Depuis six ans, la radiologue Cécile Bour lutte pour mieux informer les femmes à propos du dépistage du cancer du sein, largement médiatisé à l'occasion d'octobre rose. Selon elle, cette pratique est inutile et entraîne de lourdes conséquences sur la santé des femmes.
Le ton est vif, voire un peu énervé à l'autre bout du fil. En ce début de mois d'octobre pluvieux, ce n'est pas la météo qui agace le plus la radiologue Cécile Bour, mais bien les affiches parées de fuchsia et autre parme qui annoncent le début de la campagne octobre rose. A 59 ans, la praticienne a longtemps officié comme première et seconde lectrice de radiologies lors des opérations de dépistage du cancer du sein. Les années passant, elle a questionné la pratique sans jamais recevoir de réponses satisfaisantes. Passée par Reims avant d'atterrir à Talange près de Metz, Cécile Bour a fini par les trouver, grâce à des études menées au niveau international. Elle les partage désormais grâce à l'association Cancer rose sur son site internet. Entretien.
France 3 : Sur votre site Cancer rose, vous dénoncez les risques sanitaires du dépistage de masse.
Pouvez-vous nous les expliquer ?
Non, ce n'est pas le seul. Les trois effets adverses au dépistage sont le surdiagnostic, les fausses alertes et l'exposition aux radiations. Ces trois effets indésirables, quand on les met bout-à-bout, dépassent largement le potentiel bénéfice très hypothétique qu'on peut en retirer.
C'est un concept contrintuitif, mais c'est une réalité comptable. C'est-à-dire que lorsque vous comparez des groupes de femmes dépistées avec des groupes de femmes non dépistées, vous trouvez un excédent de cancers chez les femmes dépistées. C'est-à-dire qu'il y a plus de cancers dépistés, tout ça pour une survie identique.
C'est l'expérience d'Oslo en 2008 qui l'a démontrée. Un groupe de chercheurs en charge de l'étude a pris un groupe de femmes dépistées tous les deux ans et un groupe de femmes examinées au bout des six ans seulement. Elles avaient le même âge et des profils physiologiques identiques. On s'est rendu compte que pour une survie similaire, chez les femmes régulièrement dépistées, on obtenait au moins 20% de cancers en plus que chez les femmes non dépistées. Si toute lésion cancéreuse du sein est amenée fatalement à évoluer vers un cancer clinique, on aurait dû avoir les mêmes taux de malades dans les deux populations au bout des six ans. Or cela ne se produit pas. Il y a une survie identique, mais il y a plus de cancers chez les femmes diagnostiquées. Cela veut dire que certains cancers ne s'expriment pas, voire même qu'ils régressent. C'est ce qui est contrintuitif. Beaucoup de recherches ont démontré que oui, il y a effectivement des cancers latents, des cancers agressifs et des cancers qui s'en vont et ne parlent pas.
Mais la concrétisation du surdiagnostic c'est quoi ? C'est le surtraitement, l'ablation du sein ! Ce sont des radiothérapies, des hormonothérapies ! Quand on dit aux femmes que ce ne sont des traitements qu'à minima, je m'en moque que ce soit à minima ! C'est un traitement ! L'enjeux n'est pas de donner un petit traitement aux femmes versus un gros traitement. L'enjeu est de ne pas donner de traitement à des femmes qui n'auraient jamais dû tomber dans un parcours de malade parce qu'elles ne sont pas malades ! Tout le monde a des cellules cancéreuses, mais on a une immunité qui en vient à bout. Si vous avez un dépistage qui vous scrute tous les deux ans, tous les ans ou tous les six mois, on va toujours vous détecter quelque chose. Mais ce sont des diagnostics inutiles.
C'est ça la conséquence du surdiagnostic : Je vais avoir un sein en moins, je vais être mutilée, subir une radiothérapie qui n'est pas anodine, ou une chimio ou une hormonothérapie, qui me coupe les règles, provoque une ménopause précoce.
Il n'existe pas un moyen de s'en rendre compte ?
Non. Une fois que c'est vu, nous, radiologues, nous ne sommes que des imageurs. C'est bien cela qu'il faut comprendre. La mammographie, c'est un selfie du sein. C'est une image le jour J. Donc une fois que nous voyons une lésion, nous ne la ratons pas. Nous traitons tout, parce qu'on ne sait pas prévoir l'évolution.
