La suspension d'un inspecteur du travail de la Marne touche de près une association d'aide à domicile implantée à Reims. L'Aradopa emploie 300 salariés.
Au lendemain des révélations sur la suspension d'un inspecteur du travail de la Marne, Anthony Smith, pour avoir commis des "gestes fautifs" à l'encontre d'une entreprise, la polémique et les inquiétudes ne retombent pas. Elles dépassent aujourd'hui les frontières du département. L'association dans laquelle le contrôle qui a déclenché la suspension de l'agent a eu lieu est une société d'aide à domicile implantée à Reims, l'Aradopa. Elle emploie 300 personnes dont 150 sont en activité. Son directeur n'a pas souhaité répondre à nos questions. Les salariés non plus. Mais la secrétaire départementale Force Ouvrière, Sylvie Szeferowicz, évoque une tension de longue date.
Des salariées "terrorisées"
"Aujourd'hui, dit-elle, les salariées sont terrorisées, par la direction et par ce qui se passe. Qu'on puisse attaquer un inspecteur de cette façon, alors qu'un droit d’alerte est en cours pour danger grave et imminent ! Les salariés ont déposé, vendredi 10 avril, un droit d’alerte pour danger personnel et pour les familles dans lesquelles elles interviennent, car elles sont potentiellement vecteurs du virus. Il est difficile de se dire qu’on peut apporter le virus chez des personnes fragiles. Au sein de l'Aradopa, la déléguée syndicale FO était en droit de retrait depuis novembre 2019. Elle reprenait le travail, elle se sentait mise en danger et était défendue par Anthony Smith".Ce vendredi 17 avril, c'est la stupéfaction. "L'inspecteur Anthony Smith a déposé un référé mardi, sachant qu’il y avait le droit d’alerte. Il a fait son travail constatant que les salariées manquaient de protections sanitaires. Les manquements sont lourds, affirme la représentante FO. Il y a un manque de matériel, comme partout, mais les aides à domicile ont réussi à trouver des solutions, elles ont découvert que, chez Métro, on pouvait avoir des tabliers jetables, des charlottes, pour se protéger. Elles demandent du matériel, trouvable aujourd’hui, des lingettes, pour nettoyer les clés qu’elles se transmettent. Car elles interviennent chaque jour. Or, à cette heure-ci, ce n'est toujours pas fait, elles le payent elles même alors qu’elles sont au Smic. Ce sont des personnels précaires."
L'affaire ne serait pas locale. Selon les syndicats, il y a une pression sur les inspecteurs avec leur pouvoir de référé, avec le droit d’urgence. Aujourd’hui, ils doivent passer par une instance qui vient contrôler si le référé est justifié ou non. Un filtre que l'inspecteur n'aurait pas respecté. Une pétition pour demander la levée immédiate des sanctions contre Anthony Smith a été mise en ligne ce samedi 18 avril. Elle a été lancée par Thomas Portes, dirigeant national du PCF. Elle s'adresse à la ministre du Travail, Muriel Pénicaud.
Interrogé sur cette affaire, le président du conseil départemental de la Marne, Christian Bruyen confirme qu'il était au courant avant que la décision du Conseil national de l’inspection du travail ne tombe. Il en est même à l'initiative. "Nous, comme d'autres institutions, avons signalé à l'Inspection du travail qu'il y avait, selon nous, un problème", explique-t-il.
Des demandes jugées "inapplicables"
Comme prévue dans les missions du conseil départemental, le CD51, qui est chargé de l’autorisation et du contrôle des services d’aide à domicile agréés, était en relation étroite avec l'association Aradopa. Concernant cette dernière d'ailleurs, le président tient à être clair. "Cette association est exemplaire et indispensable dans la crise que nous traversons. Nous avons toute confiance en elle, nous savons que l’équipe est attentive à faire son travail et à remplir sa mission de la façon la plus efficace possible et que son directeur fait tout ce qu'il peut, sans forcément disposer des moyens qu'il faudrait pour cela...", précise Christian Bruyen.Sur le fond de l'affaire, s'il "ne peut pas s'exprimer" sur les demandes jugées inappropriées en pareilles circonstances de l'inspecteur, Christian Bruyen explique : "nous avons constaté une attitude de cet inspecteur du travail pas adapté à la situation que l’on connaît selon nous et des demandes, pas seulement concernant les masques, qui auraient pu mettre en danger un certains nombre de citoyens.".
