Rund Um. A Mulhouse, le musée des Beaux-Arts propose une exposition sur quatre peintres haut-rhinois du 20e siècle. Des artistes relativement méconnus, ou oubliés, qui valent grandement la peine qu'on les redécouvre.
Il y a le Mulhousien Robert Breitwieser, l'Altkirchois Léon Lehmann (1873-1953), le natif de Morschwiller-le-bas Alfred Giess (1901-1973), et le Thannois Charles Walch (1896-1948). Ces quatre Haut-Rhinois ont consacré leur vie à leur art. Et connu la célébrité bien au-delà des frontières régionales.
"Il ne s'agit nullement de peintres régionalistes" précise Lionel Pinero, co-commissaire de l'exposition "Regards sur les collections, Artistes alsaciens 1910-1960" proposée par le musée des Beaux-Arts de Mulhouse. "Ils ont en commun d'avoir tous été en contact avec la scène d'avant-garde parisienne du début du 20e siècle, qui connaît une émulation artistique sans précédents. Avec des influences fauvistes, cubistes, impressionnistes qu'on va retrouver dans leurs œuvres."
Autres points communs : excepté Léon Lehmann, d'un quart de siècle plus âgé, les trois autres sont de la même génération. Et tous "ont vécu à Paris, fait carrière à Paris, ont eu une reconnaissance parisienne officielle." Tout en restant "toujours très attachés à leur région d'origine."
Pour le musée, cette exposition est aussi une belle manière de valoriser son fonds propre dont, faute de place, les 9/10e dorment dans les réserves. "La plupart de nos collections ne sont pas présentées au public, et nous possédons un fonds très important d'œuvres du 20e siècle" ajoute Lionel Pinero.
Avec sa co-commissaire et responsable du musée, Chloé Tuboeuf, ils ont donc sélectionné les œuvres les plus emblématiques de quatre peintres d'origine alsacienne dont le musée "avait un fonds constitutif assez important."
L'exposition présente un artiste par salle, à chaque fois avec une photo, quelques notes biographiques et une dizaine d'œuvres significatives. L'objectif n'est pas de submerger le visiteur, mais de lui permettre de saisir, en quelques tableaux, la personnalité et la spécificité artistique de chaque peintre.
Robert Breitwieser, le franco-allemand
Né et mort à Mulhouse, Robert Breitwieser est inclassable. Durant toute sa carrière, il ne cesse de renouveler son art. Il se forme à l'Académie des Beaux-Arts de Stuttgart (Bade-Wurtemberg), étudie à Munich (Bavière) et à Paris, et séjourne régulièrement dans différentes villes allemandes et suisses.
En début de carrière, il est influencé par l'expressionnisme allemand, et côtoie à Munich le groupe artistique du Blaue Reiter (le Cavalier bleu), dont les membres s'appellent Vassily Kandinsky, August Macke ou Paul Klee. Il est aussi l'ami d'écrivains, de musiciens, dont Richard Strauss, et de poètes comme Jean-Paul de Dadelsen, et son compatriote sundgauvien, Nathan Katz.
Les portraits présentés par le musée des Beaux-Arts de Mulhouse témoignent de sa recherche incessante de nouvelles voies artistiques. Non loin du portrait de sa femme Suzanne, de style expressionniste, celui du musicien Alexandre-Henri Meyer, de 1930, est clairement impressionniste.
"Breitwieser est issu d'une famille de musiciens" explique Jean-Marc Fritsch, guide à Mulhouse. "Pour lui, les couleurs et les sons sont si essentiels qu'ils ne peuvent se traduire en mots. Et on retrouve de la musicalité dans son art." Musicalité que son modèle Alexandre-Henri Meyer a perçue, au point de s'inspirer d'un autre de ses tableaux pour composer une symphonie.
Un autre portrait exécuté par Robert Breitwieser utilise la technique au couteau. Et celui du docteur Wetzel de Munster, "qui l'a beaucoup soutenu et lui a donné beaucoup d'argent" s'apparente à une aquarelle.
Dès la fin des années 1920, Robert Breitwieser s'installe à Paris, mais garde son atelier d'été à Mulhouse. Il fait de longs séjours dans plusieurs villes de France, devient membre de l'Institut de France, de l'Académie des Beaux-Arts et de la Société des artistes indépendants. Et meurt le 11 mai 1975 dans sa ville natale.
Léon Lehmann, le peintre de la texture
Le Sundgauvien Léon Lehmann entre à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris dès la fin du 19e siècle, grâce à l'influence de son compatriote Jean-Jacques Henner. Il fréquente Henri Matisse et Georges Rouault, et découvre plusieurs courants artistiques.
Ses premières natures mortes révèlent une nette influence de Cézanne, mais bientôt, il développe un style très personnel. Les trois natures mortes aux pommes présentées dans l'exposition montrent bien l'évolution de son travail. Sur la dernière, "il y a beaucoup plus de matière, on voit à quel point il crée de l'épaisseur" explique Jean-Marc Fritsch.
Cette texture, épaisse ou lissée au couteau, ainsi que des tonalités sombres, laissant paraître un subtil jeu de lumière, caractérisent la majeure partie de l'œuvre de l'artiste Altkirchois.
