Le ressort de la cour d'appel de Nancy n'échappe pas au malaise qui touche la Justice. Le Premier Président et le Procureur général s'expriment sur la situation humaine et matérielle difficile du ressort de Nancy, à l'occasion de l’audience solennelle de rentrée du vendredi 13 janvier 2023.
Vendredi 13 janvier 2023, la cour d'appel de Nancy en Meurthe-et-Moselle, tient son audience solennelle de rentrée judiciaire. Nous avons rencontré pour un entretien Marc Jean-Talon, le Premier Président et Jean-Jacques Bosc le Procureur général. L'occasion de faire le point sur le malaise qui touche l'institution et les mesures annoncées par le Eric Dupond-Moretti, le Garde des sceaux pour y remédier.
Quelle est la situation dans les tribunaux du ressort de la cour d'appel de Nancy ?
(Marc Jean-Talon, Premier Président) Malgré les efforts déjà entrepris par les budgets précédents, les difficultés sont toujours nombreuses et importantes. Dans les greffes par exemple, sur les 436 postes attribués par la Chancellerie, 54 ne sont pas occupés, c'est à dire plus de 10%, ce qui pose des difficultés de fonctionnement importantes. Cela a amené en 2022 le tribunal judiciaire de Briey à suspendre des audiences civiles pendant plusieurs mois parce qu'il n'y avait ni magistrat ni greffier pour rendre la justice.
Quels sont les autres problèmes ?
Des services du Siège sont en très grande difficulté. Les juges d'instruction de Nancy par exemple gèrent plus de 130 dossiers en moyenne dans leurs cabinets ce qui est énorme. Les juges aux affaires familiales de Nancy fixent 40 dossiers pour une demi-journée. Même si seulement une vingtaine sont retenus, cela fait en moyenne 12 minutes par dossier.
Un juge des enfants à Nancy doit s'occuper de 400 dossiers d'enfants en difficulté, ça n'est pas raisonnable
Marc Jean-Talon, premier président de la cour d'appel de Nancy
Un juge des enfants à Nancy doit s'occuper de 400 dossiers d'enfants en difficulté, ça n'est pas raisonnable non plus. La situation est donc suffisamment sérieuse pour que je considère moi, à ma place, que la justice n'est pas correctement rendue et qu'il faut des moyens supplémentaires.
Qu'en est-t-il de la situation budgétaire ?
Sur l'année 2022, nous avions un budget de frais de justice de 8,6 millions €. Ce sont les frais qui permettent à la Justice notamment pénale de fonctionner : rémunération des experts, des interprètes, l'indemnisation des jurés. Nous avons des sommes engagées à hauteur de 2,7 millions que nous ne pouvons pas payer. Vous voyez que la situation demeure périlleuse.
Monsieur Jean-Jacques Bosc, quelle est la situation du Parquet ? Est-elle aussi difficile que celle du Siège ?
(Jean-Jacques Bosc) En ce qui concerne les effectifs du Parquet, nous sommes à peu près au complet donc je suis moins confronté aux difficultés que le Premier Président. Pour autant, on affecte de plus en plus de missions au Parquet. Avant, le Ministère Public avait la charge des enquêtes, des poursuites, des condamnations et de l'exécution des peines. Aujourd'hui s'ajoute une mission de protection des victimes.
C'est à dire ?
S'agissant par exemple des affaires de violence conjugales, on demande au Parquet lorsqu'une personne est détenue et qu'elle est libérée, de faire prévenir la victime de cette libération toute chose qui n'existait pas.
Le Garde des sceaux a annoncé une série de mesures pour réformer l'institution. Qu'en pensez-vous ?
(Marc Jean-Talon) Il faut d'abord dire que les efforts budgétaires qui sont consentis par le Gouvernement sont très appréciables dans un contexte budgétaire global contraint. Ce sont des mesures qui étaient attendues depuis longtemps et qui, sur le principe, sont extrêmement satisfaisantes. Pour le moment, je pense que nous sommes encore en deçà de ce qui est nécessaire pour un bon fonctionnement de la justice. Les effectifs ne vont pas être recrutés par un coup de baguette magique. Si nous voulons maintenir une qualité suffisante des recrutements, tout cela devrait être lissé dans le temps. Ensuite tout n'est pas budgétaire. Il est nécessaire de modifier un grand nombre de modes d'organisation et de fonctionnement au sein du ministère de la Justice.
Par exemple ?
il faut modifier en profondeur la politique numérique qui n'est pas satisfaisante du tout avec notamment les grandes applications du ministère de la Justice qui ne donne pas satisfaction. Des efforts immobiliers devrons aussi être faits puisque si nous recrutons, il faudra bien que nous logions toutes ces personnes.
