Vacances au bled : souvenirs émus et galères racontés par des enfants d’immigrés, "la route c’était toujours l’aventure"

Immortalisées par des sketchs et des chansons, les vacances au bled constituent encore pour beaucoup de Français le rituel de l’été. Effectué le plus souvent en voiture, sur des milliers de kilomètres, ce périple a marqué des générations d’enfants d'immigrés, qui à leur tour prennent le chemin du pays des ancêtres dès que les beaux jours apparaissent.

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"On a mis trois jours à rentrer. 3200 kilomètres à travers la Grèce, les Balkans, l’Autriche, l’Allemagne… Toute l’Europe en fait !". Aleyna revient de trois semaines de vacances en Turquie, le pays de ses parents. L’étudiante de 23 ans rêve même d’y acquérir plus tard une maison de vacances, pour y inviter ses amis. Tous les deux ou trois ans, elle va rendre visite à ceux qui sont restés là-bas. La famille installée à Toul fait le trajet en voiture jusqu'à Eskişehir, une ville de 800.000 habitants à 300 kilomètres au sud-ouest d'Istanbul : "l’avion, c'est cher et on a besoin d’une voiture sur place. J’ai conduit pendant la traversée de l’Autriche, et aussi en Grèce, j’ai beaucoup aimé les paysages". Le ferry ? Exclu, depuis que la famille a connu une avarie sur un bateau.

Pour Taylan (prénom changé), quarante ans, les séjours en Turquie ne sont pas forcément liés aux vacances d’été : "j’y vais quand je ressens le besoin de me ressourcer. Mes parents y ont construit une maison de trois pièces. Je prends l’avion depuis le Luxembourg. Mais quand j’y vais avec mon père, on roule jusqu’en Italie, puis bateau jusqu’en Grèce et ensuite la route jusqu’en Anatolie". La région a été dévastée par le tremblement de terre du 5 février 2023 mais la maison familiale a été épargnée. Il ne sait pas encore quand il rentrera : "parfois, je peux rester deux mois ! Mais là, j'ai prévu d’aider mon père sur place. Ce que j’aime le plus ? Les fruits et les légumes du jardin…"

Pour Aleyna, les vacances en Turquie "ce sont des moments heureux, et que des bons souvenirs. J’ai de la famille un peu partout en Europe, alors on se retrouve tous l’été dans la maison de mes grands-parents, que mon père a rachetée". La future ingénieure apprécie aussi de se plonger à fond "dans la culture, et dans la langue. Le turc, c'est ma deuxième langue maternelle, la parler tous les jours pendant un mois j’apprécie énormément".

Elle exprime le besoin "d’y aller régulièrement", mais la famille n’a pas forcément les moyens d’y aller tous les étés. Les galères de la route ? "Avant ça devait être plus difficile… aujourd’hui, avec les voitures modernes, on a la clim, et on n’est que quatre par voiture. À part les bouchons au passage de la frontière serbe, ça se passe bien" explique la jeune femme qui se relaie au volant jour et nuit avec son père pour les trajets.

Retour aux sources

Des voyages interminables, Walid (prénom changé) en a soupé. Depuis la Lorraine jusqu’aux environs de Casablanca, chaque été, pour passer deux mois dans la maison que son père construisait en même temps que la famille y passait ses vacances ! "On traversait la France, puis l’Espagne du nord au sud. Et pas question de prendre le bateau le plus direct… on faisait au moins cher. On dormait sur des couvertures la nuit sur des parkings" se souvient le musicien professionnel. Jusqu'à ses 16 ans, les vacances étaient synonymes de Maroc et inversement : "aujourd’hui, je me rends compte que j’avais de la chance d’avoir des vacances ! Autour de moi, pas mal de copains n’en avaient pas. Bien sûr, il y avait un décalage avec les enfants de mon âge sur place. Beaucoup travaillaient déjà…"

Il se souvient d’avoir joué adolescent au flipper avec ses oncles et des veillées en compagnie des femmes de la famille, des soirées sans électricité. L’aventure commence sur les routes nationales françaises : "on voulait tous être devant à côté de mon père qui conduisait. J’adorais lui indiquer le chemin, la carte sur les genoux, pendant que le reste de la famille dormait derrière". Le voyage continuait sur place, avec les nombreuses visites à la famille : "on avait un point de chute dans la maison de mes parents, mais on allait voir ensuite les oncles et les tantes. À chaque fois, on dormait plusieurs nuits chez chacun d’eux ! Des souvenirs extraordinaires, comme la fois où j’ai accompagné ma grand-mère acheter ses tomates et son poisson, ou cuire son pain au four collectif".

