Depuis fin mars, les 20 communes de l'agglomération de Nancy appliquent un couvre-feu de 22h à 5h du matin. 500 amendes ont été dressées par les forces de police. Un constat : ce sont souvent les plus démunis que l'on croise la nuit. 
 

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Il est presque 22 heures. Et à Nancy, sur la place Stanislas, trois personnes se dépêchent de terminer leur sortie du soir. La plupart, en compagnie de leur chien et cigarette à la main. Un passant en profite également pour faire un selfie. Comme pour dire : “J'y étais”. Le cœur de Nancy, sa carte postale, d'habitude aussi vivant que caricatural est éteint. Depuis un mois, les bars et restaurants sont fermés. Plus personne sur les «lices», ces longues barrières basses et épaisses réapparues avec la réhabilitation des lieux, il y a 15 ans. Plus de flâneurs, plus de vie, exceptée...un jogger qui arrive à toute vitesse depuis la Porte Héré. “Il est quelle heure s'il vous plait ?” me demande t-il tout en poursuivant son effort... “Bientôt 22 heures”. “Merci, il faut que je fasse vite alors”. A peine ai-je le temps d'entendre sa réponse qu'il disparaît sous une des grilles monumentales de Jean Lamour, donnant sur la rue des Dominicains.

Car à 22 heures, la ville “humaniste” a instauré un couvre-feu quotidien au nom de l'urgence sanitaire. Comme à Nice, Béziers ou Mulhouse, il n'est plus possible de se déplacer sauf en cas de force majeure où pour raison professionnelle… Et toute l'agglomération nancéienne s'est pliée à cette décision. Dans ses 20 communes, “le déplacement de toute personne est interdit de 22h00 à 05h00”. Un arrêté préfectoral scelle la décision vendredi 27 mars 2020.

Le dispositif nécessite des policiers. Aussi bien municipaux que nationaux. Aux premières loges, Emmanuel et Jérôme. Tous les deux travaillent au G.S.P. (Groupe de sécurité et de proximité) de Nancy. Cette unité spécialisée est chargée de lutter contre la délinquance. L'équivalent d'une Bac, mais en uniforme. Mais depuis le couvre-feu, “nos missions ont été un peu redéfinies en raison du Covid-19” explique Emmanuel, chef adjoint du GSP, “on ne va pas se raconter d'histoires : on a beaucoup moins de temps pour s'occuper par exemple du trafic de stupéfiant.

Pourtant, lors de leur rondes nocturnes, ils gardent l'œil comme leurs collègues nancéiens. “Un flagrant délit, c'est toujours possible” explique Emmanuel. Chaque soir, une dizaine de patrouilles, soit une trentaine d'hommes, est sur le terrain. Leur mission : s'assurer que le couvre-feu est bien respecté. Boulevard Lobau, à l'Hôtel de police, Emmanuel et Jérôme font équipe ce jeudi 16 avril 2020. Direction le Haut-du-Lièvre, un des quartiers dits “sensibles” de Nancy. “Cet après-midi, on y a joué au chat et à la souris avec des dealers“ raconte Emmanuel, “ce soir, ce sera contrôle dans le cadre du couvre-feu.
 

Première étape : le Haut-du-Lièvre


Arrivée sur le quartier qui surplombe Nancy, direction le centre commercial Tamaris. Il faut traverser la cité depuis l'Espace commercial du Plateau de Haye. Un livreur Uber Eats quitte une pizzeria pour aller effectuer une livraison sur son scooter. “D'habitude, il y a toujours des regroupements autour des grands frères. Certains n'hésitent pas à descendre des chaises et transforment les lieux en terrasse“ explique Emmanuel. Mais ce soir. Personne. Pas un chat. Pas une âme qui vive hormis une silhouette à une trentaine de mètres. On peut distinguer un jeune homme assis, en train de consulter son téléphone portable.
 