Ce que cette personne préconisait était inapplicable
- Christian Bruyen, président du conseil départemental de la Marne
La question semble donc bien être ici celle de la poursuite ou non de la mission dans des circonstances exceptionnelles avec une situation très tendue sur les équipements de protection. "Que doit-il se passer dans pareille situation d'exception ?, interroge Christian Bruyen. Doit-on fermer les portes de la structure et ne plus aller au secours des citoyens fragilisés qui en ont besoin au risque de les placer dans une situation de danger extrême? Ou peut-on porter un regard adapté en tenant compte des difficultés du moment, qui doivent être surmontées au plus vite, au lieu de s'appuyer dessus pour orienter finalement vers la situation de danger extrême que j'évoque ?"
Autrement dit, peut-être y avait-il des risques mais la mission devait continuer pour en éviter d'autres. "Face à cette situation, plutôt que de laisser l'accusation se porter sur quelqu'un qui subissait de plein fouet la carence en matériel (le directeur d'Aradopa ndlr), nous sommes de ceux (et pas les seuls) qui ont alerté les autorités pour que l'on évite de sombrer dans une situation dangereuse pour les usagers déjà fragilisés de cette structure. Si l'exercice des missions confiées à cette structure n'étaient pas exercées telles qu'elles le devaient alors, c'est vers les vrais responsables de cette absence de ressources en masques et autres matériels qu'il fallait orienter les griefs. Pas vers un directeur qui faisait et fait ce qu'il peut avec les moyens dont il dispose pour apporter cette aide si nécessaire, particulièrement dans la crise sanitaire que nous subissons."
"Pas que pour une affaire et une erreur"
A la connaissance du président du conseil départemental marnais, aucune autre structure liée au département n'a eu d'injonctions similaires de la part de l'inspecteur du travail. Enfin, concernant le manque de matériel, s'il reconnaît qu'il ne sait pas si les salariés d'Aradopa portent ou non des masques aujourd'hui, Christian Bruyen se veut rassurant. "Au départ, on manquait de ressources. Mais cette situation est, je pense, derrière nous. Le département a commandé des masques chirurgicaux de type FFP1 et du gel hydroalcoolique. Certains sont arrivés, d'autres vont encore venir et nous les avons distribués aux personnels de l'aide à domicile et aux auxiliaires de vie. Ces équipements-là ne sont plus le sujet. Aujourd'hui, ce qui nous occupe, c'est la fourniture de masques barrières à l'ensemble de la population et l'approvisionnement en tests."La Directe de la Marne, de son côté, affirme que l'inspecteur a fauté. Sans commenter les gestes fautifs, mais "il a focalisé sur une association alors qu'elle n’est qu’un cas parmi d’autres. Ce n’est pas le sujet", précise l'administration. Mais il y a eu semble-t-il, des exigences trop importantes. "Clairement, nous n'avons pas de pouvoir localement, précise la Directe, la décision de la suspension a été prise au niveau national. Et ce n’est pas que pour une affaire et une erreur. C’est pour un comportement qui n’est pas le reflet de ce qui est attendu, encore plus maintenant."
Quant aux syndicats qui ont décidé, suite à cette suspension, de couper les liens avec la Directe, ils affirment que l’inspection serait baillonnée. "C’est une stratégie de désinformation, estime la Directe, mais M. Smith défendra sa position s’il le souhaite. On ne suspend pas l’inspection, on traite un sujet avec cet agent car il a décidé, malgré les rappels à l’ordre, d’engager des actions contraires à l’inspection du travail elles mêmes, et elles sont nombreuses. L’inspection se poursuivra et nous n’empêcherons pas d’action de l’inspection du travail. La continuité est assurée."
Affaire à suivre donc, Anthony Smith est pour le moment suspendu de ses fonctions "dans l’intérêt du service", précise le ministère, et à titre conservatoire, dans l’attente de la mise en œuvre d’une possible sanction disciplinaire.