Invité sur France 2 jeudi 3 octobre 2024, le Premier ministre Michel Barnier a promis "qu'il y aurait des mesures rigoureuses pour maîtriser et contrôler l'immigration". Depuis sa prise de fonction, son ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a multiplié les déclarations sur ce thème. Il estime notamment que celle-ci "n’est pas une chance". Pour plusieurs universitaires, ces positions sont déconnectées de la réalité en matière de circulation des populations.
L’immigration est-elle un phénomène naturel ? Le sociologue lorrain Piero Galloro tente une réponse : "le mot immigration est prisonnier des logiques administratives qui existent depuis qu’au XVIᵉ siècle, on a érigé des frontières en Europe. Ce sont des créations artificielles. Je préfère utiliser le mot de circulation, qui est un phénomène naturel des populations depuis la nuit des temps".
C’est bien l’attribution de territoires à des souverains en Europe lors du traité de Westphalie qui trace les frontières que nous connaissons. Ce nouvel ordre continental commence à être bouleversé avec les prémices des crises démographiques modernes : moins de naissances, des populations vieillissantes, le besoin de plus de bras pour faire tourner l’économie. "Jœuf, la ville où est né Michel Platini, compte 180 habitants en 1870. En 1911 : 11000 ! Que des étrangers venus travailler dans les mines et la sidérurgie… La population locale voit alors ces arrivées comme une invasion", explique le chercheur de l’université de Lorraine.
Les projets personnels migratoires sont plus forts que les politiques
Ce sont donc les patrons qui font venir alors directement la main-d’œuvre d’Italie, de Pologne, et plus tard d’Algérie ou du Maroc. "En 1974, avec le tour de vis sur l’économie mondiale, le gouvernement prend la main sur la question de l’immigration, et plus les patrons. C’est lui qui décide de fermer les frontières, et de faire des choix", explique Pierro Galloro, qui énumère ensuite toutes les lois qui se sont succédé jusqu’à nos jours, sans beaucoup de succès.
Pour Olivier Clochard, chargé de recherche au CNRS et spécialiste des questions migratoires au sein du laboratoire Migrinter, "les projets personnels sont plus forts que les politiques. Ceux qui veulent émigrer et cherchent de meilleures conditions d’existence n’ont que faire des lois immigration. Inutile de remonter loin : au siècle dernier, ce sont des Européens, dont de nombreux Français qui ont fait le choix de quitter le vieux continent pour les États-Unis".
Pour le chercheur, les lois immigration "compliquent la vie des migrants, et créent une bureaucratie démesurée dans les pays qui cherchent à contrôler les mouvements de population. Elle est très coûteuse en moyens… Elle enrichit également ceux qui se spécialisent dans la surveillance, la sécurité, le contrôle". Olivier Clochard le confirme : "la France n’est pas envahie. Il y a des arrivées parce qu’il y a des besoins de main-d’œuvre. Durcir les lois est contre-productif. Une meilleure répartition des richesses à l’échelle de la planète serait préférable, mais ça prend beaucoup plus de temps à mettre en place".
Le sociologue Piero Galloro les appelle les "entrepreneurs de panique morale" : il pointe ainsi les approches politiciennes de l’immigration, qui "diabolisent à souhait, en voulant donner l’illusion d’un contrôle, et qui provoquent de graves dangers". Le lien entre immigration et insécurité est assumé par le ministre de l’Intérieur : "c’est une fausse générosité d’accueillir des individus qui parfois peuvent être dangereux", estime Bruno Retailleau chez nos confrères de LCI lundi 23 septembre 2024.
Pour les scientifiques, ces discours et ces actes peuvent entraîner de graves troubles sur le territoire national, liés à la discrimination : "le Canada a une approche beaucoup plus pragmatique de l’immigration, et plus près de nous l’Allemagne également. Ils accueillent des centaines de milliers de diplômés chaque année, que nous formons parfois en France, et dont la tête ou le patronyme ne conviennent pas aux employeurs".
