10 ans après l'attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. Riss : "derrière sa véhémence ou sa colère, il y avait chez Cabu de la nuance et de la subtilité"

Il n’a pas hésité. Parler de Cabu est indispensable pour celui qui est devenu, après l’attaque du 7 janvier 2015, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Riss évoque son rire, sa liberté, la chance qu’il a eue de rencontrer son maître à dessiner.

L'essentiel du jour : notre sélection exclusive
Chaque jour, notre rédaction vous réserve le meilleur de l'info régionale. Une sélection rien que pour vous, pour rester en lien avec vos régions.
France Télévisions utilise votre adresse e-mail afin de vous envoyer la newsletter "L'essentiel du jour : notre sélection exclusive". Vous pouvez vous désinscrire à tout moment via le lien en bas de cette newsletter. Notre politique de confidentialité

Paisible et souriant. Riss arrive en avance au rendez-vous. Une habitude, semble-t-il. Nous sommes à Paris, dans un lieu tenu secret. Le directeur de la publication de Charlie Hebdo reste un homme protégé, tout comme la rédaction qu’il dirige.

Un café, nous partageons quelques mots, sur notre projet, sur Cabu, cet homme de Châlons-en-Champagne (Marne), dessinateur de presse, assassiné le 7 janvier 2015 comme 11 autres personnes lors de l'attaque contre Charlie Hebdo.

Pour Riss, l'important est de poser les bons mots. Parler d'attentat. D'assassinat de ses amis. Ne pas adoucir la situation. Même si penser à eux est émouvant. Penser à eux, à Cabu, c'est penser "à une bande de copains qui se raconte des conneries".

Rodé à l’exercice de l’interview, Riss se laisse ensuite guider et nous commençons l’entretien.

Cabu : quatre lettres, un nom. "Ce qui résonne quand on prononce ce nom, c’est son rire. Il faisait ce métier pour rire. Être avec Cabu c’était la certitude que l’on allait se marrer assez vite".

On voit Cabu comme un dessinateur. Il avait aussi une approche journalistique fondamentale. Il lisait presque tous les journaux. Il écoutait aussi beaucoup la radio. Il faisait une compilation d’informations, puis découpait ensuite les articles.

Riss, directeur de la publication de Charlie Hebdo

Sa première rencontre avec le dessinateur châlonnais, Riss s'en souvient parfaitement. "C'était à la rédaction de La Grosse Bertha où j'apportais mes dessins lorsque j'étais pigiste. Un jour, Cabu est venu vers moi. J’avais fait un dessin avec un peu de mise en scène, il m’a dit: "il faut que tu fasses de la mise en scène, il faut que tu fasses du décor". La première chose qu’il m’ait dite, c’est un conseil technique et cela m’a réconforté, cela m’a mis en confiance. Quand quelqu’un comme Cabu vient vers vous, vous êtes débutant, et vous donne un conseil technique, c’est précieux. Cabu, il essayait de transmettre et de donner envie". 

Dessinateur journaliste

Quelques années plus tard, Riss décide de consacrer, lui aussi, sa vie au dessin. C’est à Charlie Hebdo qu’il installe sa palette aux côtés de celui qu’il admire, Cabu.

"Le terme collègue n’est pas vraiment approprié. Nous n’étions pas des collègues. Cela ressemble plutôt à un groupe qui se forme par affinités".

Par contre, pour sortir un journal chaque semaine, il faut de la rigueur. Et tous en ont. "Faire un journal, ce n’est pas que de la rigolade. Ce sont des échéances, du travail et en même temps, une grande liberté d’esprit, d’initiatives aussi. À Charlie, on peut dire tout ce que l’on veut et on voit si cela fonctionne ou pas. Si cela fait réagir les autres".