Ce sera 135 euros monsieur. Maintenant, rentrez chez vous
- Emmanuel (Police Nationale)


Emmanuel et Jérôme décident de le contrôler. Après avoir garé leur véhicule, l'opération s'effectue masqués et en respectant les gestes barrières. A chaque fois, la même interrogation : “Bonsoir Monsieur. Police Nationale. Que faites vous dehors s'il vous plait ?” Le jeune homme part dans des explications vagues dans un français très approximatif. Il n'a pas d'attestation de sortie mais surtout, il ne respecte pas le couvre-feu. Il est 22h30. “Je ne sais pas, je ne sais pas...” répète t-il. Il ne convainc pas les deux policiers qui décident de lui infliger une amende. “Ce sera 135 euros monsieur. Maintenant, rentrez chez vous.” La procédure de verbalisation a été simplifiée. Vérification d'identité. Prise d'adresse. Pas de signature du contrevenant pour éviter tout contact. Le jeune homme recevra son PV dans quelques jours par courrier.

Depuis le couvre-feu, le quartier est beaucoup plus calme et ça évite que les gens se baladent en permanence” explique l'un des deux policiers. C'est une réalité, après avoir sillonné le quartier, rue par rue, pendant au moins une quarantaine de minutes, la patrouille ne croise qu'un seul véhicule. A son bord, un habitant du quartier qui déclare rentrer du travail et ne pas trouver de place pour se garer. Malgré de sérieux doutes, il passera à travers les mailles avec un rappel à l'ordre sur les règles applicables lors du couvre-feu. “Attention, à la prochaine fois
 

Après le Haut-du-lièvre, direction le centre-ville. Les rumeurs vont bon train sur les réseaux sociaux concernant des matchs de foot place Carnot, l'organisation de fêtes clandestines, des trafics de drogue place de la gare, des rodéos dans les cités... Mais ce jeudi soir, rien de tout ce folklore 2.0… Nancy est terriblement calme et vide. Néanmoins, il y a bien des personnes dehors mais la plupart sont des égarés de la vie. Plusieurs SDF comme celui croisé devant les vitraux de la C.C.I. de Meurthe-et-Moselle. Claude (1) erre dans la rue avec son énorme sac à dos. Il y a quelques minutes, il s'est déjà fait contrôler par une autre patrouille du GSP. “J'en termine avec vos collègues” explique, désabusé, l'homme d'une cinquantaine d'années. “Ils ne m'ont pas mis d'amende... De toute façon, j'en ai déjà eu trois depuis le début du couvre-feu. Au 115, on me dit que c'est plein. Je n'ai plus de foyer. Je ne sais pas où dormir. Je n'ai que la rue”. Emmanuel n'a pas de réponse hormis passer l'éponge et l'encourager à trouver une solution. “Vous ne savez pas où je peux trouver de l'eau, j'ai soif... J'ai 60 centimes” le coupe Claude en comptant les pièces qu'il vient de sortir de sa poche. “Mais Monsieur, tout est fermé” lui répond Emmanuel. “Ah bon, merci quand même.” Il disparaît en se dirigeant vers la gare.
 

André (1) lui n'a pas eu autant de chance. Lorsqu'il est interpellé à proximité de la place du marché, il déclare venir de Jarville. “Mais c'est à 3 km d'ici, monsieur et vous êtes à pieds ? Vous ne savez pas qu'il y a un couvre-feu ?” “Non” répond franchement l'homme d'une cinquantaine d'années, qui dépose son sac à dos en terre. “Je vais avoir une amende ?” demande t-il au policier “Je me baladais, je ne fais rien de mal... C'est combien l'amende ?”. L'annonce du montant,135 euros, fait très mal et le déboussole complètement. Il ne cesse alors de répéter en boucle “135 euros ! Ah bon... 135 euros...” Après avoir donné son identité, André se roule une cigarette et repart vers un “chez lui” qu'on a peine à imaginer. Je m'adresse alors discrètement à un des deux policiers. “En fin de compte, la nuit, vous n'échappez pas à la misère ? On ne peut pas l'éviter. Je résume fidèlement votre travail en ce moment ?”. “Si vous voulez... mais ce qui se passe dans la rue, c'est rien par rapport à ce qui peut se passer autour de vous, dans ces appartements ou ces immeubles...” me répond-il. A Nancy, les signalements pour violence conjugale ont augmenté de 10% depuis la crise du coronavirus.
 

