Que dit notre jardin de nous ? De nos origines, de notre milieu social... Comme les modes vestimentaire ou décorative, le jardin fait l'objet d'études sociologiques et anthropologiques. Entretien avec Frédérick Guyon, docteur en sociologie à l'Université de Besançon.
"A force d'observer et de travailler avec les jardiniers dans les jardins familiaux, je suis presque capable de dire quelle est l'origine géographique familiale du jardinier, rien qu'en regardant ses plantations!" C'est une réflexion entendue lors d'une conversation avec le jardinier chroniqueur de l'émission Ensemble c'est mieux sur France 3 Alsace, Eric Charton, qui m'a mis la puce à l'oreille. Des années de rencontres "jardinesques", associées au sens affuté de l'observation, typique chez les jardiniers passionnés, l'ont amené à remarquer points communs et différences entre les amateurs de potagers, suivant leur pays d'origine ancestrale et leur culture culinaire.
Ainsi pourrait-on reconnaître l'origine ethnographique des gens en observant simplement leurs jardins? Mais à l'heure où les traditions culinaires s'échangent au rythme des voyages et des réseaux sociaux, peut-on encore parler de gastronomie monoculturelle? Est-il toujours possible de relier un homme à son histoire d'enfance, un émigré ou fils d'émigrés aux odeurs de son passé ? Pour autant, est-il vrai de dire, sous prétexte que vous cultivez tomates, poivrons et oignons - qui servent de base au régime crétois- que vous êtes originaire de Crète ? Il était urgent de recueillir le savoir d'un expert.
L'expert en question se nomme Frédérick Guyon, il est docteur en sociologie à l'Université de Besançon, spécialiste des rapports entre l'homme et la nature. En 2008, il fait paraître sur cairn.info un article intitulé Les jardins familiaux aujourd'hui : des espaces socialement modulés.
Est-vraiment possible de déterminer l'origine d'une personne à partir de ce qu'il plante dans son jardin ?
Tout d'abord, il faut se méfier des généralités. C'est une règle en sciences sociales. Mais on peut tout à fait déterminer des origines sociales identifiables. Il faut partir de chaque cas particulier, du parcours de vie de chaque jardinier, tout ce qui fait qu'il choisit, ce qu'il plante. Et pas sa seule origine géographique. Mais il est vrai que cette origine, cette "filiation" peut l'amener à faire certains choix. À titre d'exemple, lors de mon enquête - menée dans les années 2000 - je me suis entretenu avec un jardinier originaire du Portugal qui plantait des fèves car cela lui rappelait les jardins de son enfance.Ensuite, si l'on tient compte de l'histoire et l'origine des plantes, aujourd'hui tout ça ne veut plus dire grand chose. La tomate et la pomme de terre viennent des Andes, mais on en cultive dans le monde entier depuis bien longtemps. Le principe de base c'est donc de partir de chaque jardinier, de mener des entretiens ou des questionnaires et de croiser ensuite les données pour en tirer les grandes lignes et non de tirer des conclusions à partir d'un seul jardin.
Avec toutes ces plantes à disposition pour les jardiniers, n'est-ce pas tout simplement une histoire de goûts ?
Il existe bien une dimension anthropologique entre le jardinier et ses choix de plantes. On peut même parler d'un lien d'amitié entre certains jardiniers et leurs plantes. Quelquefois, il peut leur arriver même de leur parler, parce qu'elles représentent le symbole de quelqu'un ou d'un lieu aimé du jardinier. C'est le chercheur André-Georges Haudricourt (1911-1996) qui parlait "d'amitiés respectueuses entre l'homme et ses cultures". On ne plante pas des plantes (sic) par hasard.
Alors que dit le jardin du jardinier ?
À partir du moment où le jardin n'est pas clos par des haies, ou a fortiori quand il est visitable, il donne à montrer. ll se découvre au regard donc au jugement des autres. Il expose les pratiques différentes, retraduisant les goûts, les pratiques. Il montre les rapports qui existent entre le jardinier et les espaces. Il est révélateur des rapports de l'individu à l'espace, au temps, aux loisirs, à l'alimentation et même au corps. Comme une œuvre, il s'expose.
Que disent ces pratiques et ces choix du jardinier ?
C'est à travers une lecture historique que cela dit des choses. À leur origine, les jardins ouvriers ou les jardins familiaux ont été créés par les industriels, pour garantir une autosuffisance alimentaire à leurs ouvriers et les détourner des syndicats et des bistrots. Un des aspects du paternalisme. En 1920, par exemple ces jardins sont occupés à 65% par des ouvriers. Puis ils ont été totalement délaissés et récupérés par les municipalités pour en faire des espaces verts. Distribués à nouveau aux particuliers ce sont les classes moyennes qui les ont peu à peu récupérés. En 1997, Les CSP (catégories socio professionnelles) moyennes représentent 60% des locataires. Cette évolution des catégories sociales influe aussi sur les personnes qui jardinent. On constate par exemple que de plus en plus de femmes, voire de femmes seules, se mettent à jardinier.
Il faut faire attention à ne pas faire dire aux choses ce qu'elles ne disent pas. Il n'est pas rare de voir dans la presse non spécialisée des articles sur le jardinage. Ça ne veut pas dire que le jardinage est dans l'air du temps. Ça traduit juste un intérêt des CSP + pour le jardinage et les médias s'engouffrent sur le thème en fonction de leur lectorat. Mais il est exact pourtant de penser que ces catégories sociales moyennes à supérieures se tournent vers le jardinage dans un souci de consommation biologique, dans l'envie de faire par soi-même et de maîtriser le cycle de production. Des préoccupations qui dépassent le cadre du jardinage, mais relèvent d'une tendance de société en forte croissance.
C'est encore un angle de vue qui a beaucoup évolué au fil du temps. Selon les époques, comme on vient de le dire, ou selon les lieux, le travail de la terre peut-être très masculin ou féminin. Quand les locataires des jardins étaient des ouvriers ou des paysans au début du XXe siècle, les rôles sociaux étaient très établis et très différents : aux hommes la culture du potager, aux femmes la récolte et le conditionnement. Avec l'évolution socio-culturelle, les choses changent. Aujourd'hui, l'heure est à la négociation et à l'égalité des rôles. Du choix de plantation, aux travaux de culture, des récoltes à la transformation, le jardinier comme la jardinière assument toutes les étapes.
A lire : Guyon Frédérick, Les jardins familiaux aujourd'hui : des espaces socialement modulés, Espaces et sociétés, 2008/3 (n° 134), p. 131-147. DOI : 10.3917/esp.134.0131.