PORTRAIT. L’histoire qui n’intéresse personne d’Alphonse Barthel, prisonnier au camp de Metz-Queuleu en 1944

À 14 ans, il refuse de rentrer dans la Hitlerjugend. À 18 ans, il décide de fuir pour ne pas rentrer dans les SS. Alphonse Barthel sera enfermé au Fort de Metz-Queuleu en 1944. Des petits actes de résistance, qui le conduiront à être torturé et condamné à mort. Rencontre en cette fin mai 2019.

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"Vous savez Monsieur, je n’ai pas grand-chose à raconter à ce sujet, mon histoire n’intéresse personne. J’ai simplement eu beaucoup de chance" m’explique Alphonse Barthel.
Cette phrase, il la répétera à maintes reprises au cours de l’entretien.

L'homme de grande taille, élégant, habillé d’un costume, cravate, chaussures cirées, la moustache bien taillée et les yeux bleus océan, ne paraît pas avoir 93 ans. "Je soigne mon alimentation, je mange beaucoup de légumes. Il y a encore deux ans, je cavalais comme un lapin" sourit-il.

Il peut courir, car pendant longtemps on l’a retenu prisonnier.
Comme 1.800 autres hommes et femmes, Alphonse Barthel a été enfermé au camp d'internement de Metz-Queuleu en 1944. Trois mois en enfer, pour un refus, un acte de résistance, qui le conduira dans l’obscurité, livré au sadisme des nazis.

Un homme amoureux de sa patrie

Près de la petite table, Alphonse Barthel se tient droit, l’histoire qu’il s’apprête à raconter l’a pourtant fait plier à plusieurs reprises.

Messin d’origine, né en 1926, Alphonse Barthel vit dans le quartier du Sablon, entouré de ses neuf frères et sœurs.
Petit, il se voyait dans l’armée. "Mon frère me disait toujours "Tu pourrais devenir enfant de troupe", c’était des jeunes qui après 14 ans suivaient une formation militaire. Mais ils n’avaient pas besoin de m’endoctriner. J’étais fin fou. Je ne loupais  pas un défilé militaire sans y être. La France, c’était tout pour moi…" explique-t-il fièrement.

 Les allemands se comportaient comme des seigneurs 
- Alphonse Barthel, prisonnier au camp de Metz-Queuleu en 1944

En 1940, les allemands arrivent en France.
Dans un sanglot, Alphonse Barthel lâche "j’étais effondré. Lorsqu’ils sont arrivés, j’étais Place d’Armes à Metz. J’ai vu les allemands rentrer avec leurs motos, leurs uniformes… Quelques jours après il y a eu un défilé et je les ai vu parader. J’avais 14 ans. Le monde s’écroulait"

Ses frères, enrôlés par l’armée, partent à la guerre. Lui, reste en France. "À 14 ans, j’ai refusé d’entrer dans la Hitlerjugend. Je me suis toujours débattu. Il fallait aller voir des films de propagande nazi, je racontais que je ne supportais pas le bruit. Je ne voulais pas voir ça. Donc on m’a laissé tranquille".

À 18 ans, Alphonse Barthel est appelé à l’Arbeitsdienst, un service du travail allemand. "J’ai dit à mon père 'Débrouille-toi pour me trouver des papiers. J’accepte d’aller à l’Arbeitsdienst, mais ensuite, je ne rejoindrais pas l’armée allemande'" explique-t-il.

Durant son service, le jeune homme apprend qu’il est classé dans un régiment d’artillerie SS à Pragues et qu’il devra se battre face aux français.

La fuite

Mais Alphonse Barthel ne rejoindra jamais son régiment. "Mon père s’est finalement débrouillé pour trouver des papiers. J’étais chez des amis en cachette. Jusqu’au jour où quelqu’un m’a dit 'Derrière la gare. Les papiers. On prend le train'", explique dans un souffle le vieil homme.

Le 17 mars 1944, il rejoint le point de rendez-vous. Une jeune femme est déjà présente et lui explique ce qui va se passer. "Une quinzaine de personnes sont venues avec moi. Je ne connaissais personne. À Amanvillers, on a dû descendre… J’avais un mauvais pressentiment".
Le groupe quitte le train, Alphonse les suit. Ce sont des prisonniers de guerre. Ils tentent de passer le village pour rejoindre la frontière.
 

Trahi par un officier français, les hommes se retrouvent dans une embuscade et se font arrêter. Direction le camp d'internement de Metz-Queuleu, ouvert en octobre 1943.

Le Sonderlager de Queuleu

Embarqués dans un camion, les prisonniers sont conduits jusqu’au fort de Queuleu, transformé en camp de prisonnier, appelé le Sonderlager. "Le camion a fait plusieurs kilomètres pour nous désorienter. Nous sommes rentrés dans la Casemate A" explique l’ancien réfractaire. Les prisonniers ne savaient donc pas s’ils étaient à plusieurs kilomètres ou tout proche de Metz.