Je ne veux pas de contravention, je ne veux pas de contravention
- Un contrevenant


Un peu plus loin, quelques minutes plus tard, c'est un homme tentant de forcer la porte d'un bar-restaurant de la rue Saint-Dizier qui attire l'attention des deux policiers. Martin (1) a soigneusement garé son vélo devant la vitrine. “Bonsoir Monsieur, je pourrais savoir ce que vous faites dehors à cette heure-ci et ce que vous êtes en train de faire ?” lui demande Emmanuel. “Je voudrais aller aux toilettes mais c'est fermé” lui répond Martin, qui a beaucoup de mal à cacher son ivresse. Il a bien une attestation de déplacement dérogatoire datée du jour... avec une heure de sortie mentionnée à 17h00. Il est un peu plus de minuit. L'homme part alors dans de vagues explications. “J'ai été voir mon frère, puis ma mère... et le docteur aussi...” Il n'échappera pas à une amende, à un rappel à la loi assorti d'une petite leçon de civisme. “Vous savez monsieur, qu'avec votre comportement irresponsable, vous pouvez contaminer des personnes ? Vous êtes peut-être porteur du Covid-19. Circulez maintenant, rentrez chez vous s'il vous plait.” Martin monte alors sur son vélo en criant : “je ne veux pas de contravention, je ne veux pas de contravention...” Il disparaît dans la rue Saint-Dizier.
 

Si le ton est toujours ferme, c'est aussi souvent la bienveillance qui l'emporte sur ces derniers de cordées. Jean-Luc (1), près de la place Saint-Epvre, à moitié ivre, et qui se prenait pour l'homme invisible; Laurent (1), parti chercher de la monnaie pour boire un café à son travail le lendemain matin ; Christine et Juliette (1) rencontrées place de la Gare après minuit et racontant qu'elles avaient raté leur train de 17h40 pour Epinal ; l'extravagante rencontre avec ces deux Maghrébins sous le coup d'une expulsion, croisés rue Saint-Dizier. Ils ont bravé le couvre-feu car ils avaient soif et avaient envie de Coca-Cola... Autant d'exemples qui mériteraient eux aussi d'être ici racontés mais qui ont un point commun. La nuit, en ce moment, on ne croise souvent que les plus faibles. Ceux qui n'ont pas de chez eux, ceux qui ont peut-être été virés de chez eux... tous ceux sur qui on ferme les yeux. “On ne peut pas coller une amende à tout le monde” avoue Emmanuel “on sait très bien que certaines ne seront jamais réglées. On sait que c'est parfois injuste.
 

On considère que ce couvre-feu à Nancy est un coup de pub du maire
- Abdel Nahass, Unité SGP Police FO


Les gens qui ne respectent pas le confinement la nuit sont les mêmes qu'en journée. La plupart de ceux qui recoivent des amendes sont insolvables” explique Abdel Nahass, secrétaire général du syndicat Unité SGP Police FO en Meurthe-et-Moselle. “Dans le département, on connait les lieux qui ne respectent pas le confinement et du coup, un couvre-feu s'impose comme à Longwy par exemple” poursuit le responsable du principal syndicat de policiers en Meurthe-et-Moselle. “Mais dans l'agglomération nancéienne, à ce jour, excepté quelques personnes, mais vraiment à la marge, ce confinement est respecté. Le couvre-feu n'est donc pas d'une importance capitale. Franchement, au niveau local, on sait qu'on est en campagne municipale. On considère que ce couvre-feu à Nancy est un coup de pub du maire. Pour nous, avec certitude, ce confinement, de jour comme de nuit, aurait été respecté sans couvre-feu.

Depuis sa mise en place dans l'agglomération nancéienne, 500 amendes ont été dressées. Et la nuit, les inégalités ne prennent pas de repos.

(1) Nous avons volontairement modifié les prénoms
 
Pour Jérôme POZZI, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Lorraine : “L'Etat montre ses muscles avec un couvre-feu”

Avec la crise du Covid-19, on redécouvre la notion de couvre-feu. Ce n'est pourtant pas une nouveauté. Il y a bien une histoire du “couvre-feu” ?

