En se prononçant contre l'enseignement immersif, le Conseil constitutionnel a porté en mai 2021 un nouveau coup aux langues régionales, malmenées par la France depuis 1945. Longtemps, les enfants ont été interdits (plus ou moins violemment) de parler l'alsacien à l'école. Traumatisant pour beaucoup.
"On dit généralement que l’avenir d’une langue se joue à l’école, en Alsace, elle sera le lieu de sa mise à mort", écrivent Bernard Wittmann et la dizaine de co-auteurs du Livre noir du jacobinisme scolaire. Des mots forts pour dénoncer le (mal)traitement de la France à l'encontre de l'alsacien et, plus gobalement, des langues régionales par le biais de l'école depuis 1945.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'alsacien a été interdit dans les salles de classe et les cours de récréation, privant la grande majorité des écoliers de leur langue maternelle, qui a fini par s'éteindre petit à petit. Un triste bilan, que la France aurait pu soigner en partie en ce début d'année 2021, mais elle a encore une fois manqué son rendez-vous.
En avril, l'Assemblée nationale a bien adopté la proposition de loi du député Paul Molac, relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion. Mais dans la foulée, le Conseil constitutionnel a censuré l'article autorisant l'enseignement immersif (c'est-à-dire l'école en alsacien, en breton, en basque...) dans l’enseignement public. Autrement dit, s'il fallait miser sur l'école pour faire renaître les langues régionales, c'est raté.
L'association ABCM-Zweisprachigkeit refuse d'arrêter l'immersion
La décision inquiète aussi le réseau ABCM-Zweisprachigkeit, où l'immersion est instaurée dans certaines écoles depuis 2017. De la petite section de maternelle au CP, la classe se fait deux jours en alsacien et deux jours en allemand, le français n'est introduit qu'au CE1. "Nous sommes sous contrat d'association avec l'Etat, ce qui veut dire que nos professeurs sont payés par l'Etat et qu'il peut faire pression sur eux pour arrêter, s'inquiète Pascale Lux, vice-présidente de l'association ABCM.
Elle assure néanmoins que rien ne changera : "Nous allons continuer à fonctionner comme aujourd’hui. Lorsque nous avons démarré l’enseignement immersif il y a quatre ans, c’était très compliqué aussi. Le rectorat y était opposé, mais on a persévéré et on a réussi". "On sait qu'on est dans le vrai, complète Jean Peter, fondateur de l'école ABCM d'Haguenau. Il y a 40 ans, 40 % des enfants parlaient encore alsacien à la maison. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 1 %. Ce qui veut dire que l’école doit jouer un rôle pour revenir à ces chiffres. Et cela passe forcément par l’immersion."
De nombreux parents d'élèves et défenseurs de l'alsacien ont manifesté contre la décision du Conseil constitutionnel (voir post Facebook ci-dessous).
Une politique volontariste de la France réclamée en guise de réparation
Bernard Wittmann, historien de l'Alsace, réclame une politique volontariste de la France à l'égard des langues régionales et notamment de l'alsacien, en guise de réparation : "Nous avons subi des dommages lorsqu’ils nous ont pris notre langue. Et quand il y a dommage, il doit y avoir réparation. Ils pourraient instaurer une politique qui reconnaîtrait l’alsacien et l’allemand comme langues officielles, au même titre que le français. Et faire en sorte que l’alsacien soit accessible dans toute la vie sociale, à l’école, partout. Ce serait une sorte de dédommagement."
Un dédommagement face à ce qu'il considère comme "une éradication de notre langue programmée en haut lieu", dont "fut missionnée l’école". "Un linguicide", "une violation des droits de l'Homme" dont il tenait absolument à témoigner dans Le livre noir du jacobinisme scolaire pour laisser une trace de cette histoire alsacienne.
"En Alsace, la France jacobine s’est rendue coupable d’un ethnocide culturel digne d’un État totalitaire", "Toutes les générations germanophones de l’après-guerre, jusque dans les années 80/90, furent livrent à cette politique de mépris et d’apartheid linguistique injuste qui généra bien des blessures psychologiques, bien des frustrations, bien des traumatismes qui ne s’effacèrent jamais vraiment [...] La France a violé ses propres principes fondateurs : la liberté, l’égalité, la fraternité", écrit-il encore.
