" La cuisine au placard", aux éditions Kairos est un ouvrage étonnant écrit avec les détenus de la prison de Toul. Un ouvrage dirigé par Françoise Klein à découvrir au "Livre sur la place" dès ce week-end des 11 et 12 septembre 2021.
"Avec un filet d’huile d’olive dans un faitout, j’ai fait dorer 5 oignons coupés grossièrement, sel et poivre, avec des navets et des carottes en morceaux noyés dans un bouillon d’eau de source avec deux cubes saveur mouton plus deux cuillères à soupe d’herbes de Provence. 15 mn plus tard, j’ai ajouté un kilo de collier d’agneau tranché, un kilo de viande à couscous en morceaux (1/2 bœuf, 1/2 veau) et à ébullition, quelques piments entiers, des pommes de terre, des feuilles de chou et des poireaux et j’ai laissé mijoter. Deux heures plus tard, dans une partie du bouillon, j’ai fait cuire 45 mn d’autres carottes, pommes de terre, choux, navets et poireaux, plus fermes ceux-là, le tout réuni dans le faitout avec 6 gousses d’ail finement coupées. À ébullition, j’ai ajouté pour finir 2 boites de pois chiches et 3 sachets de gruyère râpé. Je ne pouvais ni me déplacer, ni partager le repas puisque j’étais encore arrivant en quartier fermé. Je leur ai donc donné rendez-vous et j’ai vu arriver une bande de gloutons, ils ont emporté la marmite, comme des pirates leur butin..." (Denis)
Parler de cuisine derrière les barreaux, une idée folle... Oui, une idée follement intéressante tant la cuisine dit de choses des hommes. Une idée qui a germé dans la tête de Françoise Klein, comédienne, artiste aux multiples facettes qui intervient depuis une quinzaine d'années au centre de détention de Toul auprès de détenus "longues peines". Elle y installe ce qu'elle appelle un laboratoire. "Ce livre, autour des nourritures, est le fruit de ce que j'ai reçu comme un cadeau des détenus nous accueillant dans leur cellule, lors de sessions de travail du laboratoire ". Pour cet ouvrage collectif, "La cuisine au placard", les détenus ont ouvert leur cellule, leur réfrigérateur. On y découvre des "tranches de vie" comme nous l’explique Françoise Klein. Ainsi, un détenu raconte : moi, j’ai des sacs, je mets la couette dedans, j’enlève les draps, je mets une serviette sur l’armoire pour pas que l’odeur rentre dedans. Comme je suis en début de coursive, en début d’escalier, il y a beaucoup de passage chez moi et je n’ai pas trop envie d’ouvrir la porte, alors je mets un ventilateur pour que ça parte… Pour protéger le linge. (Morgan)
Un autre raconte dans l'ouvrage : "Pour ma part, c’est Morgan qui m’a fait découvrir la cuisine. Il y a peu de temps, je ne savais pas cuire un steak, aujourd’hui, je maîtrise les cuissons et je sais faire quelques desserts… Nous pourrions presque dire que c’est la cuisine qui fédère cette ruche, nous sociabilise, et nous permet d’ouvrir des débats et d’avoir un regard sur d’autres cultures". (Abder)
"Avec mon beau-père militaire, je ne sais pas si c’est l’éducation, il était paysan, ou la déformation professionnelle, quoiqu’il en soit, il était interdit de dire qu’on n’aimait pas un truc rien qu’en le voyant. Encore un fameux plat, qu’il m’est impossible aujourd’hui d’avaler. Quand j’en vois dans les rayons des marchés, impossible de ne pas avoir cette nausée qui me remonte. La tapenade noire, la purée d’olives. Enfant, on comprend, si on vous dit qu’il faut goûter avant de dire qu’on n’aime pas. Mais à dix ans, on sait qu’on ne va pas aimer, l’odeur qui arrive aux narines, quand on ouvre le pot, c’est insupportable. J’ai quand même goûté à contrecœur et j’ai tout de suite dit que j’aimais pas. C’était son plat préféré, il ne supportait pas qu’on puisse dire que c’était pas bon alors il a voulu me forcer, chaque fois qu’il en mangeait, jusqu’à ce que je finisse par aimer, mais j’en suis écoeuré."
Nous sommes arrivés et il avait préparé un gâteau de bienvenue. C’était incroyable.
