C'est l'histoire d'une réindustrialisation, celle d'une évolution des métiers mais aussi celle d'un désarroi ouvrier et de ressources moins humaines. Pendant trois ans, la réalisatrice Marie Ka a filmé la transformation des Forges multiséculaires de Bologne (Haute-Marne). Voici trois raisons de voir ce documentaire.
C'est une usine dont le nom résonne bien au-delà de la Haute-Marne, où elle se situe : les Forges de Bologne. Installée sur une boucle de la Marne, les forges sont créées sous le règne de Louis XIV et prennent un premier tournant vers l'aéronautique au début du XXe siècle. Dans les années 2000, elle subit des rachats successifs pour finir en 2014 dans le giron du groupe Lisi. Le groupe lance en 2017 une grande campagne de modernisation de l'usine.
C'est cette phase que Marie Ka a choisi de suivre dans son documentaire "Un beau geste" à voir en replay (plus bas dans l'article). Voici trois bonnes raisons de regarder ce documentaire.
1. Pour la beauté du geste
Celui des hommes qui font la forge. Le geste du forgeron rythmé par le pilon et chauffé par les fours. C'est un peu comme un ballet; les gestes s'enchainent, s'alternent et se succèdent, sans aucun droit à l'erreur. C'est aussi comme un spectacle, où le feu hypnotise celui qui vient l'admirer. Depuis le temps, les forgerons ont appris à le dompter.
Le métier est ancestral, comme l'est la forge ici, à Bologne. Les hommes sont fiers de leur profession, à l'image de celui-là, qui se confie lors d'une pause : "Mon père n'a jamais voulu que je fasse forgeron, à cause de la fumée, de la chaleur et de la merde qu'on respire. Moi, c'est un boulot qui me plait. T'as un lopin carré ou rond, et à la fin t'as une pièce avec plein de bossages ; c'est beau."
Ils savent ce qu'ils font, ils voient ce qu'ils font, ils se savent utiles. Une main-d'œuvre investie. Et un savoir-faire reconnu.
2. Pour voir le changement en mouvement
A la suite des rachats successifs dans les années 2000 par des fonds de pension, les Forges de Bologne perdent de leur prestige. L'argent passe plus dans les poches des actionnaires que dans les investissements. Des erreurs sont commises, du matériel lâche; la période est sombre pour l'usine. Dominique Maldémé, superviseur contrôle l'exprime ainsi : "Quand Lisi est arrivé, tout le monde était content. On a subi plein de choses qui n'allaient pas: des soucis techniques, des clients qui ne nous faisaient plus confiance; on n'avait plus de machine et peu d'argent."
Le groupe décide alors d'une stratégie de redressement, de relance voire d'excellence. Le directeur des Forges de Bologne, Frédéric Balcerzak commence par galvaniser ses troupes : "On manque de rigueur, de respect de certaines règles et ça vaut pour tous, même dans les bureaux. Dix minutes de pause de plus par jour multiplié par 750 collaborateurs sur les 220 jours de l'année, c'est un million d'euros. C'est aussi simple que ça."
Petit à petit, les gestes des hommes sont remplacés par ceux des robots. Et les métiers des hommes se tournent vers la maintenance des robots. Une nouvelle tournure à laquelle les hommes doivent s'adapter. Ce que David, ouvrier, appelle "le forgeron 4.0". Le directeur se félicite : "Aujourd'hui, on a une image positive, alors qu'il y a deux ans, notre image était dégradée. Il faut être polyvalent et réactif. Plus ça va aller, plus on va robotiser, donc ça veut dire une évolution des métiers. C'est une tendance de fond, vraie pour toute l'industrie."
Après les hommes et les machines, c'est au tour du client d'être ciblé. "Un des points clés, lâche un encadrant, c'est de restaurer l'image client." Il s'agit de repartir à la reconquête des clients historiques Airbus et Safran. Ce qui est chose faite et affirmée le 2 mars 2021 lors de la visite de représentants d'Airbus dans les locaux des Forges de Bologne.
3. Pour voir aussi le changement du côté des ouvriers
Il leur est demandé de s'adapter ; ils s'adaptent. Il leur est demandé polyvalence et réactivité, ils passent de dessinateur de pièces à technicien d'atelier. Au lieu de faire de leurs mains, ils s'assurent que les robots s'activent. Mais en faisant cela, ils perdent de vue le sens de leur métier : "Depuis qu'il y a les robots, on travaille tout seul ; avant il y avait un savoir-faire sur la pièce, il y avait un graissage, du feeling. On voyait la pièce et l'état de l'outillage. On gérait le graissage avec le pistolet... Le robot, il ne cherche pas à comprendre; nous on voyait quand un copeau se déposaient sur la pièce, le robot, lui, il ne voit pas ça: ça fait du rebut."
Alors, quand ils réclament une augmentation et se voient opposer une fin de non-recevoir, ils débrayent. Pour la première fois depuis dix ans. Les négociations échouent et le retour au poste se fait sans grande motivation. Moins de sens, pas de reconnaissance. L'un d'eux, qui n'a pas sa langue dans sa poche, l'exprime à voix haute "Démotivés; on a fait grève mais on n'a rien eu; ça n'a pas abouti à quelque chose. Au niveau motivation on n'y est pas. Le métier d'estampeur n'est pas reconnu à sa juste valeur."
Une démotivation qui contraste singulièrement avec la fierté patronale, qui se projette déjà dans l'avenir : celui qui se tiendra dans une usine flambant neuve, à dix kilomètres de Bologne, sur la zone de Chaumont Plein'Est, dans un décor blanc (presque immaculé).
Un avenir présenté aux ouvriers en réalité virtuelle, puis à quelques privilégiés - tirés au sort - le jour de l'inauguration des nouveaux bâtiments de Chaumont le 7 juillet 2021. Un avenir que le grand patron du groupe Lisi, Emmanuel Viellard, venu pour l'occasion, décrit comme "la forge du futur", celle qui peut "atteindre l'excellence", qui "donne perspective et longueur de vue".