Ce qui nous mène au deuxième écueil : la fausse alerte, c'est la suspiscion d'un cancer qui ne se confirmera pas par des examens complémentaires. En mammographie, on nous demande de voir des images de plus en plus petites. Plus l'image est petite, moins elle est typique. Parfois, on retient des mammographies, on les met en positif alors que ce sont des fausses alertes. Ce sont des petits kystes, des petits ganglions… la femme rentre dans un parcours de suivi. Il faut prescrire des examens complémentaires, reconvoquer la patiente, on la revoit dans six mois, dans un an, on lui fait des biopsies… Ces examens et ces biopsies ne sont pas anodines et laissent les femmes dans un état de stress et d'angoisse inimaginable. Psychologiquement, on met dans la tête des femmes l'idée qu'elles sont des précancéreuses potentielles.
En plus, tous ces examens coûtent énormément d'argent à la Sécurité sociale, est ce que ce cout est aussi un argument dans votre sens?
Mais oui ! C'est un argument qu'on amène assez peu et très rarement sur notre site parce qu'en France, c'est absolument tabou ! "La santé vaut de l'or, on ne compte pas"… mais dans d'autres pays comme le Royaume-Uni, les contestataires du dépistage mettent cet argument en avant : ils soulignent que c'est un problème, un fardeau économique… cet argent, on pourrait l'utiliser dans des Ehpad, payer des infirmières pour qu'elles s'occupent des personnes âgées par exemple. Ce serait beaucoup utile !
Ce n'est pas dire qu'il ne faut pas investir pour la santé, mais que cet argent serait mieux investi dans des campagnes d'information?
Ce qu'il faut comprendre, c'est que le dépistage n'est pas de la prévention. C'est la traque de la lésion. Ne pas fumer par exemple, c'est de la prévention du cancer du poumon. Le problème c'est que pour le sein, on n'a pas un seul facteur de risques direct. Mais les vraies campagnes de prévention qu'il faudrait donner aux femmes, ce sont des campagnes de prévention toutes simples : ne pas fumer, picoler, manger de la graisse ou être sédentaire, même si cela vaut pour tout. C'est tout bête, c'est basique, mais c'est de la prévention.
Il n'existe pas de facteurs de risques directement reliés au cancer du sein comme tabac et poumon. Si vous me demandez mon avis, il faut arrêter le dépistage. Complètement l'arrêter. Je participais à un congrès à Nice en visoconférence la semaine dernière, où j'ai montré comment les brochures étaient réalisées à l'étranger. En Chine, au Royaume-Uni, même la Belgique le fait… ce sont des brochures explicatives où on vous explique la balance bénéfice/risque (voir photo ci-dessous).
Quand on vous dit qu'il y a 20% de réduction de mortalité, vous comprenez qu'il y a 20 femmes sur 100 dépistées en moins qui meurent d'un cancer du sein ? C'est normal. En fait, ce n'est pas cela : c'est une réduction du risque relatif. On va faire un peu de mathématiques, mais rien de bien méchant. D'un côté, vous avez un groupe de 2.000 femmes qui sont dépistées tous les deux ans pendant dix ans, avec quatre décès. De l'autre, 2.000 femmes non dépistées pendant dix ans, avec cinq décès. Mathématiquement, vous avez donc bien une réduction de 20%, en pourcentage, mais en vraie vie, ça fait quoi ? Ça fait une femme dont la vie n'est pas sauvée, mais qui est prolongée grâce au dépistage. Quand vous prenez les effets adverses dus au surtraitement, vous avez au moins une femme qui va décéder des effets secondaires du traitement. La balance concernant la mortalité devient donc nulle. Le décès évité est contrebalancé négativement par au moins une femme qui va mourir des suites d'une embolie pulmonaire ou d'une complication chirurgicale, d'une phlébite…
Quand vous expliquez cette balance, comment réagissent vos patientes ?
Les trois quarts du temps, elles comprennent très bien et sont un peu échaudées par rapport à ce dépistage. Elles se demandent pourquoi on ne les prévient pas. Dans le cas d'un médicament, on donne les effets secondaires. Certaines me répondent : "Oui mais moi, j'ai ma mère et ma tante qui ont eu un cancer, j'ai trop peur." Il n'y a pas de problème. Je ne peux plus dire à ces femmes-là de ne pas le faire. Je leur dis d'accord, nous allons faire ce dépistage, mais vous le ferez en connaissance de cause. Les femmes ont revendiqué qu'elles aient leur corps en main. En santé, cela ne peut passer que par une seule chose : qu'elles aient une information claire et complète.
