Anne-Marie Michel et Danièle Quentin ne décolèrent pas. Leur commune, Soyers, au sud-est de la Haute-Marne, leur réclame 8.500 euros pour les raccorder au réseau d’eau potable. Une facture bien trop élevée pour les deux voisines, l’une retraitée, l’autre sans emploi.
Cette maison à la campagne, loin du tumulte de la ville, c’était le rêve de Patrice Quentin, jeune retraité de l’armée de l’air et de sa femme, Danièle, sans emploi, tous deux originaires de Bourgogne. "Mon mari avait repéré que les maisons étaient moins chères en Haute-Marne, explique Danièle. Il voulait qu’on ait notre maison à nous, nous mettre à l’abri au cas où. Il a fait des recherches sur le site Leboncoin et a eu le coup de cœur pour la ferme du Romont. En quelques semaines l’affaire était conclue".
En 2014, le couple s’installe donc à Soyers. C’est là qu’ils élèveront leurs trois filles, Jade, Gabrielle et Julie, âgées à l’époque de trois, deux et à peine un an. Il y a même suffisamment d’espace pour que Danièle ouvre son petit commerce, une friperie. Elle revend pour trois fois rien des vêtements qui proviennent essentiellement de dons.
La maison est rustique, son confort spartiate, il n'y a même pas d’eau courante. Mais elle est dans leur budget. "La maison est raccordée à une source qui est sur le terrain. Un puits a été creusé, une pompe installée, poursuit Danièle. On a donc de l’eau au robinet, mais elle n’est pas potable, on doit donc la faire bouillir pour l’utiliser en cuisine et s’il pleut, elle est vite saumâtre. Tant que mon mari était en forme, il pouvait entretenir la pompe, la réparer si besoin, ça ne posait pas trop de problème".
"Cette situation n’est plus vivable !"
La voisine de Danièle, Anne-Marie Michel, 75 printemps, a toujours vécu ainsi. Comme ses parents avant elle.
La ferme du Romont appartenait à sa famille avant que sa belle-sœur ne la vende à Danièle et Patrice. "La source et le puits sont au bout du terrain, explique la vieille dame. Pour y accéder, il faut traverser un champ, un petit bois et pousser un couvercle de près de 80 kg. Ce sont mes frères qui s’en occupaient, car il faut entretenir la pompe régulièrement et ça ne s’improvise pas. Moi, je ne peux pas y aller. Je n’arrive même pas à y accéder, c’est trop incliné et je n’y connais rien. A la mort de mes frères, Patrice Quentin a pris le relais. A notre époque, en 2021, cette situation n’est plus vivable !"
D’autant que depuis l’achat de la maison en 2014, la situation a changé. D’abord, il y a eu la sécheresse de 2020. "Nous sommes restées 15 jours sans eau, tonnent en cœur les deux voisines. Et la pompe a subi plusieurs pannes. L’année dernière, ça nous a couté plus de 3000€ entre les réparations et son remplacement". Et surtout, Patrice est mort le 14 janvier 2021.
La mairie estime qu’avec Anne-Marie, on doit prendre en charge la dernière partie des travaux : les canalisations des 970 derniers mètres.
"Il se savait condamné, confie Danièle, la veuve. Après un cancer du poumon, la BPCO (une maladie chronique inflammatoire des bronches, ndlr) l’a vite emporté. Il était très anxieux à l’idée de nous laisser, moi et les filles, dans cette maison sans eau. Il savait que je ne saurais pas m’occuper de la pompe et que la voisine était trop âgée. En août 2020, mon mari a pris les devants. Il a écrit à la mairie de Soyers pour leur demander de raccorder notre maison au service d’eau potable".
La réponse est tombée en mars 2021. "La mairie accepte, mais elle nous demande 8.500€ !, s’étrangle Danièle. Elle estime qu’avec Anne-Marie, on doit prendre en charge la dernière partie des travaux : les canalisations des 970 derniers mètres. Mais je n’ai pas cet argent, je n’ai pas de revenus, je nourris mes filles grâce aux allocations familiales".