Le Garde des sceaux veut donner plus d'autonomie aux chefs de cours par rapport à l'administration centrale, qu'en pensez-vous ?
C'est très intéressant dans un certain sens puisque la déconcentration des décisions est nécessaire. Beaucoup de décisions peuvent être prises au plus près du terrain. Évidemment, ici aussi, cela nécessite des effectifs supplémentaires.
Les prérogatives du Parquet ont beaucoup évolué pour soulager les tribunaux ?
(Jean-Jacques Bosc) La mise en place des mesures alternatives a fait que le Ministère Public a pris en compte de plus en plus d'affaires pour ne plus les soumettre aux tribunaux, lesquels étaient déjà en difficulté pour juger toutes les affaires. Il y a donc eu cette politique de transfert qui s'est faite au profit des Parquets et ça s'est accompagné d'un Ministère Public de plus en plus indépendant vis-à-vis du pouvoir politique.
L'indépendance du parquet a toujours été mise en cause notamment au niveau européen
La loi de juillet 2013 dit que le Garde des sceaux ne peut plus donner d'instructions individuelles au Parquet mais en même temps, la jurisprudence européenne lui conteste ce rôle en quelque sorte de juge en disant, qu'il doit être une autorité de poursuite. En tant qu'autorité de poursuite, il est souhaitable qu'il soit indépendant du pouvoir politique.
Comment sortir de cette situation ambigüe ?
L'idée est de transférer au juge un certain nombre des prérogatives que le Parquet exerce actuellement au motif qu'il n'est pas indépendant vis-à-vis de la procédure. Et en même temps le Premier Président vous dit il faut quand même qu'on limite l'office du juge... La question se pose : si le Parquet n'assure plus une partie de ses prérogatives, qui va le faire ? A l'heure actuelle ce n'est pas du tout tranché. Je pense qu'il faut repositionner son rôle, savoir très exactement ce qu'on veut que le Parquet fasse.
En effet, la Justice est une institution en souffrance, aussi sur le plan humain
(Marc Jean-Talon) La difficulté principale que l'on peut pointer, c'est la perte de sens rencontrée par un certain nombre de magistrats du fait de l'idéal de justice qu'ils portent et la contradiction avec la réalité de leur exercice quotidien : lourd, pénible, parfois mal organisé et donc finalement une opposition frontale entre une belle idée et une réalisation difficile.
La crise de la Justice réside aussi dans le manque de confiance de nos concitoyens dans l'institution, ce que ressentent mal d'ailleurs les magistrats
Jean-Jacques Bosc, procureur général de la cour d'appel de Nancy
(Jean-Jacques Bosc) La crise de la Justice réside aussi dans le manque de confiance de nos concitoyens dans l'institution, ce que ressentent mal d'ailleurs les magistrats. Ça tient également aux critiques systématiques et caricaturales dont elle fait l'objet parfois à longueur de journée. Je pense que cela explique aussi cette crise notamment chez les jeunes magistrats parce que personne n'est reconnaissant du travail qu'ils font.
Vous faites référence aux attaques récentes de certains hommes politiques contre l'institution ?
(Jean-Jacques Bosc) Le Président de la République est intervenu à Poitiers le 18 octobre 2021. Il a dit dans son discours et je pense que c'est important, qu'il fallait respecter la Justice. J'ai retrouvé dans mes archives un discours que Monsieur Giscard d'Estaing avait prononcé en 1979 où il disait la même chose que le président Macron en 2021. Il y a quand même une persistance dans ces critiques qui sont je pense, une des sources du malaise.
(Marc Jean-Talon) A l'origine de cette crise, puisque l'on peut parler de véritable crise, on trouve aussi la profusion de textes donnant des compétences complémentaires à l'institution judiciaire, mais se désintéressant totalement des conditions de leur application. Par exemple, créer de nouvelles charges sans se soucier de la manière dont l'institution judiciaire va pouvoir y faire face.
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Conscients que cette situation difficile ne se réglera pas du jour au lendemain, les deux chefs de cour prennent acte des annonces du Garde des sceaux et espèrent les voir se concrétiser rapidement.
Ils sont aussi garants de la santé au travail des fonctionnaires sous leurs ordres. A ce titre, ils expriment une réelle préoccupation. Les conditions de travail sont aussi leur priorité afin que la justice puisse s'exercer dans les meilleures conditions possibles, ce que les justiciables sont en droit d'attendre d'une institution qui agit au coeur de la société.