Loi de "sécurité globale" : journalisme et pouvoir, l'éclairage d'Alexis Lévrier, historien du droit de la presse

Alexis Lévrier est maître de conférence à l'université de Reims, spécialiste de l'histoire du journalisme. Il revient sur la loi de sécurité globale, examinée par les députés. L’encadrement de la diffusion d’images des policiers crispe les relations entre le pouvoir et la presse. 

Alors que les députés examinent cette semaine une loi sur la sécurité globale, un journaliste de France 3 a été placé en garde à vue alors qu'il couvrait une manifestation à Paris le 17 novembre, avant d'être relâché le lendemain. D'autres témoignages de journalistes font part de leur incompréhension après avoir été mis de côté lors de couverture de manifestations tendues. Un contexte compliqué entre presse et pouvoir politique, qu'étudie de très près Alexis Lévrier, maître de conférence à l'université de Reims, spécialiste de l'histoire du journalisme. Pour lui, le pouvoir actuel a tendance à limiter le pouvoir de la presse. 

Pourquoi ces tensions entre la presse et le pouvoir ? 

On est dans le prolongement du quinquennat qui se veut "jupitérien", le président de la République estime que la presse doit être à l’écart du pouvoir. Ce qui est nouveau, c’est qu’il y a une volonté dans cet article 24 de la loi sur la sécurité globale, de rendre difficile le travail des journalistes en manifestation, les déclarations de Gérald Darmanin vis a vis des journalistes ont de quoi interroger. Leur demandant de "se rapprocher des autorités" pour couvrir les manifestations. Le ministre de l'Intérieur est ensuite revenu sur ses déclarations, indiquant que les journalistes n'avaient "pas d'obligation" de se signaler auprès des autorités préfectorales. Mais le discours à la presse est : signalez-vous, en fait on rend impossible son travail, heureusement il a rectifié ses propos, il a dit que les journalistes pourraient se signaler en amont aux autorités.

Depuis le le début du quinquennat, le président de la République avait appelé à la "saine distance" avec la presse dans une conférence de presse en 2018, lors de ses voeux à la presse, exactement en 2018. Il a parlé de cette distance en s'opposant au quinquennat précédent marqué par trop de proximité selon lui, d'endogamie, de porosité. Donc Emmanuel Macron a estimé qu'il fallait que les journalistes soient davantage à l'écart. Le problème, c'est que ça s'est traduit, comme souvent, lorsqu'un président a cette attitude très verticale, par une volonté de choisir les journalistes, donc à la fois peu d'interviews dans la presse, des relecture systématiques par l'Élysée lorsqu'il s'agit de la presse écrite.

Des journalistes sont tenus, triés sur le volet, même pour les déplacements. Et ce dès le début du quinquennat avec un déplacement au Mali. Donc il y a eu d'emblée et de manière assumée, une volonté de choisir les journalistes qui peuvent accompagner le président et de limiter au maximum les interventions dans la presse, tout en verrouillant l'information, par exemple sur les questions de vie privée où il organise sa propre médiatisation avec les services de Mimi Marchand qui détient la société Best image.
 

Comment expliquer ce phénomène nouveau vis-à-vis des journalistes en manifestations ?

Toute l'histoire de ce quinquennat est jalonnée de tentatives pour sélectionner les journalistes et les tenir à distance. Alors, cela étant, ce qui se passe dans les manifestations, c'est autre chose, parce que là, c'est pas le président qui agit directement, mais on voit que le comportement des journalistes qui rendent compte des violences policières déplaît. Gérald darmanin, on n'en sait rien dans le détail, mais s'il fait cela, c'est parce qu'il a le consentement du président, et il a décidé d'aller dans le sens de ce que demandent les syndicats de police plutôt que dans le sens de ce qu'exigent les sociétés de journalistes, les syndicats de journalistes, etc.

Cette volonté de plus en plus assumée, va maintenant entrer dans la loi avec cet article 24, pour limiter la possibilité pour les journalistes de filmer les manifestations et de filmer surtout les policiers et les éventuelles dérives dans les comportements des policiers et ceci est évidemment inquiétant.
 



Côté journalistes, est-ce que parfois, c'est encore un peu flou ?

Cette frontière entre journalistes existe. Un de mes collègues, Denis Ruellan, parle de "professionnalisme du flou" à propos du journalisme et j'aime bien cette définition. Parce que dans la profession de journaliste, il faut accepter l'idée que ses frontières avec d'autres métiers, d'autres activités soient porreuses. Cela étant, c'est vrai qu'il y a des figures qui ont émergé dans le cadre du mouvement des gilets jaunes qui existaient déjà, mais on les a surtout vu apparaître à ce moment-là, qui sont des des journalistes à mi-chemin de la presse et du militantisme.