Et dans cette bande de dessinateurs copains, Cabu n’est pas le dernier à chercher à faire réagir ou à réagir. Quand son rire résonne dans la rédaction, ils le savent tous… C’est que le ou les dessins en question fonctionnent."On voit Cabu comme un dessinateur. Il avait aussi une approche journalistique fondamentale. Il lisait presque tous les journaux. Il écoutait aussi beaucoup la radio. Il faisait une compilation d’informations, puis découpait ensuite les articles, notait sur des feuilles A4 pliées en deux tout ce qui pouvait être intéressant. Souvent, il nous donnait des informations que nous n’avions pas vues passer. C’est lui qui, un jour, arrive à la rédaction et nous parle du limogeage du rédacteur en chef de France Soir à cause des caricatures de Mahomet".

Quand vous regardez ses caricatures, c’est une combinaison infinie entre un certain type de nez que vous pouvez retrouver dans un autre personnage. Il avait une espèce d’ordinateur dans la tête avec des milliers de combinaisons de type de nez ou de visages.

Riss, directeur de la publication de Charlie Hebdo

Cabu est aussi à la recherche de tout ce qui peut soutenir son dessin. L’aider dans son tracé. En plus des articles, il découpe des illustrations et se crée de véritables banques d’images. "Il avait des dossiers qu’il avait constitués depuis qu’il était débutant. Cinéma, littérature, des articles découpés dans des journaux des années 50-60 avec des iconographies. À l’époque, il n’y avait pas Google, pas internet. Comment on dessine une voiture, un objet, comment dessiner les caricatures. Aujourd’hui, vous allez sur internet, il y a plein d’images. À l’époque il n’y avait pas cela et il faisait des chemises par homme politique, avec des photos et c’est à partir de cela qu’il faisait ses caricatures. Il était dans la presse tout le temps. Il baignait dans le papier".

Portrait-robot

Et c’est bien connu dans le petit milieu de la caricature de presse. Lorsqu’un nouveau personnage politique ou issu du showbiz arrive sur la scène médiatique, les dessinateurs attendent, la plupart du temps, le premier coup de crayon de Cabu, avant de se lancer eux-mêmes.

"On attendait l’œil de Cabu, son verdict parce qu’il était virtuose pour les caricatures. Il avait un système. C’est un peu comme les portraits-robots. Il y a un type d’yeux, un type de nez, un type de bouche. Quand vous regardez ses caricatures, c’est une combinaison infinie entre un certain type de nez que vous pouvez retrouver dans un autre personnage. Il avait une espèce d’ordinateur dans la tête avec des milliers de combinaisons de type de nez ou de visages et il réussissait toujours à définir de quels types de nez le visage était composé. Il réussissait très vite à faire des caricatures". 

Il disait : on doit venger le lecteur. Il disait, le lecteur, il est frustré de voir certaines choses dans l'actualité, il ne sait pas comment l'exprimer. C'est à nous dessinateurs de trouver une forme où il se sent vengé.

Riss, directeur de la publication de Charlie Hebdo

Qui résistait aux traits de Cabu ? Personne, semble-t-il. "Nous avions des discussions entre dessinateurs quand on n’y arrive pas : comment tu arrives à le dessiner, je n'y arrive pas trop. Parfois, on se disait, il a un nez, ou les mêmes yeux qu'un autre personnage. On essayait de trouver la bonne manière. Cabu aussi disait qu'il y en avait de plus difficiles. Les visages un peu lisses, pas très expressifs. Quand vous avez un personnage plus âgé, où les traits sont plus marqués, c'est plus facile. Ce qui est souvent difficile, c’étaient les visages féminins. Cabu éprouvait un peu de scrupule à trop caricaturer les femmes de manière trop sévères. Nous, nous l'étions peut-être moins". 

Nuance et subtilité

Cabu est décrit par tous ses amis comme une personne profondément humaine, humble et gentille. Souvent à l'opposé de ce qu'il dessine. Cela reste un mystère pour beaucoup. Comment cet homme, qui ne prononce que rarement une grossièreté, n'est empreint d'aucune violence, ne se met jamais en colère... rit même en permanence, peut-il être aussi "trash" dans ses dessins ?