50 000 € de travaux
De son côté, la mairie estime avoir fait tout son possible. À la réception du courrier de Patrice Quentin, elle entame les recherches cadastrales, demande des devis et étudie la faisabilité technique avec des spécialistes. "Les travaux qui permettent de raccorder les deux propriétés au château d’eau coûtent 50.000 €, détaille Jacky Mongin, premier adjoint. 80% de la note est prise en charge par des aides publiques. La mairie déboursera 3.000 € qui correspondent aux frais de notaires et à l’indemnisation de sept propriétaires des terrains où il faudra creuser pour enfouir et acheminer les canalisations jusqu’à la ferme du Romont".
Mais les derniers mètres de travaux et les raccordements sont à la charge des propriétaires, c’est comme ça. "Si Mmes Michel et Quentin ne peuvent payer les 8.500 € à deux, elles n’ont qu’à demander des aides sociales. Si elles ne le veulent pas, nous ne ferons pas de travaux. Elles ont choisi de vivre loin du bourg, de s’isoler, poursuit l’élu, il fallait y penser avant ! La commune n’est pas riche.
Nous avons 55 habitants, ce n’est pas à eux de payer. L’argent public communal n’est pas là pour ça.
Par une délibération, prise à l’unanimité en mars dernier, le conseil municipal de Soyers a décidé de ne pas prendre en charge les 8.500 € restant. Cette délibération est aujourd’hui sur le bureau du préfet de Haute-Marne qui la validera, ou non. "La mairie est dans son droit, s’insurge Jacky Mongin. Si notre délibération est validée par la préfecture, c’en sera bien la preuve !"
"En cas de sécheresse, nous n’avons plus une goutte d’eau"
En attendant, Anne-Marie Michel, ancienne éducatrice spécialisée à la retraite, et Danièle qui vit des allocations versées par la CAF et des quelques dizaines d’euros que lui rapportent la vente de fripes, continuent de s’approvisionner en packs d’eau. "On ne peut pas rester comme ça, c’est indigne, injuste, inhumain, se désole Danièle. En cas de sécheresse, nous n’avons pas une goutte d’eau et il faut vite débrancher la pompe pour éviter qu’elle crame comme l’année dernière. Et quand il pleut beaucoup, ce qui arrive souvent en Haute-Marne, l’eau est marron. Dans ce cas, je dois cuisiner et faire ma toilette et celle de mes filles avec de l’eau en bouteille".
"Ca ne peut plus continuer et puis on ne sait pas entretenir cette pompe. Si elle tombe en panne, je ne sais pas ce qu’il faut faire et ce n’est pas ma voisine de 75 ans qui va descendre au fond du puits ! On peut se retrouver sans eau du jour au lendemain". Pour la voisine Anne-Marie, la solution est toute trouvée. "Une grande partie des travaux est subventionnée par les aides publiques. La mairie peut demander une rallonge au lieu de nous demander de sortir cette somme que nous n’avons pas ! Moi je m’en fous, j’ai 75 ans, je n’en ai plus pour très longtemps mais ils ne peuvent pas laisser ma voisine dans cette situation. En plus, elle vient juste de perdre son mari et se retrouve seule avec trois filles d’à peine dix ans. C’est vrai qu’avant on s’en accommodait, mais nos situations personnelles ont changé. La mairie doit le prendre en compte".
Désemparées, les deux femmes ont écrit au sénateur haut-marnais Bruno Sido. "Plus qu’un problème administratif, c’est un problème social", estime-t-il. Touché par leur situation, l’élu espère que le Conseil départemental pourra faire un geste. "Mmes Quentin et Michel vivent des minimas sociaux, elles ne peuvent pas payer ces travaux. Mais la commune de Soyers n’est pas non plus une commune riche".
Le Conseil départemental à la recherche de solutions
"On ne peut pas faire plus, estime en haut lieu le Conseil départemental. Ces travaux seront déjà pris en charge à hauteur de 80 %. On ne peut légalement pas faire plus. Nous n’avons pas le droit d’allouer d’avantage de fonds publics à des fins privés. Ces travaux ne présentent pas d’intérêt collectif. Si elles veulent être raccordées au réseau d’eau, les deux propriétaires doivent trouver une solution pour payer leur reste à charge. Le département a déjà multiplié les études techniques. En trouvant une solution pour passer par d’autres terrains et en indemnisant les propriétaires, nous avons également fait passer l’ensemble de la facture initiale de 110.000 euros à 50.000 euros".
Une telle situation n'est pas un cas unique. Loin de là. Selon l'Unicef, en 2021, "300.000 personnes ne bénéficient toujours pas de raccordement au réseau de distribution d'eau potable en France métropolitaine".