Concernant les femmes à haut risque, c'est un autre sujet. Il leur faut un suivi particulier, mais pas mammographique car ce sont des femmes qui sont aussi à risque pour les radiations et les rayons x. C'est d'ailleurs le troisième écueil du dépistage : les radiations. Il existe des lésions de l'ADN à force de pratiquer des mammographies répétées. Mais là encore, ce n'est pas tant le problème des mammographies, mais du surdiagnostic et du surtraitement. Les femmes qui ont une lésion découverte vont systématiquement subir une opération et une radiothérapie, alors que la radiothérapie a des effets secondaires. Tout cela n'est pas dit. Mais c'est là que nous ne sommes pas du tout d'accord avec l'institut du cancer : ils parlent sur le bout des lèvres du surdiagnostic, d'un pourcentage de 10%, un chiffre complètement obsolète. On pense même que c'est 50%, qu'un cancer sur deux serait un surdiagnostic.
Que faudrait-il faire alors?
Personnellement, je suis pour l'arrêt du dépistage. Mais au minimum, puisqu'il est interdit d'interdire, et je suis d'accord avec cela, il faut que les femmes aient cet apport informatif sur le dépistage. On ne peut pas leur promettre de moins mourir du cancer. On ne peut pas leur promettre de subir un traitement plus léger. En revanche, on doit leur dire qu'elles risquent de tomber dans une maladie qu'elles n'auraient jamais connue sans le dépistage.
Comment vous est venue l'idée de fonder l'association Cancer rose ?
J'étais très jeune, quand les opérations de dépistage ont été lancées, j'avais 30 ans. A l'époque, je me disais que c'était un dispositif génial pour les femmes. J'ai donc officié en tant que première et deuxième lectrice de dépistage. Nous avions souvent des réunions de deuxième lecteur, durant lesquelles nous donnions les résultats des statistiques. À mes yeux, elles n'étaient pas pharamineuses. Je pensais que nous allions découvrir beaucoup de cancers, les rattraper et faire diminuer le nombre de cancers graves.
Ce que j'ai subodoré sur le terrain s'est manifesté durant les années 2000, au moment de la fondation de la Cochrane, un réseau non lucratif de chercheurs indépendants, qui a publié sa méta-analyse. A ce moment-là, je me suis dit qu'il y avait vraiment un loup dans le bois, qu'il fallait en parler. Quand j'ai abordé le sujet à l'occasion d'une réunion de deuxième lecteur, je me suis faite envoyer sur les roses. Le président m'avait répondu : "C'est parce qu'il faut inciter plus, la participation est trop faible, si les femmes participaient plus, cela irait mieux."
Je me suis tue, pensant qu'il avait raison, et j'ai continué mon activité. Mais à partir des années 2000, on voyait bien que beaucoup d'études internationales sortaient et que la contestation était de plus en plus puissante. Elles montraient que le dépistage à tout-va n'était pas efficace et surtout, qu'il existait des effets indésirables qu'on n'avait pas vus. Le terme de surdiagnostic est apparu, c'était tout à fait nouveau, on se demandait ce que c'était.
Comment avez-vous réagi ?
Au départ, la seule chose que je voulais, c'était élaborer une plaquette d'information pour les femmes. L'idée était de glisser, avec la convocation pour le dépistage, un feuillet expliquant de bien réfléchir avant de se faire dépister. Comme je me suis retrouvée face à une fin de non-recevoir, je me suis inscrite au Formindep, un collectif de médecins et de non médecins, qui militent pour la formation et l'information des médecins indépendante de l'industrie pharmaceutique.
Je me suis rapprochée du Formindep où j'ai rencontré des personnes qui pensaient comme moi. J'ai donc voulu créer un site d'information, Cancer rose. Il a beaucoup évolué car il a été hacké deux fois. Nous nous sommes améliorés, professionnalisés et on est devenu une véritable association. Tous les jours, des femmes me demandent de l'aide, des brochures ou de répondre à leurs questions. Cela a fait un effet boule de neige. Depuis peu, un statisticien a intégré cancer rose et nous a aidé pour notre étude sur les mastectomies en France, ainsi qu'une toxicologue.
