hommes et des femmes y sont hébergés avec leurs animaux, avec leurs addictions et avec tout leur parcours chaotique. Sept chambres et des espaces communs sont à leur disposition depuis 2018. Et les membres de l'association l'îlot les accompagnent au quotidien dans les activités et dans leurs projets.
Car le logement est la première étape vers l'apaisement. Et l'apaisement permet la réflexion et la projection.
Voici trois bonnes raisons de prendre le temps de s'arrêter sur l'"Escale à l'Îlot", un documentaire tout en témoignages de Gautier Gumpper et Pierre Toussaint, en lien ici.
1. Pour mettre des histoires et des noms sur des visages que l'on croise
C'est la force de ce documentaire. On ne fait pas qu'y croiser des SDF, des sans-abri, des punks à chiens ou des clochards, au hasard des rues. On prend le temps d'y rencontrer des hommes et des femmes qui ont un vécu cabossé. On prend le temps d'écouter les aléas de leurs vies. On touche du doigt leur implacable réalité.
Car les vies de Jonathan, de Lucie et de Fabrice ne sont pas de longs fleuves tranquilles. Ils ont connu la violence, l'abandon, les foyers et les addictions. Ils ont été accueillis, mais rejetés. Aidés, mais avec contreparties. Ils ont choisi la rue. Dur à comprendre, mais tellement logique quand ce sont eux qui l'expliquent.
Jonathan, par exemple, jeune homme à la nervosité à fleur de peau. Il est conscient qu'il doit sa survie à la présence affectueuse et sécurisante de ses chiens. Il s'illumine dès qu'il parle d'eux et change sa voix quand il s'adresse à eux, à l'affût de leur bien-être. En aucun cas, il imaginait s'installer quelque part sans eux. Et jusque-là, aucun foyer ne le tolérait.
Fabrice, lui, sait pourquoi il fait la manche. Il fabrique bien de petits objets en bois, qu'il tente parfois de vendre, sans y parvenir réellement. "J'arrive pas à vendre" explique-t-il "à chaque fois que je voyais quelqu'un à qui ça plaisait, je le donnais". Sa philosophie de vie, hors système, s'éclaire lorsqu'il évoque la dure vie de ses parents. C'est le philosophe de l'Îlot.
Quant à Lucie, encore toute jeune femme, parée de ses cheveux dressés et de ses tatouages, elle cache ses blessures et sa vision de la vie derrière son apparence qui met les gens à distance.
2. Pour faire la différence entre héberger et accueillir
Pour les déshérités de la vie, le système parle d'hébergement. Mettre un toit, mettre à l'abri. C'est pratique, concret, efficace. L'association l'Îlot par opposition se revendique du "logement d'abord". Elle considère le droit au logement comme un droit fondamental. Pourtant, elle estime également que ce droit primordial doit s'accompagner des notions de copartage et de cogérance. Pour prendre en compte les personnes et pas seulement leurs besoins impératifs. Et surtout que ce droit, comme le disent les textes, soit inconditionnel.
Léna, membre de l'association, intervenante sociale, l'exprime ainsi [le logement] "c'est un socle de stabilité qui permet de se projeter. Quand tu es logé, tu as une grande partie de tes besoins primaires qui est facilitée par le fait que tu as un toit au-dessus de toi. Si j'ai besoin de moins de temps pour savoir où je dors le soir, pour me doucher, me nourrir, me vêtir ; si tout ça se rassemble au même endroit, tu fais tout plus facilement et tu as du temps pour repenser ton parcours, réorganiser ta vie."
C'est ainsi qu'au fil des jours, les bénévoles et les salariés de l'association peuvent accompagner les résidents dans leur apaisement puis dans un second temps, dans leurs projets. "Ce ne sont pas des étapes, mais un schéma des possibles qui s'ouvre à toi, à partir du moment où tu as un toit, où tu n'as plus à survivre. Tu as du temps pour vivre." Et respirer.
Lucie est la plus jeune colocataire de l'Îlot. Elle constate l'aide que l'association lui a apporté. "Depuis que je suis venue à l'Îlot, ça se passe tellement bien. La bienveillance. Je suis la petite sœur de la coloc. Il n'y a jamais de manque de respect. Qu'on nous sonne la possibilité d'être chez nous, ça nous permet de dire, tu as un endroit où tu es le bienvenu. C'est la possibilité d'agir pour toi et ton logement."
Un changement radical par rapport à sa vie d'avant : "Quand tu es à la rue, il faut faire des démarches et si tu ne vas pas à tous les rendez-vous, tu n'es pas prioritaire ; ils se disent que tu t'en fous et c'est un engrenage. Ici, c'est l'inverse, plus t'es loin, plus on t'accompagne. Quand tu as été isolée de l'administration depuis longtemps, c'est un truc qui fait du bien".
3. Pour redéfinir l'assistance et appliquer les codes
Eve Chrétien met les points sur les i." À l'Îlot, on est avec des gens qui de base avaient des difficultés depuis l'enfance. Des parents violents, absents, parce que l'ASE, parce que tout un tas de raisons. Ce sont des gens qui ont dit, moi le système, il ne me convient pas alors que juste au départ, on n'a pas compris leurs difficultés, on ne s'y est pas adapté. On fait peser le fait d'être exclu sur des personnes qui sont exclues. On leur refuse ce que nous, on a eu".
Car la société considère ces personnes comme des assistées, mais si on y réfléchit bien, nous avons tous été assistés à un moment de notre vie. Eve Chrétien poursuit " tous les gens qui se débrouillent dans la société, ce sont des gens qui ont été extrêmement assistés. J'ai eu des parents qui m'ont laissé faire ma crise d'ado, qui m'ont payé trois ans de fac pour rien en me payant un appart. L'État aussi m'a aidé à financer mes études en Belgique. Les gens ici n'ont pas eu cette assistance et on leur reproche toutes les lacunes que ça crée. C'est horrible et hyper injuste".
Enfin, les textes évoquent un accueil inconditionnel pour les plus démunis. Mais la réalité en est très éloignée. C'est toujours Eve qui décrit le principe : "pour être accueilli ailleurs, il y a une liste de ce qu'ils ne doivent pas faire : drogue, violence, animaux. Tout ça, c'est interdit, mais dans le code d'action sociale et des familles, c'est marqué que l'accueil est inconditionnel. L'accueil est inconditionnel, sauf si… C'est la plus grande arnaque de toute la rhétorique".
Alors Lucie, Fabrice ou Jo sont accueillis à l'Îot, avec leurs chiens, leurs chats et leurs bagages. Le temps pour eux de se reconstruire et de repartir vers d'autres chemins, laissant leurs chambres accueillir d'autres hôtes.