L'Alsace commémore l'Évacuation, qui a eu lieu le 1er septembre 1939, il y a 80 ans. Elle a consisté à déplacer plus de 300.000 Alsaciennes et Alsaciens vers les départements du sud-ouest de la France afin de les protéger et de laisser le champ libre à l'armée, lors de la Seconde Guerre mondiale.
C'était entre le 1er et le 3 septembre 1939. Entre la mobilisation générale des forcées armées françaises (le 1er), et la déclaration de guerre française à l'Allemagne nazie (le 3), l'Évacuation est décrétée. C'est une décision militaire prise par l'État-major français, visant à mettre hors de danger la population frontalière en prévision de l'éclatement des hostilités. Marie-Claire Vitoux, professeure à l'université de Haute-Alsace et spécialiste de cet évènement historique, a répondu à nos questions.
Comment s'est préparée l'Évacuation ?
"Elle est décidée en 1927, parallèlement à la construction de la ligne de fortifications par le ministre André Maginot. Il s'agit d'une zone frontalière où il faut évacuer la population pour ne pas gêner les opérations militaires. La volonté du gouvernement est de protéger. C'est même une obsession, à cause de la perte démographique causée par la Première Guerre mondiale : beaucoup d'hommes jeunes en âge de fonder une famille ont été tués."Quelle est la différence entre Évacuation et Déportation ?
"Il y a une confusion dans l'imagination collective. Comme elle s'est opérée à l'aide de trains, on confond l'Évacuation avec la Déportation, qui consistait à envoyer les juifs vers les camps. Ce n'est pas non plus l'Exode, qui a lieu à partir de mai 1940 sous les bombardements des Stukas et leurs sirènes hurlantes [à entendre ci-dessous]. Contrairement à l'Évacuation, l'Exode n'a pas été préparé et a eu lieu dans une grande désorganisation."Qui est concerné par l'Évacuation ?
"Plus de 300.000 Alsaciens sont concernés. Les deux tiers viennent du Bas-Rhin à cause de la forte population de Strasbourg. Le reste vient des villes frontalières des départements du Bas-Rhin et Haut-Rhin. Colmar et Mulhouse n'ont pas été évacuées, contrairement à Strasbourg qui se trouve près de la frontière et qui a une forte charge symbolique."Et au contraire, qui demeure dans les zones évacuées ?
"Le maire et les conseillers municipaux demeurent, ainsi que, pour Strasbourg, le personnel administratif. Il leur faut s'occuper de l'accueil des troupes, empêcher les pillages et les saccages par les soldats français (avec peu de succès). Ils s'occupent aussi de sécuriser les monuments. Le traumatisme de la guerre de 1870 demeure : cathédrale bombardée, bibliothèque incendiée... Dans les campagnes, le maire s'occupe du bétail abandonné par les paysans qui ont dû partir, mais il ne peut pas remplacer tout le monde. Par exemple, les vaches souffrent beaucoup de ne plus être traites."Où partent les personnes évacuées ?
"Les départements du sud-ouest accueille la population alsacienne exilée : Dordogne, Lot-et-Garonne, Landes... On veut que l'accueil se fasse le plus loin possible du front, au nord-est. Il y a aussi une part de symbole : en 1870, c'est à Bordeaux que le gouvernement se réfugie. Tout le sud-ouest constitue une zone agricole, rurale, vivrière : le gouvernement n'aura pas à nourrir la population exilée et les familles locales partageront leur subsistance."Comment s'organise l'Évacuation ?
"Le gouvernement avait fait remettre à chaque maire concerné un pli cacheté. Lorsque la mobilisation générale est décrétée, le maire ouvre cette enveloppe et découvre le plan d'évacuation auquel doivent se conformer ses administrés : centres de rassemblement, gares, trajets, etc."Comment se passe le transport ?
"L'époque est encore aux trains de première, deuxième, et troisième classe. Et comme de nombreux trains sont utilisés pour le transport de troupes, on utilise aussi beaucoup de wagons de marchandises ou à bestiaux pour transporter les Alsaciens. Mais cela n'a rien à voir avec les conditions de transport lors de la Déportation. Ce n'était pas l'Orient-Express, mais il y avait un minimum de confort - de la paille dans les wagons à bestiaux par exemple - et on avait prévenu qu'il fallait emmener trois jours de nourriture par personne. À chaque arrêt - plutôt longs - la Croix-Rouge distribuait boissons et cigarettes."Pourquoi ce transport a pu traumatiser certaines personnes ?
