Nancy : Alexandre Grothendieck, un des plus grands mathématiciens du 20e siècle, "Récoltes et Semailles" son autobiographie posthume enfin publiée

Alexandre Grotendieck, un des plus grands mathématiciens du 20e siècle, décédé en 2014, a entamé sa carrière à Nancy en 1949, auprès de l'avant-garde de mathématiques. Il a été admis après avoir résolu quatorze problèmes irrésolus. En ce début d'année 2022, Gallimard publie "Récoltes et Semailles", un pavé de plus de 900 pages, écrit par Grothendieck en 1985 alors qu'il était devenu ermite.

Gallimard vient de publier une œuvre posthume du génie des mathématiques Alexandre Grothendieck. "Récoltes et Semailles", une œuvre écrite il y a presque 40 ans, mais qui n’avait pas été publiée jusque-là.  Le livre circulait dans le monde universitaire. Un pavé de plus de 900 pages dans lequel Alexandre Grothendieck raconte sa vie, ses rencontres, ses amitiés et ses inimitiés. On y trouve aussi des réflexions personnelles sur les mathématiques, l'éthique et sur les mathématiciens avec lesquels il n’est pas toujours très tendre. On y découvre que Nancy a été une étape majeure pour sa carrière. Il y fera des rencontres décisives. 

J’ai eu personnellement le privilège d’assister de près, à cette époque, à l’éclosion du talent de cet extraordinaire "débutant" qui à 20 ans était déjà un maître.

Jean Dieudonné, mathématicien, Maître de conférence à Nancy, à l’occasion de l’attribution de la médaille Fields, en 1966

https://www.mathunion.org/

1949/1953 : Nancy, une parenthèse enchantée 

En 1944, il a 18 ans, son bac en poche, Alexandre Grothendieck n'a pas encore été identifié comme le génie qu'il est. Il s'inscrit à l'Université de Montpellier. En 1948, il se rend à Paris avec une lettre de recommandation signée par un de ses professeurs. Il est admis à l’École Nationale Supérieure par Henri Cartan, mathématicien, né à Nancy. L’année suivante, Alexandre Grothendieck a 21 ans, quand Henri Cartan lui conseille de rejoindre Jean Dieudonné et Laurent Schwartz qui se trouvent à Nancy dans le but de préparer sa thèse. La ville est l’un des "bastions" mathématiques, à cette époque, dans le domaine de l'analyse fonctionnelle. "Laurent Schwartz, pour tester les capacités de Grothendieck, lui confie un article qu'il venait de publier avec Dieudonné et qui contient une liste de quatorze problèmes irrésolus, en lui suggérant d'en regarder un ou deux pour se familiariser avec le domaine. Grothendieck les résoudra tous en quelques mois. C'est le début de sa carrière mathématique." 

Jean Dieudonné dira de lui plus tard, en 1966, dans un texte de présentation à l'occasion de l'attribution de la médaille Fields (l'équivalent du Nobel en mathématiques) à Alexandre Grothendieck : "J’ai eu personnellement le privilège d’assister de près, à cette époque, à l’éclosion du talent de cet extraordinaire "débutant ", qui à 20 ans était déjà un maître ; et, avec 10 ans de recul, je considère toujours que l’œuvre de Grothendieck de cette période reste, avec celle de Banach, celle qui a le plus fortement marqué cette partie des mathématiques."

J’ai été reçu avec affection à Nancy, en 1949, dans la maison de Laurent et Hélène Schwartz où je faisais un peu partie de la famille

Alexandre Grothendieck, "Récoltes et Semailles" (Gallimard)

Dans son livre  "Récoltes et Semailles", Alexandre Grothendieck évoque Nancy à plusieurs moments. Il faut dire qu'il a 21 ans et qu'il va comprendre l'importance des mathématiques dans sa vie : " J’ai été reçu avec affection à Nancy, en 1949, dans la maison de Laurent et Hélène Schwartz où je faisais un peu partie de la famille, celle de Dieudonné, celle de Godement (qu’en un temps, je hantais également régulièrement). Cette chaleur affectueuse qui a entouré mes premiers pas dans le monde mathématique, et que j’ai eue tendance un peu à oublier, a été importante pour toute ma vie de mathématicien. C’est elle sûrement qui a donné une semblable tonalité chaleureuse à ma relation au milieu que mes aînés incarnaient pour moi, elle a donné toute sa force à mon identification à ce milieu, et tout son sens à ce nom de "communauté mathématique". 

Il écrit aussi toute l'admiration qu'il porte à Jean Dieudonné :  "Si j’ai vu un mathématicien faire usage d’un puissant et élémentaire "pouvoir d’encouragement", c’est bien lui ! Je n’y ai jamais re-songé avant cet instant, mais je me souviens maintenant que c’est dans ces dispositions aussi qu’il avait accueilli déjà, mes tout premiers résultats à Nancy, résolvant des questions qu’il avait posées avec Schwartz. C’étaient des résultats tout modestes, rien de génial ni d’extraordinaire certes, on pourrait dire qu’il n’y avait pas de quoi s’émerveiller. J’ai vu depuis des choses de toute autre envergure rejetées par le dédain sans réplique de collègues qui se prennent pour de grands mathématiciens. Dieudonné n’était nullement encombré de semblable prétention, justifiée ou non. Il n’y avait rien de ce genre qui l’empêchait d’être ravi même par les petites choses. (…) De tous les mathématiciens que j’ai connus, c’est en Dieudonné que ce "don" m’est apparu de la façon la plus éclatante, la plus communicative, la plus agissante aussi peut-être, je ne saurais dire." 

