En 2020, de plus en plus d'agriculteurs et de viticulteurs ont choisi de se convertir à "la bio" en Champagne. Malgré le retard de la région par rapport au reste de la France, une dynamique semble s'installer, sous le regard attentif des professionnels du secteur.
Il fait étonnamment chaud, pour un lundi de février. Presque 20 degrés. Romain Henault, un bon mètre quatre-vingt-dix, silhouette élancée, ne porte qu'une simple polaire quand il nous accueille sur son exploitation à Broussy-le-Grand. Installé depuis 2015, il a repris l'exploitation de son père, parti à la retraite. Cinq années plus tard, l'ancien ingénieur dans l'insdustrie se lance dans une nouvelle aventure : la conversion de la partie "grandes cultures" de son exploitation à l'agriculture biologique. "L'idée était de me désengager de ces marchés sur lesquels je ne peux absolument pas être acteur, explique simplement Romain Henault. Pour moi, le bio est l'opportunité d'aller sur ce type de marchés, où on ne dépend pas du marché mondial."
D'un tempérament pragmatique et ouvert à la remise en question, Romain Henault s'est tourné presque naturellement vers l'agriculture biologique. "Dans l'industrie, il y a cette injonction constante, et positive, de vouloir sans cesse évoluer et se remettre en question, analyse-t-il. Tout au long de ma carrière, quand nous mettions en place des pratiques, nous voulions sans cesse savoir comment faire pour les améliorer. Il y a toujours eu cette volonté d'amélioration en continu, que j'ai voulu transcrire au niveau de l'agriculture."
Contrairement à beaucoup de passionnés, ce n'est pas une prise de conscience écologique qui l'a guidé vers ce choix, mais l'opportunité économique d'un nouveau marché en plein essor, affranchi des cours boursiers. "Les parts de marché du bio sont en constante évolution, l'accès au bio est beaucoup plus facile qu'avant (...) C'est un des moyens qui a fait que je suis allé dans ce secteur, plutôt que de rester dans un marché où chaque année, notre seule préoccupation, c'est de suivre la bourse pour connaître le prix de nos productions", justifie le Marnais.
Une inflexion de la courbe depuis 2014
Comme lui, ils sont nombreux à avoir entamé une conversion à l'agriculture biologique en Champagne. Depuis une dizaine d'années, les conversions à l'agriculture biologique augmentent peu à peu dans la région. "Il est vrai que depuis 2014/2015, il y a une inflexion de la courbe où le phénomène s'est encore accentué", détaille Aurélie Parant-Songy, chargée de mission grandes culture à Bio en Grand Est, qui accompagne notamment les agriculteurs dans leur conversion à l'agriculture biologique. En écho à ce qu'explique Romain Henault, Aurélie Parant-Songy le constate également. En plus des progrès techniques du secteur, ce qui convainc de plus en plus d'agriculteurs à franchir le pas, c'est que l'agriculture conventionnelle n'offre plus des prix et des rendements aussi importants que par le passé. "Au niveau des marges, les fermes bio deviennent maintenant plus intéressantes que certaines fermes conventionnelles, énonce la professionnelle. Au tout début, les prix n'étaient pas aussi rémunérateurs qu'aujourd'hui."
Le principal verrou qui fait qu'on s'y intéresse de plus en plus, il est économique. Il y a des producteurs qui viennent avec des motivations environnementales et qui sont rassurés par les aspects économiques, mais il y en a d'autres qui viennent avec des arguments purement économiques. Ils viennent en se disant mon système conventionnel va dans le mur, comment faire pour éviter ça ?
Du côté viticole aussi, la bio attire. Pascal Doquet, président de l'association des champagnes biologiques (ACB), a constaté un réel "coup d'accélérateur" en 2020, avec 70% de surfaces supplémentaires en bio, alors que d'ordinaire, l'augmentation est de l'ordre de 20 à 30%. "On a plus que doublé les conversions par rapport à ce qui se faisait ces dernières années", calcule le président, lui-même vigneron depuis les années 1980.
Seulement 3,8% de surfaces agricols en bio en 2019
Il faut dire que la région n'est pas la plus avancée dans le domaine. En 2019, la moyenne nationale du bio était à 8,9% de la surface agricole utile (SAU). En Champagne-Ardenne, on est loin du compte, avec seulement 3,8% de la SAU convertie à l'agriculture biologique. Le taux le plus important se trouve dans les Ardennes, avec 5,3% de sa SAU convertie, alors que dans la Marne et dans l'Aube, la part de l'agriculture biologique est de 1,9% et 3,1%. La Haute-Marne fait figure de bonne élève, avec 6,8% de surface agricole bio. "On est donc très en retard, reconnaît Aurélie Parant-Songy. Mais la dynamique de conversion est très forte actuellement, donc on le rattrape vite."
Un retard imputé aux aléas climatiques et à des terres très étendues, aux rendements agricoles élevés. Baisser ces rendements implique donc une perte économique plus conséquente. Aurélie Parant-Songy avance également une autre hypothèse : "La Champagne est une des dernières régions qui s'est mise au tout désherbage chimique et c'est une des dernières régions qui en revient." Elle détaille : "Depuis quelques années, il y a eu de nombreux efforts de faits et notamment concernant toutes les certifications comme la viticulture durable en Champagne, VDC, ou encore l'agriculture à haute valeur environnementale, HVE. Et maintenant la bio. La démarche est en cours, mais elle a mis du temps à arriver."
Des certifications de plus en plus exigeantes qui poussent les agriculteurs à sauter le pas de la bio. "Les certifications qui ont le plus progressé cette année sont les certifications HVE ou la VDC, c'est ce que le négoce va petit à petit imposer dans toute la Champagne. Toute les grandes maisons ont développé des programmes pour former leurs livreurs de raisins au raisonné ou au durable. A terme, elles n'achèteront plus de raisin à des vignerons qui n'auront pas une traçabilité et une certification", analyse Pascal Doquet. "Normalement une fois qu'on a arrêté les herbicides, pour aller à la bio ce n'est pas la plus grosse marche qu'il reste à franchir. Je pense que les conversions vont continuer de croître de façon importante."
Quitte à faire des certifications et à utiliser moins de chimie, certains se disent "pourquoi ne pas se certifier en bio ?". Certains font le pas après cette transition entre le conventionnel pur et dur et une utilisation raisonnée, qui amène ensuite le vigneron plus loin dans la démarche.
Les coopératives et les grandes maisons de Champagne se mettent à la bio
Un marché d'autant plus attractif, qu'il offre de plus en plus de débouchés aux agriculteurs et aux vignerons. Auparavant, les coopératives ne valorisaient pas -ou peu- les produits bio dans la région. Côté vin, elles "ont sans cesse augmenté la taille de leur pressoir, avec des capacités allant jusqu'à 8 000 kg. S'il n'y a qu'un vigneron qui fait de la bio, il ne pourra pas remplir un pressoir à lui-seul, décrypte Pascal Doquet. Donc même s'il cultive en bio, l'organisation de la coopérative ne lui permet pas de le faire." Désormais, même les plus grandes comme Nicolas Feuillatte ou l'Union auboise, se mettent à la page. "Elles ont enclenché cette mutation de leur réseau pour tous les vignerons qui voudraient apporter des raisins bio qui soient vinifiés dans un parcours bio."
Et elles ne sont pas les seules. Les grandes maisons s'y mettent aussi. Début 2021, le groupe Vranken-Pommery annonçait engager 60% de son vignoble en agriculture biologique et 116 hectares de la maison de champagne Roederer seront officiellement certifiés bio, lors de la vendange de cette année.