"Certains adultes, certaines personnes âgées ont pu ressentir cet évènement comme étant traumatique. Par pour les conditions de transport en elles-mêmes, car l'atmosphère de 1914 se répétait [à l'envers car ils étaient allemands à l'époque]. Et ils venaient de tout abandonner, ne pouvant emmener que trente kilos de bagages. Il en était tout autrement des enfants. Beaucoup voyaient ce voyage en train inattendu comme une grande aventure."Une fois sur place, comment s'est intégrée la population alsacienne ?
"C'était au départ quelque peu difficile, principalement à cause de la barrière de la langue. Les habitants des villages ne parlaient pas français - on les appelait les "Yayas" car ils disaient toujours "Ja, ja" [Oui, oui]. Ils n'avaient pas de carte d'identité : ils n'étaient français que depuis 20 ans, ils avaient été à l'école allemande avant 1918. Sur le coup, ceux du sud-ouest croyaient accueillir l'ennemi alors qu'ils avaient parfois perdu un ou des fils face aux Allemands pendant la guerre !""Heureusement, les jeunes parlaient français, traduisaient pour leurs aînés. C'est comme aujourd'hui avec les enfants des immigrés. Et l'aide des Alsaciens dans le travail des habitants du sud-ouest, les recettes de cuisine qu'ils ont partagées, tout ça leur a permis finalement de se rapprocher."
Qu'est-ce qui changeait vraiment pour la population alsacienne ?
"L'Alsace est une région riche, prospère. C'est le grenier de la France. On y cultive en abondance, et on y vit dans un certain confort. Alors pour les habitants des villages qui se retrouvaient dans les fermes du sud-ouest, c'était un choc de ne parfois plus avoir l'électricité, ou d'avoir des sols en terre battue ou des douches servant aussi de toilettes à la turque !"Que s'est-il passé quand la France a perdu la guerre ?
"L'Alsace a subi une annexion de fait, fait partie du territoire allemand. Aux yeux des nazis, cette population alsacienne (la rurale) dans le sud-ouest appartient au Reich. L'Évacuation est donc vue comme un acte d'agression français contre le Volk [peuple allemand]. Lors de l'entrevue de Montoire, Pétain ne s'oppose pas à leur retour, mais il se fera sur la base du volontariat."Pourquoi une partie de la population alsacienne est revenue en Alsace sous contrôle nazi ?
"Ça leur sera reproché après la guerre, bien sûr. Ce sont des Alsaciens de souche qui reviennent, ceux présents dans la région avant 1918. Beaucoup sont paysans, et dans le sud-ouest, ils se trouvent complètement déracinés : ils n'ont plus leur culture, ni leurs terres. L'exil est trop dur pour eux, et ils se disent qu'ils vont revenir allemands, comme avant 1918. Mais ce n'est pas une Alsace allemande qui les accueille avec tous les flonflons. C'est une Alsace nazie. Ces Alsaciens ne savaient pas ce qu'était le nazisme et ce qui les attendait, c'était de l'inconscience et de l'incompréhension."Pourquoi la jeunesse est moins concernée par le retour en terre alsacienne ?
"Les jeunes sont nés après 1918. Ils sont patriotes et intègrent la Résistance. Ils y sont surreprésentés. C'est Malraux qui dirige la brigade d'Alsace-Lorraine. Elle va se fondre dans les armées du débarquement de Provence, qui vont à terme libérer l'Alsace. Ils y demeurent généralement, mais certains franchissent le Rhin pour poursuivre le combat en Allemagne."Que reste-t-il de la présence alsacienne dans le sud-ouest ?
"Il demeure un souvenir très fort. À partir des années 60, de nombreuses communes d'Alsace et du sud sont jumelées. Cela prolonge les liens déjà entretenus par la correspondance épistolaire. Tout comme les colonies de vacances entre les deux régions. Il faut y ajouter aussi les mariages qui se sont faits entre Alsaciens et gens du sud. Tout ça fait qu'au final, ce n'est pas un évènement traumatique car des liens se sont créés entre régions que tout opposait.""Le souvenir de l'Évacuation a permis d'apaiser les relations entre l'Alsace et la France de l'intérieur, marquée par Oradour-sur-Glane - où se trouvaient des réfugiés de Schiltigheim - jusque dans les années 80-90. Il est frappant de constater la vivacité de ce souvenir, encore de nos jours, alors que les personnes qui ont vécu l'Évacuation sont en train de mourir. Mais ce sont leurs enfants et petits-enfants qui entretiennent maintenant le souvenir.