Il y a des exemples qui sont connus comme Gaspard Glanz, comme Alexis Kraland. Leur spécificité, c'est que souvent, ils travaillent pour eux, ils ont leur propre société d'image. Ils travaillent de manière intermittente ou ils ont d'autres activités à côté. Du coup, ils ne veulent pas de carte de presse ne demandent pas et ils sont dans une attitude ambiguë parce que parfois ils participent à ce flou. C'était encore le cas de Taha Bouhafs cette semaine qui criait "tout le monde déteste la police", il a été filmé. Il a aussi dit "la police déteste tout le monde", on l'a vu hurler ça dans une manifestation mardi et le problème c'est que, à un moment, il faut faire un choix quand même. 

Les figures de journaliste et militant il y en a eu dans l'histoire de la presse mais lorsqu'on est dans un contexte aussi violent, il y a des vélléités de la part du pouvoir de sanctionner la presse, c'est dommage de prêter le flanc à la critique. Gaspard Glanz qui est l'un de ces journalistes le plus connu a demandé une carte de presse, il a expliqué ça fin octobre, en disant qu'il n'arrive plus à travailler dans de bonnes conditions. Il est ciblé par la police et qu'il demande une carte de presse pour bénéficier des protections dûes à la presse et la carte de presse c'est nouveau. La carte de passe n'est pas une condition nécessaire pour être journaliste, il y avait des journalistes depuis trois siècles quand elle a été créée en 1935, donc on peut faire du journalisme sans la carte de presse, en revanche quand on a la carte de presse, on a des protections spécifiques et théoriquement on ne doit pas être victime de l'arbitraire policier. 
 


Malgré tout, on l'a vu cette semainen la carte de presse n'empêche pas d'être interpellé ?

Oui c'est bien le problème. Il y a eu deux interpellations. Notamment  un journaliste de France 3 qui a passé une nuit et une matinée en garde à vue, sans aucun motif valable, donc il y a un contexte très problématique, c'est un rapport de force. Entre la police et la presse, et celui qui devrait arbitrer ce rapport de force est le ministre de l'Intérieur. Or, tous les signaux qu'il envoie pour l'instant, sont à destination des syndicats de police. Sans doute parce qu'il doit asseoir sa légitimité comme ministre de l'Intérieur, mais ça ne peut pas se faire au détriment de la liberté de l'information. 

Que peut-on préconiser pour que le divorce ne soit pas totalement consommé ? Pour que les choses s'améliorent, c'est mieux se connaître, mieux se comprendre ?

On peut espérer des rencontres, des rapports plus apaisés, mais je crois aussi que ça doit venir du ministre de l'Intérieur lui-même qui doit clarifier ses déclarations parce qu'il n'est pas possible, comme il l'a fait, de dire à plusieurs reprises qu'il serait désormais impossible de filmer les policiers, de montrer ces images sur les côtés des manifs. Alors que ce n'est pas ce qui est dit dans la loi. 

L'article 24 dit bien que ce sera interdit de filmer quand il y a une volonté d'humilier ou de nuire à un policier. Donc là il y a une restriction dont ne parle jamais Gérald Darmanin dans ses déclarations. Et de la même manière, il ne peut pas laisser dire et répéter comme il l'a fait à plusieurs reprises que les journalistes devront s'accréditer auprès de la préfecture de police. Ça, c'est impossible. Il a ensuite corrigé ses déclarations. Mais on voit qu'il y a une communication flottante, fluctuante, selon les interlocuteurs. Et je crois que c'est d'abord à lui de clarifier sa communication et de rappeler l'importance de la liberté de la presse.

Qu'est ce que ça dénote de l'ambiance du moment quand il y a un problème avec les journalistes d'une manière générale. Le symptôme d'une grosse tension ?

Bien sûr il y a d'autres aspects qui le montrent, on est dans un contexte de crise sanitaire de crise économique, de crise médiatique aussi puisque les médias ont été bousculés dans leur modèle économique qui était déjà fragile et on voit qu'il y a toute une partie de l'opinion publique qui à la faveur de la crise sanitaire, aurait tendance à aller de plus en plus vers un discours complotiste privilégiant les médias alternatifs accusant les journalistes d'être au service du pouvoir. On a bien vu avec le documentaire hold-up à quel point ce discours hostile aux médias, est prégnant dans l'opinion, et influent désormais malheureusement. 

Donc, il y a une faiblesse de la presse. Si en plus elle est attaquée par le pouvoir politique, elle ne pourra plus jouer son rôle nécessaire en démocratie. On a besoin de médias, d'une presse qui peut travailler dans de bonnes conditions pour jouer son rôle de vigie démocratique et pour empêcher que ne s'impose des discours qui sont dangereux parce que hostiles aux médias, mais aussi à tous les pouvoirs, pouvoir judiciaire, pouvoir médical, pouvoir politique. On voit bien à quel point ce discours complotiste est en train de de s'imposer. La presse doit répondre à ça et ce n'est pas en fragilisant son modèle ou ses conditions de travail qu'elle pourra continuer à jouer ce rôle de vigie démocratique. 
 

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