"Ses dessins, parfois, ils peuvent sembler être très méchants, très violents, mais c'est aussi quelqu'un qui était indigné, révolté. Il disait : on doit venger le lecteur. Il disait, le lecteur, il est frustré de voir certaines choses dans l'actualité, il ne sait pas comment l'exprimer. C'est à nous, dessinateurs, de trouver une forme où il se sent vengé, où il voit s'exprimer dans le dessin ce qu'il ressent. Une colère, une indignation. C'était un homme, Cabu, derrière sa gentillesse, il n'était pas si apaisé que cela. Il était souvent révolté, beaucoup de choses le révoltaient. Mais il disait : il faut trouver une forme pour exprimer sa révolte". 

Cabu révolté. Cabu engagé. Cabu visionnaire. Mais aussi Cabu nuancé. "La caricature, ce n'est pas dessiner des choses de manière grossière et fausse. La caricature, ce n'est pas fausser la réalité, c'est taper juste. "Nuance" est un donc un mot que Cabu utilisait souvent. Pas faire le nez de la bonne forme et c'est un autre visage que vous faites. C'est subtil une caricature. Alors, derrière sa véhémence ou sa colère, il y avait de la nuance et de la subtilité. Plus que l'on croit" . 

Visionnaire

Garder en vie Charlie Hebdo est un combat de tous les instants, pour Cabu et ses camarades de l'époque. Lorsque l'hebdomadaire satirique ferme ses portes en 1982, faute d'argent, Cabu y collabore depuis les débuts, aux côtés des fondateurs Cavanna et le professeur Choron. Dix ans plus tard, il fera partie de ceux, de l'ancienne équipe, qui relanceront le journal. Durer, sans jamais rien négocier de la liberté d'expression : un objectif qui ne se dément pas aujourd'hui encore. 

"Quand vous faites un journal comme Charlie Hebdo, vous essayez d'ancrer votre travail dans le temps. Ce n'est pas simplement dessiner les petites polémiques de la semaine, c'est essayer d'identifier à travers l'actualité les problèmes durables et constants. C'est pour cela que l'écologie était une préoccupation de Cabu, mais aussi de tout Charlie Hebdo. Dès les années 70, on voyait bien que les questions de pollution nucléaire, de voitures etc., ça posait déjà des problèmes qui allaient devenir de plus en plus colossaux. Aujourd'hui, on est confrontés à une crise climatique qui est catastrophique mais tout cela était, je ne vais pas dire annoncé par Cabu, mais par la défense de l'écologie de cette époque-là. Il y avait une sorte de vision pessimiste de l'évolution de l'humanité que Cabu avait, que les autres dessinateurs du journal avaient aussi. Les dessinateurs satiriques sont souvent pessimistes, c'est une manière de transmettre leur lucidité".

Cabu voulait qu'il y ait des jeunes qui viennent au journal et qui, un jour, reprennent le flambeau. Ca a été Charb, ça a été Luz, ça a été moi. On a eu la chance d'avoir comme maître Cabu.

Riss, directeur de la publication de Charlie Hebdo

La grande clairvoyance de Cabu ne se résume pas à l'actualité mais aussi aux personnages qui la portent. Parfois, il les dessine sans que personne n'y voie une importance majeure. Et pourtant.

"Cabu repérait des personnages dont on ne voyait pas, sur le moment, l'intérêt. Je me souviens, il avait fait une fresque avec tout un tas de personnages de l'actualité internationale et je me souviens d'un mec, un barbu. C'était un gars qui s'appelait Ben Laden. Il avait organisé l'attaque d'un bateau américain. Cabu avait déjà perçu que ce gars-là allait poser problème. Effectivement, deux-trois ans après, il a posé de vrais problèmes. Il était à l'affût de ces personnages qui passent dans l'actualité et qui, parfois, restent."

