Le défi de la réindustrialisation en France se heurte à une pénurie de main-d’œuvre : 100.000 emplois seraient à pourvoir. Une étude récente de la Fabrique de l’industrie montre que contrairement aux idées reçues, ce déficit tient moins à l’offre de formation qu’à des problématiques d’attractivité et de mobilité.
Selon nos confrères du quotidien Le Monde, un million d’emplois industriels ont disparu entre 2000 et 2020. Après des années d'errances en matière de politique industrielle, le gouvernement veut aujourd'hui réindustrialiser la France à marche forcée. Pour y parvenir, il compte sur les relocalisations d’activités établies à l’étranger, mais il veut également s’attaquer à une difficulté majeure : les nombreux emplois non pourvus dans le secteur.
Selon une étude parue en juillet 2023 sur le site de la Fabrique de l’Industrie, le nombre de formations dispensées est suffisant, mais moins d’un jeune diplômé sur deux dans l’industrie exerce dans le secteur. Les deux auteurs estiment que "jamais dans l’histoire récente, notre industrie n’a été confrontée à de telles difficultés de recrutement : la part des entreprises industrielles en faisant état a atteint 67 % en 2022, un niveau inobservé depuis 1991, la moyenne sur la période 1991-2022 se situant à 32 %. Environ un quart des entreprises industrielles considèrent en outre que les difficultés de recrutement limitent leur production, contre 7 % en 2006".
Pour deux jeunes formés à un métier industriel, un seul l’exercera
En théorie, "notre appareil de formation devrait suffire à notre réindustrialisation, mais trop peu de jeunes formés à ces compétences rejoignent les métiers industriels" : face aux 100.000 emplois vacants, les 130.000 places de formation recensées par l’étude devraient suffire.
Mais les auteurs constatent une "évaporation" des diplômés : "France Stratégie prévoit seulement 66 000 jeunes débutants formés aux métiers industriels et entrant chaque année dans l’emploi sur ces profils entre 2019 et 2030 (…) il est très loin des 125 000 formés (…) Ces éléments orientent vers un taux d’évaporation de l’ordre de la moitié. Dit autrement, pour deux jeunes formés à un métier industriel, un seul l’exercera".
En Lorraine, les entreprises viennent pourtant parfois chercher les jeunes diplômés à la sortie du lycée, et même avant ! Ce patron d’une PME spécialisée dans la plasturgie reconnaît qu’il est en lien direct avec les enseignants d’un lycée nancéien : "ils m’aident à repérer les bons profils, et je leur demande de me les envoyer en stage notamment. J’ai embauché deux salariés comme ça, et je suis à l’affût pour en trouver d’autres".
Didier Keck, directeur délégué à la formation professionnelle et technologique du lycée Loritz de Nancy, confirme cette pratique : "nous avons un BTS de fondeur. Un bijoutier est venu présenter son entreprise aux jeunes avec une offre de stage sous le bras. Une robinetterie de luxe a fait 500 kilomètres pour venir chercher un jeune".
Aline Leleux, le proviseur du lycée de la Briquerie à Thionville (Moselle), partage cette idée de l’étude : "aujourd’hui il y a tellement d’offres d’emploi que nos élèves peuvent être perdus… La demande est tellement forte dans certains secteurs que des entreprises proposent des contrats à nos élèves avant même la fin de leurs études, qu’ils peuvent quitter pour un emploi immédiat".
La cheffe d’établissement constate aussi "l’évaporation" évoquée par les chercheurs : "mais elle s’explique aussi par le fait qu’aujourd’hui, la majorité de nos bacs pro poursuivent leurs études, et ne se retrouvent pas directement sur le marché de l’emploi". L’attractivité des entreprises se mesure selon plusieurs facteurs, dont leur proximité avec les lieux de vie et de formation des diplômés : la faible mobilité des Français pénaliserait l’emploi industriel. Ainsi "les lieux de formation se sont éloignés du domicile des publics formés comme des entreprises" écrivent les auteurs Guillaume Basset et Olivier Lluansi.