Depuis cinq ans, nous prenons de l'ampleur. Nous avons été récemment invités à des congrès, dont un à Copenhague (Danemark). On communique beaucoup avec des pays étrangers, mais en France, ce n'est pas encore le cas.
Selon vous, qu'est-ce qui bloque en France ?
Sans vouloir charger la mule, il y a une lourde responsabilité des médias. Ensuite, et ce n'est pas complotiste de le dire, il y a de toute évidence un "lobby rose". Il faut ouvrir les yeux ! Regardez tous les sponsors qu'il y a à chaque campagne, qui ont tout intérêt à faire tourner le marché rose en vendant des produits labélisés roses. Ce n'est pas pour les femmes malades ! Ça leur rapporte de l'argent. Ils vendent beaucoup plus de produits durant cette période-là, avec un tout petit peu de reversion à la cause ou à la recherche, sans qu'on ne sache vraiment quelles sont les retombées ou les avancées que cela a généré.
Enfin, du côté des médecins, je pense que certains y croient. Ils y croient parce qu'ils ont bâti toute leur carrière dessus. Les intérêts ne sont pas seulement financiers : il y a aussi des égos, des liens universitaires avec des personnes qui ont animé des congrès et des publications là-dessus, qui n'ont pas forcément envie de voir leur micro-monde s'effondrer. Concernant les autorités sanitaires, c'est pour ne pas perdre la face ! On a tellement enfoncé dans le crâne des femmes "faîtes-vous dépister", "on vous sauve la vie", "c'est un dispositif de santé publique utile", "on est des philantropes" et d'un coup, il faudrait dire aux femmes que l'on s'est trompé… elles n'y arrivent pas. De manière assez timide, le site de l'Inca commence à introduire sur sa page d'accueil des notions de surdiagnostics, mais de manière très minimisée. Au départ, les autorités sanitaires l'ont complètement refusé. Maintenant, ils voient sous la pression internationale qu'il faut quand même en parler, mais ils minimisent, sans jamais parler de surtraitement. Alors ça avance, mais à pas de fourmi, alors que cela devrait avancer à pas de géants !
Le docteur Cutuli que nous avons interrogé la semaine dernière, et d'autres d'ailleurs, affirment que si le dépistage ne fonctionne pas bien, c'est qu'il faudrait qu'il soit plus ciblé, mais qu'en attendant, il faut qu'il soit le plus large possible pour être efficace…
C'est le discours classique. On préfère avoir des femmes amputées d'un sein, au moins dix, pour une femme sauvée. Dans ce genre de discours, on conçoit que la femme sauvée doive dire merci aux 210 malheureuses qui vont avoir une fausse alerte, un cancer radioinduit et un surdiagnostic pour rien.
Les défenseurs de ce genre de discours trouvent qu'éthiquement, il est justifié d'avoir un hypothétique espoir de sauver une personne pour exposer 210 personnes dans une situation dramatique. Tant pis donc, pour celles qui vivront un drame familial, personnel, professionnel, économique et physique épouvantable. Tant pis si on caresse l'espoir d'en sauver une. Je trouve cela infernal.
Si on vous annonce que vous allez perdre un sein, je doute que vous vous disiez "oh ce n'est pas grave puisque sur dix ans, sur 2.000 femmes, il y en a une qui a été sauvée". Vous accepteriez ça ? Personnellement, non. A moins que l'on m'en informe avant. Après avoir averti une patiente, elle m'a répondu qu'elle souhaitait l'accepter. Dans ce cas-là, ok, mais en connaissance de cause. À l'inverse, je pense que beaucoup de femmes ne l'accepteraient pas.
Un autre point que les spécialistes relèvent, c'est que le dépistage est généralisé dans certains pays et que cela fonctionne.
Il existe là encore plusieurs études qui vont à l'encontre de cet argument. Par exemple, celle menée par M. Autier qui étudie les Pays-Bas, où il y a 80% de participation. Le constat est le même : surdiagnostic massif, une différence non significative de mortalité par cancer du sein et aucun retentissement sur la mortalité globale.
Aux Etats-Unis également, une étude prouve sur 16 millions de femmes que plus vous augmentez la pénétrance du dépistage au sein des populations, plus vous augmentez le surdiagnostic. En revanche, il n'y a aucun changement sur le taux des cancers graves, qui lui ne baisse pas. Il n'y a pas non plus de changement sur la mortalité.