Transmettre

Cabu aime toutes les formes artistiques. Il est curieux de peinture, de sculpture mais aussi de musique, notamment. Tout est source d'inspiration. Il est à l'affût de tout. La musique classique, le jazz, Charles Trénet. Cabu chante Trénet chaque jour, pour lui, sur scène aussi lors de certaines émissions télé.  "Y'a de la joie" résume ce qu'il est dans la vie : un homme jouissant, sans répit, de la liberté d'expression, parfois avec révolte et véhémence, mais toujours avec humour, dans le rire et la bonne humeur. Sa vie est là. Cabu est un homme, un journaliste libre. Le combat de toute sa vie.

Ce combat l'a emporté, avec 11 autres personnes assassinées le 7 janvier 2015 lors de l'attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. Mais Cabu a transmis. Transmis sa furieuse envie de liberté et ils l'ont reprise à bras-le-corps. Ils : les journalistes de Charlie Hebdo.

"Un journal comme Charlie Hebdo est marginal. On n’en trouve pas beaucoup, même dans le monde entier. On a conscience que ce que l'on peut faire dans ce journal est rare et il faut non seulement le protéger, mais on est très vite confrontés à la transmission. On aimerait qu'il y ait d'autres générations qui prennent le relais un jour. C'est ce que Cabu a essayé de faire tout de suite en 1991 avec La Grosse Bertha et Charlie Hebdo.

Il voulait qu'il y ait des jeunes qui viennent au journal et qui, un jour, reprennent le flambeau. Ça a été Charb, ça a été Luz, ça a été moi. On a eu la chance d'avoir comme maître Cabu. Il était toujours disponible, toujours là pour répondre à nos questions quand on ne savait pas s'y prendre. Ça a été une chance d'avoir Cabu à nos côtés. Un luxe incroyable de l'avoir pour vous aider à améliorer votre travail. Ce qu'il nous a donné, on a envie de le transmettre à d'autres. Si on peut donner le goût du dessin, si on peut donner confiance à d'autres pour faire ça. Sachant que c'est exigeant, bien plus difficile que ce que l'on croit. Mais c'est cela qui est bien. Plus c'est difficile, plus c'est passionnant".

10 ans après

Charlie Hebdo est toujours debout. Comme étendard, la liberté, toujours et encore. Le combat de Cabu n'est pas vain, mais toujours en danger imminent.

"La liberté de la presse, l'ancienne équipe de Charlie Hebdo et d'Hara-Kiri y est très vite confrontée. Hara-Kiri a été interdit, censuré. Cela a toujours été un journal de combat pour maintenir sa liberté et de manière indépendante. C'est cela qui est très difficile. C'est de faire un journal qui soit indépendant économiquement. Qui ne dépende pas d'un groupe ou d'un financier. Ce qui oblige à faire un journal rustique avec des petits moyens. Si on veut durer, il faut être souple avec une structure qui ne soit pas trop lourde".

Un vrai mode opératoire, voire une culture. L'indépendance et la liberté passent par là : pas d'actionnaires, pas de publicité, pas d'attachement politique. Charlie Hebdo est ainsi fait et c'est un combat de tous les jours.

"La liberté d'expression, c'est un combat. Ce n'est pas acquis. On ne vous donne pas le droit, comme ça de vous exprimer comme vous le voulez. Il faut créer votre propre média, le faire vivre, le faire durer. C'était cela aussi la préoccupation de Cabu : comment maintenir l'indépendance du journal pour que l'on puisse dire ce que l'on veut. 

La liberté d'expression dans une démocratie, elle est affichée, elle est proclamée. Mais pour la faire vivre, c'est une autre paire de manches". 

  

Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Veuillez choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité
Je veux en savoir plus sur
le sujet
Veuillez choisir une région
en region
Veuillez choisir une région
sélectionner une région ou un sujet pour confirmer
Toute l'information