Envoyé au front durant la Première guerre mondiale, Léon Lehmann en revient en 1917, gravement malade. Il peint alors l'une de ses toiles les plus remarquables, "l'Invalide de guerre". Un portrait à forte charge émotionnelle "qui attire les visiteurs" selon Jean-Marc Fritsch. "En le regardant, on voit que cet homme ne va pas bien. Qu'il est malade psychiquement et physiquement. Le peintre montre sa maladie à travers la matière (…) On le perçoit très bien."
Dans les années 1920, Lehmann s'installe à Paris, hébergé durant plusieurs années par son ami Rouault. Des galeries l'exposent. Ses paysages, formes disloquées et lignes étirées, finissent par frôler l'abstraction. Deux tableaux de l'exposition ont été peints à Altkirch, "mais les visiteurs ne reconnaissent pas les lieux" s'amuse Jean-Marc Fritsch. Scènes hivernales comme estivales, l'ambiance reste toujours dans ce clair-obscur laissant émerger une clarté discrète.
Après plusieurs séjours dans diverses villes françaises, Léon Lehmann revient en 1946 dans sa commune natale où il s'éteint le 2 novembre 1953. Ses œuvres sont visibles dans plusieurs musées de France, mais également ailleurs en Europe ainsi qu'aux Etats-Unis. Et sept de ses toiles sont conservées au Vatican.
Alfred Giess, Grand prix de Rome
Après un apprentissage dans un atelier d'impression sur étoffes, à Mulhouse, et des cours du soir à l'école de la SIM (Société industrielle de Mulhouse), Alfred Giess abandonne le dessin industriel pour une formation artistique à l'école des Beaux-Arts de Paris. Dès 1929, il obtient le Grand prix de Rome, "qui lui ouvre de nombreuses portes" précise Jean-Marc Fritsch.
Rapidement reconnu par ses pairs, il préside le jury du Salon des artistes français en 1937, et devient membre de l'Académie des Beaux-Arts en 1955. Dans les années 1960, il expose à l'international : Munich, Zurich et New York. Très classique et respectueux des genres picturaux, il réussit pourtant à développer un style personnel singulier, très épuré.
Parmi les œuvres présentées dans l'exposition : une étude de nu, restaurée pour l'occasion, des paysages, ainsi que quelques portraits, dont ceux de Jules Spengler, directeur de l'usine Manurhin, et son épouse. Des portraits aux visages très vivants et détaillés, mais au décor extrêmement dépouillé, donnant presque une impression d'inachevé.
Dans son village natal de Morschwiller-le-Bas, l'enfant du pays n'est pas oublié. "L'un de ses tableaux est accroché dans la salle de la mairie. Un autre se trouve dans l'église. Et depuis 1954, notre groupe scolaire porte son nom" liste fièrement Paul Bohler, membre du Cercle d'histoire local. En outre, "plusieurs habitants ont encore des tableaux de Giess chez eux."
Le Cercle d'histoire fait d'ailleurs le maximum pour entretenir la flamme. En 2021, il présentait une œuvre du peintre dans chacun de ses bulletins mensuels. Et en septembre dernier, il lui a consacré une exposition grâce à un prêt de la petite-fille de l'artiste, qui vit en Haute-Saône et possède près de 80 de ses œuvres.
"On pense toujours à lui. Il est important que les gens se souviennent qu'un peintre de sa renommée est né dans le village" estime Paul Bohler. Dès 1957, Alfred Giess devient conservateur du musée Jean-Jacques Henner à Paris. Il décède à Gray (Haute-Saône), le 26 septembre 1973.
Charles Walch, le flamboyant
"En entrant dans la salle qui lui est consacrée, on est presque ébloui par la surabondance de couleurs" s'exclame Jean-Marc Fritsch. Et d'expliquer : "Charles Walch avait une malformation à la naissance (le bras droit atrophié et la jambe droite plus courte), et peindre était son exutoire."
Formé lui aussi à l'école de dessin de la SIM (Société industrielle de Mulhouse), Charles Walch passe ensuite par l'école des Beaux-Arts, puis celle des Arts décoratifs, de Paris, où il s'installe définitivement.
Ses tableaux, dans lesquelles on peut reconnaître l'influence d'un Matisse ou d'un Chagall, font plonger dans un univers onirique, poétique, qui fait des emprunts à la symbolique religieuse. "L'armoire à l'ange" rappelle l'Annonciation à Marie. Dans "Architectes et bâtisseurs", on retrouve une Mère à l'enfant, voire une évocation de la Nativité, ainsi que les attributs des bâtisseurs de cathédrales.
"Récemment une visiteuse m'a dit que ce tableau avait un lien avec l'enfance du peintre" confie Jean-Marc Fritsch. "La femme qui l'a gardé était couturière, ce qui expliquerait la bobine de fil au premier plan." On peut aussi admirer deux de ses dessins préparatoires, jamais exposés jusque là.
Durant les vingt premières années, Charles Walch peine à se faire connaître. Ce n'est qu'à partir de 1937, et l'obtention de la médaille d'or à l'Exposition internationale de Paris, que sa carrière décolle. Il décède en 1948 dans son atelier parisien.
Ces quatre peintres et leurs œuvres sont à découvrir ou redécouvrir dans l'exposition Artistes alsaciens 1910-1960 qui se tiendra jusqu'au 29 janvier prochain au musée des Beaux-Arts de Mulhouse. Et ce samedi 3 décembre à 15h, Jean-Marc Fritsch fera une visite guidée en alsacien.