Des chapelles et des églises ouvrières sont mises en vente par l'Église. La mise sur le marché de trois lieux de culte désacralisés en Lorraine a entraîné la mobilisation des habitants des anciens bassins industriels afin de les conserver. L'historien Pierre Toussenot explique les raisons de cet attachement alors qu'usines et mines ont disparu.
Au mois d'avril 2023, l'évêché de Nancy-Toul met en vente la Chapelle-des-mineurs à Chaligny (Meurthe-et-Moselle). En juin 2024, l'église Notre Dame de Franchepré à Jœuf, propriété du diocèse de Nancy, est aussi mise en vente. Quelques années auparavant, c'était l'église en fer de Crusnes qui menaçait ruine avant de bénéficier d'une restauration complète. Point commun entre ces trois lieux de culte désacralisés : des habitants se mobilisent pour les conserver.
Ils craignent une transformation des bâtiments ou même une destruction pure et simple afin de récupérer les terrains dans le cadre d'une opération immobilière. À l'heure où la pratique religieuse et la fréquentation des églises sont en recul, ces mobilisations interrogent. Pour y voir plus clair, nous avons posé cinq questions à Pierre Toussenot, docteur en histoire contemporaine, spécialisé en histoire industrielle et sociale.
1 Quelle est la particularité de ces trois lieux de culte aujourd'hui désacralisés ?
Ces chapelles, ces églises ont été construites dans le cadre de l'activité industrielle, souvent à l'initiative du patronat. À Chaligny, c'est particulier, c'est une construction castor, ce sont les ouvriers eux-mêmes qui ont financé et construit la chapelle. Pour Notre-Dame-de-Franchepré, c'est à l'initiative des De Wendel. Cette famille de maîtres de forge catholique a eu à cœur de donner un lieu de culte à ses ouvriers sidérurgistes. Cela leur permettait de compléter aussi le système économique et social mis en place par le paternalisme, aux côtés des cités ouvrières, des coopératives. Ça permettait de donner aux ouvriers cette sensation qu'ils étaient chez eux et de leur faire comprendre que s'ils voulaient rester, ils bénéficieraient de toutes les commodités, y compris d'un lieu de culte.
2 Comment expliquer l'attachement des populations locales à ces bâtiments alors qu'on constate une déprise de la pratique religieuse ?
Je pense qu'il y a un fort attachement parce que ces bâtiments sont associés au patrimoine industriel. À Jœuf, à Chaligny ou encore à Crusnes, nous sommes dans des bassins sidérurgiques et miniers. Ces chapelles et ces églises ouvrières, c'est aussi l'histoire des gens. Ils ont certainement vécu des communions, des mariages, des baptêmes, des enterrements, donc c'est un élément important de leur vie quotidienne. Ceci explique cet attachement presque viscéral. Quand on apprend tout à coup que la chapelle ou l'église est en vente avec peut-être un risque de la voir disparaître, cet attachement viscéral se manifeste avec des mobilisations collectives. Qu'ils soient croyants ou non-croyants, les habitants n'ont pas envie que les derniers vestiges patrimoniaux disparaissent comme ils ont vu disparaître les usines, les hauts-fourneaux et les mines.
3 On constate aussi que cet attachement est toujours puissant bien que l'industrie du fer ait quasiment disparu ?
La Lorraine industrielle existe globalement depuis la moitié du 19ᵉ siècle. Ce système mono-industriel a été l'architecte de cette région. Il a permis de construire à la fois des villes, mais aussi des mentalités. Là, on est moins sur une histoire industrielle, mais plus sur une histoire des mentalités. C'est ce qui a forgé, en quelque sorte, un esprit lorrain, des communautés et des personnalités. Les registres d'employés en témoignent, on voit des familles où on était mineurs de père en fils jusqu'aux années 70-80. C'est vraiment une histoire profonde et c'est aussi pour ça qu'on voit ces mobilisations, parce que ça renvoie à cette histoire commune. Une histoire commune qui a aussi été meurtrie. Le fait que la sidérurgie ait été démantelée, que les mines aient été fermées, c'est un déchirement. C'est une plaie qui ne se refermera sans doute jamais pour certains. S'il y a encore un attachement profond, c'est parce que l'industrie a forgé cette région et sa population. On ne veut pas voir disparaître ce monde, mais en même temps, il a disparu. Il y a là comme un paradoxe.
4 Ces mobilisations ne sont-elles pas le signe que la mémoire industrielle de la Lorraine n'a jamais été vraiment prise en compte ?
Pour qu'un territoire ou qu'une région aille de l'avant, il faut qu'ils réussissent à travailler sur leur passé, mais aussi à panser leurs plaies. Ça, c'est aussi le rôle de l'historien. Je pense qu'il y aura encore du travail pour nous, les historiens, afin de faire comprendre aux gens et aux institutions que ces éléments de l'histoire industrielle et sociale de la Lorraine sont importants et qu'il faut les mettre en valeur. Il y a urgence, il faut que les institutions considèrent mieux les associations locales qui travaillent sur les mémoires locales : comment faire pour les aider, comment passer le flambeau, comment, pour rester dans le registre du feu, cette flamme va être transmise parce que ces associations vont disparaître. C'est inévitable s'il n'y a pas un renouvellement de génération au niveau des bénévoles qui pour la plupart sont âgés.
5 Cette mémoire est périssable, quel rôle doivent jouer les institutions pour la préserver ?
C'est quelque chose qu'il faut avoir à l'esprit. Les institutions doivent se donner les moyens. Étant donné que les associations locales sont animées par des bénévoles, l'urgence est de professionnaliser cette mise en valeur de ce patrimoine industriel. L'enjeu à mon sens est de trouver une manière de faire un tuilage entre bénévoles et professionnels sur cette question. Il faut que les institutions se rendent compte de l'importance de l'enjeu et se disent : faisons quelque chose ensemble pour bâtir cette histoire lorraine de la sidérurgie, des mines de fer, des mines de charbon. Parce qu'on ne peut pas faire œuvre de mémoire tant qu'on n'a pas fait l'histoire de cet ensemble industriel régional.
Pour aller plus loin
L'église Saint-Barbe de Crusnes a été achetée par Patrick Besse, patron d'un groupe immobilier spécialisé dans les biens de caractère. Il souhaite la transformer un lieu culturel. Le bâtiment a été sélectionné par la Mission du patrimoine le 2 septembre 2024 pour un soutien financier en vue de sa restauration. La commune de Chaligny s'est portée acquéreuse de la Chapelle-des-mineurs sans préciser quelle pourrait être sa reconversion. L'acte de vente n'est pas encore finalisé.
Quant à Notre-Dame-de-Franchepré, sa mise en vente est surveillée comme le lait sur le feu par le Cercle pour la Promotion de l'Histoire de Jœuf (CPHJ). Cette association fondée en 1988 et présidée par Roger Martinois a parmi ses objectifs : "la sauvegarde, la réhabilitation et la mise en valeur du patrimoine architectural, industriel et sociologique". Le maire de l'ancienne cité sidérurgique, André Corzani est attentif lui aussi au devenir du bâtiment construit au cœur du quartier ouvrier de Génibois. Il estime que le bâtiment doit revenir à la commune, car 500 000 euros d'argent public ont déjà été investis pour sa restauration.