A partir de ce moment, les détenus ne sont plus des hommes, mais bien des animaux. Alphonse Barthel devient le "Numéro 912".
Une fois dans le fort, les hommes et les femmes ont les yeux bandés et les mains liées.
Alphonse est arrivé au moment où les pieds n’étaient plus attachés. Ses yeux bleus ne reverront la lumière que de rares fois. Le bandeau est serré au maximum, appuyant sur les globes oculaires pour éviter qu’aucun filet de lumière ne puisse y rentrer. L’horreur ne fait hélas que commencer, l’heure de l’interrogatoire approchait.
 

Le commandant de la Gestapo voulait savoir qui se cachait derrière le nom de Guillard. "Je me prétendais comme étudiant. Je parlais l’allemand parfaitement, mieux qu’eux"

Mes faux papiers étaient trop neufs. Beaucoup trop neufs.
- Alphonse Barthel, prisonnier au camp de Metz-Queuleu en 1944 -

Après les coups, la torture continue. Dans la casemate, les prisonniers doivent rester immobiles sur un banc, face à face, les poings liés et les yeux bandés, de 6h du matin à 20h le soir.

"Une fois j’ai pris la crosse du fusil sur le crâne, car je me suis gratté au niveau des yeux. Le bandeau me démangeait, le garde a cru que je voulais l’enlever" indique Alphonse. 

Le camp est dirigé par Georg Hempen, un commandant nazi qui a réussi à démanteler le Groupe Mario.
Ce dernier est composé de messins, dirigé par Jean Burger (alias Mario), lui aussi enfermé au camp de Metz-Queuleu. Mais Alphonse Barthel ne l’a jamais rencontré. En revanche, il a vu à de multiples reprises le tortionnaire nazi. "Il était grand, large, trapu. Nous étions ses esclaves. Parfois, il demandait à un prisonnier d’en frapper un autre et s’il ne le faisait pas, c’était lui qui était frappé par Hempen".
 

À leur arrivée dans le fort, les détenus étaient accueillis par Georg Hempen :

Bienvenu en enfer. Je suis satan.
- Georg Hempen, commandant nazi en charge du Sonderlager

Reprendre espoir

Au fort, Alphonse va également travailler.
"Je nettoyais et j’épluchais les légumes pour les détenus. Ça m’a permis de manger quelques poireaux de temps en temps. Il fallait à tout prix se nourrir" indique Alphonse Barthel. C’est le seul moment où les détenus qui travaillent peuvent parler. Le repas est une soupe infâme, servie dans un seul récipient que les détenus se font passer un à un. "Comme vous avez les mains liées vous devez laper, comme un chien. C’était immangeable" se souvient-il.  
Ce travail, lui permettra pourtant de découvrir une information cruciale et de reprendre espoir.
 

Les nazis ont fait en sorte de déstabiliser les prisonniers, pour qu’ils ne sachent pas où ils se trouvent. Le bruit des cloches de l’église de Queuleu, proche de Metz, va raviver une flamme d’espoir chez Alphonse Barthel. Le 2 juin 1944, le détenu est envoyé à la prison civile de Metz, en attente d’une condamnation. Il y restera trois mois.

Condamné à mort

Le 14 août 1944, Alphonse Barthel est envoyé au tribunal. Il est condamné à mort pour "lâcheté devant l’ennemi".
Le jeune homme est alors reconduit en prison et les SS lui placent des menottes de fer. Jour et nuit. "Le moindre bruit la nuit ça vous marque. On pense qu’on vient nous chercher pour être fusillé" souffle-t-il.
 

Le 2 septembre 1944, l’armée Américaine avance. Les soldats sont devant Metz, mais ne rentrent pas, faute d'essence. La Gestapo fuit. Le frère d’Alphonse, engagé dans la résistance vient le secourir dans la prison. "Je pesais 75 kilos avant d’arriver dans le fort. J’en faisais deux fois moins en sortant. J’ai mis plus de deux ans à me retaper" explique-t-il.

Un enfer mental éternel

Fin 1945, Alphonse Barthel lutte face à ses souvenirs. "Je me réveillais la nuit… Ça a été un traumatisme. J’y repense encore, mais c’est du passé" souffle-t-il.

Hempen n’a jamais été condamné pour les atrocités qu’il a commis au sein du fort, "on n’a rien pu lui faire… Il a terminé en toute beauté" explique Alphonse. Le dirigeant du camp spécial s’exilera en Tchécoslovaquie après la guerre. Grâce à la loi d’amnistie de 1954 en Allemagne, il revient dans son pays natal. Puis, en 1960, exercera en tant que chef de la police criminelle à Oldenburg. Il y aura bien un jugement, mais Hempen et ses avocats (des anciens nazis) useront de malice et sortiront vainqueurs du procès qui est intenté au tortionnaire nazi.

La guerre étant terminée, son frère vient le voir, "il m’a dit 'Papa n’a plus d’argent. Il faut travailler'. Je voulais étudier, je voulais aller à la fac… Mais j’ai été chercher du travail. J’ai travaillé jusqu’à mes 63 ans dans la fonction publique", se remémore Alphonse dans un long sanglot.

À 93 ans, Alphonse Barthel n’a qu’un seul souhait : que les jeunes soient fiers de leur pays.
Il est désormais l’un des rares détenus du fort de Queuleu à être encore en vie et à pouvoir partager son récit. Mais comme l'ancien prisonnier le répète une dernière fois, son "histoire n’intéresse personne, c’est du passé".
 
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