Aline Leleux confirme également que la mobilité des jeunes diplômés de l’enseignement professionnel reste compliquée : "ils sont dans l’année de leurs 18 ans. Ils n’ont pas forcément le permis de conduire, ni les ressources pour aller chercher un emploi en dehors de leurs bassins de vie". Une partie d’entre eux choisirait donc un autre emploi, à proximité de leur domicile, plutôt qu’un travail ailleurs pour lequel ils ont pourtant été formés, et qu'ils ont choisi. Le proviseur évoque aussi la fourchette de rémunération "qui a évolué, notamment pour les chaudronniers industriels, mais parfois, pour les plus précaires, on quitte son emploi pour un autre payé 100 euros de plus par mois".
Chaque lycée aura la liberté et l’autonomie d’ajuster ses projets aux aspirations des élèves et au tissu économique, tout en maintenant le caractère national des diplômes
Carole Grandjeanministre déléguée à l'Enseignement et la Formation professionnels
Priorité du Gouvernement, l’enseignement professionnel doit être revu à la fois par "la fermeture de toutes les formations qui mènent insuffisamment à l’emploi ou à la poursuite d’études" et "par l’ouverture d’un nombre équivalent de places dans les secteurs plus porteurs (industrie, services à la personne, numérique, énergie, bâtiment durable, mobilités douces, etc.)".
Aline Leleux, le proviseur du lycée de la Briquerie, souscrit à cette idée, qu’elle pratique déjà : "nous pouvons faire du sur-mesure. Par exemple nous travaillons avec l’Institut de Soudure de Thionville qui est la référence dans la discipline, pour permettre à nos chaudronniers industriels de se perfectionner spécifiquement dans ce domaine, parce que nous savons que potentiellement, leurs futurs employeurs vont leur demander des compétences en la matière".
Cet exemple répond à une préconisation des auteurs de l’étude : il convient "d’améliorer l’appariement entre offre et demande : il s’agit d’orienter les jeunes, en évitant les choix forcés ou par défaut, vers des formations aux métiers qui leur conviennent et qui recrutent dans les bons bassins d’emplois".
Le lycée Loritz à Nancy a mis en place dans cet esprit "une acculturation aux métiers du nucléaire" au sein des BTS électrotechnique et conception des produits industriels : "on s’appuie sur les besoins existants des entreprises. Pour les élèves qui ne connaissent pas la filière, ça permet de leur donner idée une idée plus précise des débouchés".
Choisit-on vraiment sa formation en lycée pro ?
Le proviseur de Thionville défend l’idée que les jeunes bac pro de son établissement ont choisi leur formation : "il s’agit de leur choix numéro 1. Mais il est vrai que parfois leur famille ne partage pas ce choix, et participe à les détourner de leur filière d’origine".
Les élèves des lycées professionnels restent les plus « fragiles » sur le plan scolaire, comme l’explique le Monde : plus de la moitié d’entre eux sont issus de milieux défavorisés. Le gouvernement veut donc sécuriser leur parcours, et limiter le décrochage, en permettant au "lycéen d’accéder à des structures d’accompagnement, d’insertion et de formation qui se trouvent à proximité de son lieu de vie, tout en conservant pendant quelques mois son statut d’élève et la possibilité de retour dans son lycée". Au lycée Loritz, des aides personnalisées sont mises en place pour aider les bacs pro à réussir leur BTS : "60% de nos effectifs en section de techniciens supérieurs viennent de bac pro. Il faut parfois les aider à passer le cap".
L’étude conclut en proposant "de réduire cette évaporation en territorialisant les infrastructures de formation et en les mutualisant indifféremment de la typologie des publics. Ceci afin de prendre en compte la faible mobilité des Français, et de former autant que possible dans le territoire pour les besoins du territoire. En outre, des États généraux sur la formation et l’orientation aux métiers industriels permettraient de poser un diagnostic partagé, en réunissant toutes les bonnes volontés".
Vivre et travailler au pays : le slogan a couru pendant les années 70 et 80, afin de défendre les emplois industriels menacés par les plans de restructuration. La réindustrialisation qui s’amorce, motivée notamment par les nouveaux emplois liés à la lutte contre le réchauffement climatique, devra donc concilier deux idées a priori opposées : l’attachement à son territoire, choisi ou contraint, et la nécessité d’aller vers les entreprises les plus en pointe et en demande de formations spécialisées.