Des écoliers punis, humiliés, enfermés dans des placards
Ces traumatismes, de nombreux Alsaciens les évoquent encore très souvent. Marie-Antoinette Klein est entrée à l'école maternelle d'Haguenau en 1956. Elle raconte avoir été plongée du jour au lendemain dans un monde parallèle face à des institutrices francophones venues de Paris. Comme ses petits camarades, elle ne parlait alors qu'alsacien.
"Des affiches étaient accrochées partout : « Parler français, c’est chic », « Je réussis, je parle français », se souvient-elle. L’alsacien était interdit. Quand nous le parlions, on nous punissait. On nous enfermait dans une grande salle ronde avec des lavabos et des toilettes, c’était la première étape. La suivante consistait, en récréation, à nous plaquer contre un arbre et à pousser les autres enfants à se moquer de nous. Et le pire, quand on n’était vraiment pas sages, qu'on hurlait et trépignait parce qu'on ne comprenait rien, on nous enfermait dans un placard."
Du haut de ses trois ans, Marie-Antoinette Klein a fugué de l'école à plusieurs reprises. À chaque fois, sa grand-mère la ramenait en classe. Une double peine pour elle, qui se sentait alors totalement perdue : "Tu ne peux pas saisir pourquoi ta langue maternelle, que tu parles à la maison et que tu as toujours parlée, devient une erreur, une faute. Comment s'épanouir correctement ?"
"Je ne parle pas l'alsacien en classe", à copier 100 fois
Pour Dany Voltzenlogel, les punitions sont apparues lorsqu'il est arrivé en classe de CE2, en 1964. Chaque matin, le premier élève qui parlait alsacien recevait une pièce de 5 francs. Il devait ensuite surprendre un camarade en train de s'exprimer dans sa langue maternelle pour lui donner la pièce. Le dernier à l'avoir en fin de journée devait recopier 100 fois "Je ne parle pas l'alsacien en classe". Chaque jour, le même scénario, malsain, destructeur.
"C’était difficile pour nous, enfants, lorsqu’on avait la pièce. On savait que si on la gardait, on serait puni le soir. Ce ne sont pas des bonnes conditions pour apprendre. Il fallait à chaque fois se débrouiller pour donner la pièce. Dénoncer, constamment. Ce n’est pas en phase avec la devise « Liberté, égalité, fraternité ». C’est incohérent. Psychologiquement, cela a pu laisser des traces chez certains", affirme-t-il.
Il n'a pas compté les fois où il a été puni. "J'en ai rempli des cahiers", sourit-il. Un rire jaune.
Critiqués pour l'éducation de leurs enfants, les parents ont abandonné l'alsacien
Cette "chasse à l'alsacien" a parfois encore été en vigueur dans les années 1990. Lorsqu'il est arrivé à l'école en 1997, Vivien Reeb était l'un des derniers à avoir l'alsacien pour langue maternelle. La politique de répression démarrée 50 ans plus tôt avait fait son effet, le français était déjà largement généralisé. Elle a pourtant continué : "L’institutrice a dit à mes parents que ce n’était pas normal que je ne parle pas français. Que j’aurais des difficultés au cours de mon apprentissage, que je ferais des erreurs de français".
Résultat : les parents de Vivien Reeb ont arrêté de communiquer avec lui en alsacien. Ils ne se sont jamais adressés à sa petite sœur en dialecte. Peu de temps après son entrée à l'école, Vivien Reeb a "perdu" sa langue maternelle. Jusqu'à ses 20 ans. C'est lors d'un séjour en Corse pour ses études qu'il a eu l'envie de la réapprendre. Car là-bas, parler corse est une évidence, une fierté.
"Ça m'a influencé, il y a même des cours en corse à l'université. Ça m'a ouvert les yeux sur la chance de vivre dans une région avec un dialecte, une langue même. L'alsacien est la langue de chez moi, de ma famille. J'ai le temps d'apprendre petit à petit, j'ai envie de pouvoir le transmettre un jour", confie-t-il.
Prendre sa revanche, en somme, alors qu'aujourd'hui encore, il est écrit noir sur blanc dans le règlement de certains établissements scolaires que l'usage du dialecte est interdit.