La France, un pays pas si attractif selon les statistiques
Face à la crise démographique que vit l’Europe, baisse de la natalité conjuguée à un vieillissement de la population, les sociétés n’ont pas d’autres choix que d’ouvrir les frontières aux travailleurs immigrés. "Le paradoxe, c'est que les freins à l’embauche légale d’étrangers en France conduisent à augmenter le nombre de travailleurs sans-papiers" explique Piero Galloro, "des secteurs entiers de l’économie tournent avec des étrangers en situation irrégulière, faute de possibilité de les embaucher légalement".
D'autant que la France ne serait pas si attractive que ça. Le modèle français qui attirerait la misère du monde entier est un leurre : selon une étude de l’INSEE publiée le 30 mars 2023 intitulée "Immigrés, étrangers en France et dans l’Union européenne" notre pays figure sous la moyenne des 27 concernant la proportion d’étrangers dans sa population, loin derrière l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, la Belgique… En première position : le Luxembourg, où les étrangers devraient dépasser en nombre les indigènes d’ici la fin de l’année. "Qui parle de limiter l’immigration au Luxembourg ? Personne !" ironise un chercheur lorrain en sciences sociales.
Le démographe François Héran travaille également à démonter les mythes et les clichés autour de la "supposée hyperattractivité du système social français pour les candidats à l’immigration". Il écrit dans une tribune du quotidien Le Monde le 4 octobre 2023 que "non seulement le système social français n’attire pas la misère du monde, mais il n’attire même pas les citoyens de l’UE, pourtant libres de s’installer chez nous".
Le titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France appuie son propos par des chiffres : "sur la décennie 2013-2022, la France est restée à la traîne de l’Union européenne [UE]. Elle n’a enregistré sur cette période que 3 % des demandes déposées en Europe par les Syriens, contre 48 % pour l’Allemagne. Elle a fait davantage pour les Afghans, surtout depuis la chute de Kaboul : 11 % des demandes qu’ils ont présentées en Europe l’ont été en France, mais c’est encore loin des 34 % parvenues en Allemagne. L’octroi de l’allocation pour demandeur d’asile n’a pas permis d’attirer chez nous plus de 4 % des Ukrainiens bénéficiant de la protection temporaire en Europe".
78% des gens considèrent que l'immigration est une source d'enrichissement culturel
Pourquoi ces faits établis sur des données concrètes sont-ils oubliés des politiques ? Pourquoi les scientifiques spécialistes de ces questions ne sont-ils pas écoutés par les gouvernements qui entendent se saisir régulièrement des questions migratoires ? Olivier Clochard estime que seuls "les élus locaux sont à l’écoute de nos propositions. Ils ont des problèmes concrets d’attractivité et d’emploi, et la volonté d’aller vers des solutions pragmatiques. Au-delà de la région, les discours qu’on peut entendre sont complètement hors-sol".
🗣️ « L’immigration quand elle choisie et qu’on accueille des gens en danger […], c’est une chance »
— L'Événement (@LevenementFTV) October 3, 2024
👤 @MichelBarnier, Premier ministre, en direct dans #Levenement, présenté par @Caroline_Roux pic.twitter.com/RVt6vda7Q6
Cité par nos confrères de France Info en décembre 2003, le sociologue Vincent Tiberj s'est livré à une longue et précise démonstration du décalage entre les discours de ceux qui prétendent parler au nom des Français sur le sujet de l'immigration, et ce que nos compatriotes expriment réellement. Son travail sur les sondages prouve que "si l'immigration constitue un sujet de préoccupation chez une partie de la population", le chercheur constate "une forte progression de la tolérance des Français sur les questions migratoires depuis trente ans".
Vincent Tiberj cite les derniers résultats de l'indice qu'il élabore avec la Commission nationale consultative des droits de l'homme : "en 2022, 78% des gens considèrent que l'immigration est une source d'enrichissement culturel. En 1992, ils étaient 44%. Aujourd'hui, 83% des personnes interrogées considèrent que les travailleurs émigrés doivent être considérés ici comme chez eux puisqu'ils contribuent à l'économie française. En 1992, ils étaient 62%. Par ailleurs, 52% des gens continuent de juger qu'il y a trop d'immigrés en France. En 1988, ils étaient 69%". La tolérance progresse en France selon le sociologue, même s'il reconnaît "qu'il y a des hauts et des bas".