Ariane Chemin, grand reporter du journal Le Monde est en Moselle. Elle est invitée d’honneur du festival Livre à Metz. Interview avec celle qui multiplie révélations et reportages, journalisme et littérature.
La 35e édition du festival Livre à Metz (Moselle) se déroule du vendredi 8 au dimanche 10 avril 2022. Parmi les invités d'honneur, Ariane Chemin, grand reporter au quotidien Le Monde.
Ariane Chemin, a notamment révélé et suivi l'affaire Benalla. Elle est également l'auteure de Jospin et cie, histoire de la gauche plurielle 1993-2002 ou La Promo Sciences-Po 86. Pour comprendre l'ascension et la chute de Dominique Strauss-Kahn, il faut lire Les Strauss-Kahn. Pour approcher le noyau dur du sarkozysme, il faut se précipiter sur La Nuit au Fouquet’s, où elle relate les premières heures de la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007. Autant de livres, souvent co-écrits, qui mettent en délicatesse le pouvoir, une forme de pouvoir comme récemment avec Raoult, une folie française.
Sa carrière mêle récit journalistique et littérature, mais ne se limite pas à la politique. Ariane Chemin est aussi l'auteure de Mariage en douce où elle relate le mariage secret de Romain Gary et de Jean Seberg en Corse. Ariane Chemin a également écrit A la recherche de Milan Kundera, le "disparu volontaire" qui refuse toute apparition depuis trente-sept ans. "J'ai hâte d'être à Metz et de rencontrer mon idole, Nicolas Mathieu", nous confie la journaliste, qui nous répond dans cette interview réalisée le dimanche 20 mars 2022, juste avant son départ pour la Pologne.
J'aime raconter la vie ordinaire des gens extraordinaires ou la vie extraordinaire des gens ordinaires.
Ariane Chemin
Ecrire des livres pour la journaliste que vous êtes, c'était logique. C'est une nécessité. C'est quoi exactement ?
Ce n'était pas une nécessité car je n'ai pas l'âme d'une romancière. Je suis totalement incapable d'écrire un roman car je n'ai aucune imagination. En revanche, j'adore les récits et surtout, le pointillisme dans les récits. J'aime raconter la vie ordinaire des gens extraordinaires ou la vie extraordinaire des gens ordinaires. C'est ce qui me plait dans le journalisme. En dehors de documents politiques, les livres les plus personnels que j'ai fait, c'est une histoire qui m'est arrivée. J'étais en Corse et un jour, quelqu'un m'a dit dans la vallée de la Gravona : "regarde ce petit village, c'est ici que se sont mariés Romain Gary et Jean Seberg". Il n'y en avait aucune trace. Dans Mariage en douce, Gary et Seberg (Équateurs, 2016), je suis donc parti à la recherche de ce mariage, de ses témoins mais aussi de Jean Seberg qui me fascinait depuis toujours. J'ai aimé mélanger le petite et la grande histoire, en retrouvant, par exemple, un des témoins, qui avait plus de 90 ans, dans un dancing du sud de la Corse.
A la recherche de Milan Kundera, c'est aussi une autre quête. Au départ, c'est une rencontre ou plutôt un point de détail. Là, je croise Milan Kundera, près de chez moi à Paris. Il se promenait avec sa femme Vera. Dans mon esprit, il appartenait au 20e siècle. Franchement, je me demandais même s'il était encore vivant. Et là, je le vois en train d'acheter du saumon. J'étais fascinée par la personne. Il est né après la Première guerre mondiale, il a connu l'invasion nazie, le printemps de Prague... Il a tout connu et j'ai voulu raconter ce côté tragique de l'existence qu'il porte sur son visage. Cette histoire à travers un homme. J'ai été à Prague et j'ai essayé de comprendre pourquoi cet homme se cachait depuis 1984, date de sa dernière apparition à la télévision. C'est un disparu volontaire dont je parle dans A la recherche de Milan Kundera.
Je suis préoccupée par la mémoire qui s'efface.
Ariane Chemin
On peut dire que c'est finalement votre marque de fabrique : recueillir et transmettre des témoignages et des histoires avant qu'elles ne disparaissent ?