Jean Dieudonné et ses grosses colères 

"Si je fouille dans ce sens, je peux dire que lors de la première fois où j’ai été reçu chez Dieudonné à Nancy, avec l’amabilité pleine de délicatesse qu’il a toujours eue avec moi, j’ai été un peu éberlué par la façon dont cet homme raffiné et affable parlait de ses étudiants - tous des abrutis autant dire ! C’était une corvée de leur faire des cours, auxquels il était évident qu’ils ne comprenaient rien. Après 1970, j’ai entendu les échos venant du côté amphithéâtre, et j’ai su que Dieudonné était bel et bien craint des étudiants. Pourtant, alors qu’il était réputé pour avoir des opinions tranchées et pour les servir avec une franchise parfois tonitruante, je ne l’ai jamais vu se comporter d’une façon blessante ou humiliante, y compris en présence de collègues dont il avait piètre estime, ou aux moments de ses légendaires grosses colères, qui s’apaisaient aussi rapidement et aisément qu’elles avaient surgi."

nous passions souvent à Nancy des soirées, et parfois des nuits, à chanter, à jouer du piano (c’était Terry qui jouait alors.), à parler musique qui était leur passion

Alexandre Grothendieck, "Récoltes et Semailles" (Gallimard)

À Nancy, il a aussi trouvé des amis. "Avec Terry Mirkil et sa femme Presocia, menue et fragile comme lui, était râblé, avec un air de douceur dans l’un et dans l’autre, nous passions souvent à Nancy des soirées, et parfois des nuits, à chanter, à jouer du piano (c’était Terry qui jouait alors.), à parler musique qui était leur passion, et de choses et d’autres importantes dans nos vies. Pas des plus importantes, il est vrai - pas de celles qui toujours sont tues si soigneusement. Cette amitié m’a beaucoup apporté pourtant. Terry avait une finesse, un discernement qui me faisait défaut, pendant que la plus grande partie de mon énergie était déjà polarisée sur les mathématiques. Bien plus que moi, il avait gardé le sens des choses simples et essentielles - le soleil, la pluie, la terre, le vent, le chant, l’amitié"

Je ne me rappelle pas qu’on se soit jamais ennuyé à l’école, à ce moment. Il avait la magie des nombres, et celle des mots, des signes et des sons

Alexandre Grothendieck, "Récoltes et Semailles" (Gallimard)

Dans cette autobiographie, qui circule depuis longtemps dans l’univers des mathématiciens, Alexandre Grothendieck raconte son enfance. "Quand j’étais gosse, j’aimais bien aller à l’école. On avait le même maître pour nous enseigner à lire et à écrire, le calcul, le chant (il jouait d’un petit violon pour nous accompagner.), ou les hommes préhistoriques et la découverte du feu. Je ne me rappelle pas qu’on se soit jamais ennuyé à l’école, à ce moment. Il avait la magie des nombres, et celle des mots, des signes et des sons. Celle de la rime aussi, dans les chansons ou dans les petits poèmes. Il semblait y avoir dans la rime un mystère au-delà des mots."

La première année de lycée en France, en 1940, j’étais interné avec ma mère au camp de concentration, à Rieucros près de Mende. C’était la guerre, et on était des étrangers - des "indésirables"

Alexandre Grothendieck, "Récoltes et Semailles" (Gallimard)

"Au lycée, en Allemagne d’abord la première année, puis en France, j’étais bon élève, sans être pour autant "l’élève brillant". Je m’investissais sans compter dans ce qui m’intéressait le plus et avait tendance à négliger ce qui m’intéressait moins, sans trop me soucier de l’appréciation du "prof". La première année de lycée en France, en 1940, j’étais interné avec ma mère au camp de concentration, à Rieucros près de Mende. C’était la guerre, et on était des étrangers - des "indésirables", comme on disait. Mais l’administration du camp fermait un œil pour les gosses du camp, tout indésirables qu’ils soient. On entrait et sortait un peu comme on voulait. J’étais le plus âgé, et le seul à aller au lycée, à quatre ou cinq kilomètres de là, qu’il neige ou qu’il vente, avec des chaussures de fortune qui toujours prenaient l’eau. Je me rappelle encore la première "composition de maths", où le prof m’a collé une mauvaise note, pour la démonstration d’un des "trois cas d’égalité des triangles". Ma démonstration n’était pas celle du bouquin, qu’il suivait religieusement.

Mon propos dans Récoltes et Semailles a été de parler de l’un et de l’autre aspect de la pulsion de connaissance, de la peur et de ses antidotes vaniteux

Alexandre Grothendieck, "Récoltes et Semailles" (Gallimard)

"Mon propos dans Récoltes et Semailles a été de parler de l’un et de l’autre aspect de la pulsion de connaissance, de la peur et de ses antidotes vaniteux. Je crois "comprendre", ou du moins connaître la pulsion et sa nature. (Peut-être un jour découvrirai-je, émerveillé, à quel point je me faisais illusion). Mais, pour ce qui est de la peur et de la vanité, et les insidieux blocages de la créativité qui en dérivent, je sais bien que je n’ai pas été au fond de cette grande énigme."

Alexandre Grothendieck sera Professeur permanent à l'IHES de 1958 à 1970. "L’exigence, l’originalité et la générosité de Grothendieck ont fondé l’esprit de l’Institut. Ce niveau d’excellence qu’il a porté est depuis un atout majeur tout autant qu’une responsabilité pour l’Institut". Après s'être "évadé" du monde dans les années 70 pour vivre comme un ermite, il décide d'écrire son autobiographie. 

Alexandre Grothendieck est décédé le 13 novembre 2014

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