La notion de couvre-feu remonte au Moyen-âge. L'idée, c'était de recouvrir les foyers des cheminées pour que les incendies ne se propagent pas la nuit dans un habitat dense et en bois. Cette notion est réapparue avec l'Etat d'urgence. Les deux vont souvent de paire et notamment dans le contexte de la guerre d'Algérie à partir de 1955. Le couvre-feu est ciblé. Il est destiné à ceux que l'on appelle les “Français musulmans d'Algérie”, globalement les Algériens qui vivent et travaillent en France. Le contexte est explosif : il y a des attentats et des manifestations pro FLN. Pendant la seconde guerre mondiale, il y avait également un couvre-feu qui avait été mis en place par les autorités allemandes. Le but était d'éviter la circulation de nuit. Il était strict, pas comme aujourd'hui. Par moment, dans l'histoire contemporaine, la mesure réapparaît comme en 2005, au moment des émeutes en banlieue parisienne.

La notion concerne donc davantage des périodes de trouble social ou politique. Là, c'est inédit, c'est un problème sanitaire.

Oui, le couvre-feu est toujours mis en place dans des périodes de guerre, de manifestations politiques etc... Même en mai 1968, alors que la situation est tendue, la notion ne s'applique pas dans les faits. C'est une nouveauté et ça peut se justifier avec la crise qu'on connaît actuellement. Après, on peut se poser des questions : est-ce adapté à la situation ? Le couvre-feu n'est pas national. Il est laissé à la libre décision du maire ou du préfet. Au final, une minorité de villes l'appliquent. Entre 100 et 140.

Pour quelles raisons selon vous ?

Beaucoup de maires ont analysé la situation avec lucidité et se sont dit que globalement, entre 22 heures et 5 heures du matin, la majorité des gens ne sont pas dehors. C'était un gadget dont il pouvait faire usage et qui leur était donné d'un point de vue juridique mais ce n'était pas forcément pertinent. Beaucoup se sont demandé si le jeu en valait la chandelle. Un couvre-feu, c'est une chape de plomb supplémentaire. Il y a déjà le confinement en journée. Ca fait beaucoup.

Par les villes qui ont adoptées le couvre-feu, Nancy et son agglomération. Cela représente 20 communes.

A Nancy, l'application d'un couvre-feu n'a de sens qu'à l'échelle de la métropole. C'est tout le monde ou personne et c'est le cas. Mais il ne faut pas être dupe, il y a des endroits qui posent davantage de problèmes que d'autres. Finalement, l'opposition droite-gauche s'efface face à l'épidémie. Ça n'aurait pas de sens d'avoir un couvre-feu à géométrie variable sur les vingt communes de l'agglomération nancéienne. Il fallait un consensus et une décision politique. Mais dans les faits, c'est la problématique de l'Etat qui est posée. Globalement, il y a une certaine défiance de la part de citoyens vis-à-vis de l'autorité. C'est aussi une réalité dans certains quartiers... Avec le couvre-feu, l'Etat réaffirme son autorité. Il clame qu'il est de retour. L'Etat montre ses muscles avec un couvre-feu. A court terme, ça peut se présenter comme une réussite. A long terme, je n'en suis pas persuadé et je ne suis pas convaincu que c'est bien joué sur le plan politique.

“L'Etat montre ses muscles avec un couvre-feu”, la formule est choc. L'Etat fait de la communication ?

Je crois que c'est surtout une mesure symbolique pour essayer de rassurer les gens. Est-ce que c'est de la communication ? Il faudrait demander aux forces de l'ordre ce qu'elles en pensent... L'Etat a parfois été défaillant dans la gestion de la crise du Covid-19. Les Français en tout cas sont critiques. Il essaye donc de se rattraper en “encadrant”. Mais ce n'est pas parce qu'il y a un couvre-feu aujourd'hui qu'il n'y aura pas de défiance envers l'Etat et ses représentants dans les semaines qui viennent. En ce moment, on parle beaucoup du retour de l'Etat mais sur le long terme, ça ne risque pas de se prolonger. La conséquence, c'est qu'on se dirige sans doute vers des formes de contestations et de crises sociales après le confinement. Ce type de crise pourrait réapparaître très vite lorsque cette crise sanitaire sera derrière nous.
 
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