Françoise Klein explore le sensible. Elle parvient grâce à son approche sans jugment à les intéresser. Accompagnée de toute une équipe composée d'un sociologue, Thibaut Besozzi, d'un philosophe, Franck Cosson, de Gaëtan Dheilly, conseiller d’insertion et de probation, de France Wagner, médiatrice culturelle, de Claude Philippot, photographe et d'autres, elle leur offre un espace, "un possible" comme elle dit. Elle ajoute : "L’un des détenus un jour me dit : moi, je ne peux pas venir à un atelier d’écriture, mais je cuisine beaucoup. Venez me voir dans ma cellule. La semaine suivante, nous sommes arrivés et il avait préparé un gâteau de bienvenue. C’était incroyable."
Chacun connaît ses placards, c’est une façon de dire que vous savez ce qu’il est possible de faire avec ce que vous avez en réserve
Derrière les barreaux, pour cuisiner, il faut "cantiner". Un système de bons, puisque l’argent en espèce n’y circule pas en principe, qui permet, de passer commande de produits. Dans l’ouvrage, les détenus racontent : " Nous sommes une bande de copains, cinq à six principalement. Généralement, nous cantinons chacun de notre côté et faisons le repas du soir que nous partageons et mangeons réunis. On prévoit rarement, sauf pour un anniversaire ou un jour spécial. Chacun cantine ce qu’il peut et on prend le repas dans le rire, le plaisir, et la convivialité"(Didier).
"Il faut attendre une dizaine de jours entre la commande et la réception des produits" (Denis). "Généralement, les invitations se font au gré des rencontres du jour. Rien n’est vraiment programmé, organisé, comme dans la vie en général, comme dans la vraie vie extérieure. Ici, le rapport au temps est différent. Chacun connaît ses placards, c’est une façon de dire que vous savez ce qu’il est possible de faire avec ce que vous avez en réserve. Bien sûr, s’il vous manque un petit quelque chose, pas d’inquiétude, on peut tirer la porte du voisin qui regardera ce qu’il peut faire. Par ce geste, il devient un invité "(Thierry).
Je voulais des séries de frigos et des séries de placards
Françoise Klein nous raconte comment les différents intervenants se sont intéressés à ce quotidien en prison : " France Wagner a travaillé avec eux sur le thème du petit déjeuner. Un moment au sortir du sommeil, quand tu es enfermé comment tu te retrouves dans ta cellule tous les matins. Comment tu organises des petits rituels pour démarrer une nouvelle journée en prison ". Pour les photographies, elle a travaillé avec son complice de toujours, Claude Philippot : "Je voulais des séries de frigos et des séries de placards. C’était un peu mon fil conducteur". Le résultat est une série de photographies étonnantes, dans lesquelles on trouve une sorte d’autoportrait des détenus ou du moins ce qu’ils veulent bien nous en montrer.
Quand j’ai pensé jardin, j’ai pensé bouffe et partage
On découvre qu’au centre de détention de Toul, il existe un jardin. Un endroit assez unique nous explique Françoise Klein qui ajoute : "Le travail avec la terre est extrêmement reconstructeur. L’un des détenus du jardin, que j’ai croisé, m’a dit "avec tous ces pieds de tomates, moi, je ne peux pas tout manger donc j’en donne. "On a la possibilité de faire un jardin ici alors que c’est rare dans d’autres prisons.Quand j’ai pensé jardin, j’ai pensé bouffe et partage". (Didier)
Françoise Klein travaille depuis une quinzaine d'années avec les détenus de la prison de Toul. Après avoir découvert des oursons en peluche abandonnés par milliers dans une annexe de la prison, elle a travaillé avec Claude Philippot et les détenus sur le thème de l'ours. En 2018, ce travail avait fait l'objet d'une exposition au Centre Culturel André Malraux de Vandoeuvre-les-Nancy. Certains des détenus avaient été autorisés à sortir pour assister au vernissage. Voyez ce reportage réalisé à cette occasion.
"La cuisine au placard" est sélectionné au salon du livre gourmand de Périgueux en novembre. Preuve s'il en fallait encore une que la cuisine, où qu'elle soit, rassemble et que les expériences culinaires derrière les barreaux sont d'abord de la cuisine. Avant Périgueux, la Lorraine, Françoise Klein est présente au "livre sur la place" à Nancy ce week-end 11 et 12 septembre 2021 pour échanger au sujet de cet ouvrage autour d'une table.