C'est vrai que les vies qui s'effacent, sans traces, ça me bouleverse. Les deux dernières longues enquêtes que j'ai réalisé dans Le Monde s'appuient sur cette démarche. Par exemple, comment des dizaines de Marocains s'étaient installés en France, dans le Nord et en Lorraine notamment, pendant les trente glorieuses, après avoir été recruté au Maroc. Le recruteur des houillères du Nord et de Lorraine était Félix Mora. L'idée, c'était de faire parler des gens, âgés maintenant et dont la mémoire n'est jamais racontée dans les livres d'histoire. On sait que l'histoire est toujours écrite par les puissants. Dans le contexte actuel où l'extrême droite impose son récit et invente le "grand remplacement", c'est important de raconter comment la France et le capitalisme français, par le biais de recruteurs, ont fait venir des marocains entre la fin des années 50 et 1980. Cela signifie aujourd'hui qu'il y a 600.000 personnes françaises qui portent la mémoire de leurs parents ou de leurs grands-parents. L'autre grande enquête, c'est le récit entre 1945 et 1982 de 10.000 personnes qui ont été victimes du délit d'homosexualité. J'ai retrouvé ces vieux "pédés" car ils s'appelaient comme ça. Ils ont aujourd'hui entre 70 et 95 ans. Il n'y avait pas de témoignages sur cette histoire. Je me suis dit : si je ne les fais pas parler, on va croire un jour que ça n'a pas existé. C'est vrai que je suis préoccupée par la mémoire qui s'efface. C'est un historien qui m'a mis sur la piste. En tant que journaliste, j'ai recueilli des témoignages et j'aime ça !
Journaliste, c'est un métier que vous recommandez aujourd'hui à quelqu'un qui hésite peut-être à se lancer ?
Je suis consciente d'avoir une position privilégiée en travaillant comme reporter au journal Le Monde. C'est un journal qui a les moyens. Je ne connaissais personne dans ce milieu. J'ai beaucoup travaillé. Je ne compte pas les nuits blanches que j'ai passées, les vacances que j'ai bousillées... Mais j'avais la passion. C'est une banalité que de dire que c'est un métier passion qui vous bouffe la vie, mais je le recommanderai quand même, car toutes les formes de journalisme évoluent aujourd'hui : les podcasts, les vidéos, les formats courts ou très longs. Le journalisme s'adapte, même si l'économie des médias est beaucoup plus difficile qu'il y a trente ans. Je recommanderai encore plus ce métier en ce moment car dans ce contexte de guerre, on voit très bien la force que peut avoir un journaliste. Par exemple, en racontant au monde ce qui se passe en Ukraine. Vous vous rendez compte de l'importance de ces personnes qui regardent, racontent, vérifient et qui documentent ce qui s'y passe. Tout ce qui appartiendra, hélas, à une histoire dramatique. Le journaliste, avec un stylo, un téléphone et des moyens parfois très artisanaux, peut faire beaucoup de choses. Et c'est essentiel. Le journalisme, c'est à a fois raconter l'Histoire avec un grand H et les vies minuscules.
Aujourd'hui, vous êtes une journaliste qui est autant reconnue, appréciée, détestée que crainte et j'en passe. C'est un statut assumé. Vous vivez bien avec tout ça ?
On ne peut pas dire que ça me fait plaisir d'entendre : vous me faîtes peur. On préfère toujours être aimé. Je ne sais pas ce que veut dire le journalisme d'investigation. Je crois que tout journaliste fait de l'investigation. Ce qui compte, c'est de ne pas se tromper. Je suis très fière de dire que j'ai toujours gagné les procès qu'on m'a fait. Il y en a eu treize. Et je peux dire que je suis très fière d'avoir gagné un procès contre Robert Faurisson, le négationniste. J'ai gagné avec l'exception de vérité et c'est devenu une jurisprudence dans le droit français. Je n'ai pas d'intention maligne. C'est vrai que c'est plus difficile d'écrire sur le pouvoir que sur des inconnus. Il faut de tout. Je ne me suis jamais fait d'ennemis à vie. Je m'en remets (rires).
Trois livres de la bibliothèque idéale d'Ariane Chemin :
- Les jumeaux de Black Hill de Bruce Chatwin (Grasset)
L'histoire se déroule au Pays de Galles et je suis à moitié galloise par ma mère. C'est difficile de dire pourquoi mais j'ai été totalement bouleversé par ce livre qui pourtant, ne raconte rien. C'est l'histoire de deux hommes, presque frères, qui attendent la vieillesse. Il ne se passe pas grand chose mais je n'ai pas lâché ce livre.
- Long séjour de Jean-Noël Pancrazi (Gallimard)
Après avoir très longtemps suivi le dossier Corse pour le Monde, je me suis prise de passion pour cette île, et plus encore pour les gens que pour les paysages. J'adore ce livre qui se passe à Ajaccio.
- Les suicidés du bout du monde de Leïla Guerriero (Rivages)
J'ai hésité avec un livre de William Finnegan, Jours barbares où il est question de surf mais j'ai finalement choisi Les suicidés du bout du monde. C'est un livre qui appartient à ce qu'on appelle le "new new journalism". C'est un livre à la frontière entre le journalisme et la littérature. Et comme je n'aime que les récits vrais, mon choix s'est porté sur cette auteure qui est aussi une journaliste australienne.
Le Grand entretien avec Ariane Chemin au Livre à Metz, à l'Eglise Saint-Pierre aux Nonnains, samedi 9 avril à 11h ; Table ronde "Littérature & journalisme", samedi 9 avril à 14h à l'Arsenal ; Dimanche 10 avril, Bibliothèque idéale à 10h à l'Arsenal