Il n’y est pas retourné depuis 2013 : "la dernière fois, c'était avec mes neveux qui étaient adolescents. Ils ont adoré. Je les ai emmenés dans les quartiers où je passais mes étés. C’est mon neveu le plus jeune qui m’a dit récemment qu’il aimerait qu’on y aille tous ensemble, ça me trotte dans la tête".

Oubliée dans une station service espagnole

Le record du jour est pour Nabil, 45 ans. En 1992, il monte dans un utilitaire de neuf places pour rejoindre Skikda en Algérie, une ville balnéaire à la frontière tunisienne. Une semaine de route depuis Dunkerque, avec sa soeur, son beau-frère et son frère qui se relaient. Né en France, il n'a jamais vu le pays de ses ancêtres. Toute la famille prend la direction du bled en plein couvre-feu : la décennie noire vient de commencer, depuis que le gouvernement algérien a annulé les élections et la victoire des islamistes le 11 janvier 1992. Dix ans de terreur et d'attentats, que le fils d'immigrés voit passer de loin depuis le nord de la France : " mais sur place on n'a rien vu de la guerre. On était des enfants. Moi je passais mon temps dans les cinémas de la ville. J'ai vu des films qui n'étaient pas encore sortis en France, en version québécoise piratée".

La famille est partie à neuf, et a failli revenir à huit : "en Espagne, après une pause dans une station service, on a repris la route sans se rendre compte que ma petite soeur Isma n'était pas dans le camion !". Après le demi-tour, terrorisée, Isma a le droit d'étendre ses jambes plus longtemps que les autres : "et on n'avait qu'un seul walkman ! On se le passait à tour de rôle, une heure chacun pour écouter Janet Jackson".

Les vacances au bled interrogent les racines

Kamel fait aujourd’hui la route avec ses enfants : "l’aller-retour c’est 2000 euros en voiture, entre les pleins d’essence, les péages, le bateau…" mais il aime retourner dans sa famille qui vit toujours dans le nord de l’ancien empire chérifien. Le quinqua sourit des souvenirs de route : "aujourd’hui, je prends l’autoroute à Nancy, et j’en sors pour prendre le bateau à Algesiras ! Avant, passé Alicante, il n’y avait pas d’autoroutes. On mettait des heures à rallier le port… sans compter l’attente du bateau en plein cagnard pendant des plombes".

Il évoque avec le sourire les petits déjeuners de sa mère "sur un réchaud à gaz, elle faisait réchauffer du café mélangé à du lait concentré. On ne mangeait que du poulet froid et des sardines". 2800 kilomètres jusqu’à Bouznika, près de Casablanca : "aujourd’hui mes parents y vont en avion, mais moi, je fais la route avec ma famille pour les rejoindre quand ils y sont".

@humourref Les vacances au bled de Jamel Debbouze🤣🤣🤣 #humour #marakechdurire #🤣🤣🤣 #pourtoi #foryou #fyp ♬ son original - humour

La sociologue Jennifer Bidet a consacré plusieurs ouvrages à la thématique des vacances au bled. Elle estime que les retours au pays des parents et grands-parents recouvrent une multitude de réalités : de simples vacances à pas cher, le souhait de conserver un lien avec les origines, mais aussi parfois la préparation d’un projet de retour. La chercheuse, qui a notamment travaillé sur l’Algérie, insiste sur la dimension mémorielle de ces voyages, qui permettent "d’interroger les racines".

Le phénomène en tout cas ne s’est jamais interrompu, même s’il a été ralenti par le Covid. Il se poursuit aujourd'hui peut-être avec le confort moderne, la clim ou internet, mais il constitue toujours une part importante dans la construction de l’identité des enfants d’immigrés.

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