"Il faut que tu rentres chez toi, là, maintenant" un patron allemand à son employé alsacien

Chronique en temps de Coronavirus. Lundi, les usines Mercedes de Wörth et Rastatt ferment. Elles sont le poumon économique de l’Alsace du nord. Des milliers d'Alsaciens y travaillent ou plutôt, y travaillaient. Ils ont été renvoyés chez eux bien avant.

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Lundi prochain, les usines Mercedes de Wörth et Rastatt en Allemagne, vont fermer leurs portes. Ces usines sont le poumon économique de l’Alsace du nord. Des milliers de frontaliers y travaillent ou plutôt, y travaillaient. Car, depuis jeudi 12 mars, ils ont été renvoyés chez eux. Certains brutalement, d’autres plus diplomatiquement. Un geste qui en tout cas, laissera des traces. Ah oui, j’ai oublié de vous dire un truc hyper important, mon village se trouve à un kilomètre à vol d’oiseau de la frontière allemande.

Bien avant le début de la crise du coronavirus, mon libraire préféré (et le seul libraire d’ailleurs) de Wissembourg m’envoie un mail pour me signaler qu’il allait organiser le premier salon du livre transfrontalier. Il allait réunir des éditeurs français, des éditeurs allemands, des écrivains… Je trouvais l’idée géniale. Il me demande aussi d’écrire un article sur la frontière qu’il pourrait joindre à un recueil édité à cette occasion. J’accepte avec grand plaisir. Journaliste bilingue, passionnée par l’Allemagne, enfant de la frontière biberonnée à l’amitié franco-allemande,  j’écris un texte sur « La plage ».  Ce texte raconte la plage de mon enfance, une plage de sable rose, au bord d’une rivière, la Lauter, qui fait frontière avec l’Allemagne.
 
Cette rivière a été symbole de séparation, de guerre, mais pour moi, elle a toujours symbolisé la paix, la paix intérieure, la paix entre deux peuples. Bon, c’est un peu long tout ça et ça peut paraître un peu niais, mais ce préambule je le fais surtout pour vous expliquer que pour les habitants de mon village, l’Allemagne, c’est comme chez nous, c’est comme à la maison. On parle la même langue.

Alors quand les frontaliers ont été renvoyés chez eux, en France, d’un coup d’un seul, beaucoup, et j’en fais partie, ont eu l’impression d’être trahis, abandonnés. Les frontières se sont dressées à nouveau. Sophie est encore sous le choc. Cette Schleithaloise travaille depuis 28 ans dans un cabinet d’assurances à Karlsruhe. Elle y a fait toute sa carrière. « Après la pause de midi, je revenais de la cantine, mon chef est venu vers moi et m’a dit : « du musst nach Hause gehen, jetzt ! Il faut que tu rentres chez toi, là, maintenant ». Dans le bureau, mes collègues ont demandé : « mais quoi ? », « Was ist los ? Que se passe-t-il ». Virée pour cause de coronavirus. Je leur ai dit que je n’étais pas malade, mais non, j’ai dû partir. J’étais super choquée. Ich hàb gedenkt sie spinnen, ils sont fous ! Kummsch da vor wie à Depp ! Tu es là comme un idiot. ». Quelques jours plus tard, son patron la rappelle, s’excuse, lui explique qu’il a paniqué. Depuis, Sophie est en télétravail. Elle est même soulagée : « Gott sei dànk, mit àlles wàs laft, bin isch gràd froh dahame ze sei ! ».
 

Dans le lotissement de Schleithal s’alignent de belles constructions neuves. Devant beaucoup d’entre elles sont garées des Mercedes rutilantes. Et pour cause. Beaucoup d’ouvriers du village travaillent chez Mercedes dans les énormes usines des villes voisines de Wörth et Rastatt. Depuis jeudi 12 mars, Bruno, la petite quarantaine, fait lui aussi du home office. Il vient d’avoir un mail de l’usine. A partir de lundi prochain, la production chez Mercedes va s’arrêter. Les salariés sont priés d’écluser leurs congés de l’année dernière, leurs jours de récupération et ensuite, ils devront poser des jours de congés de l’année en cours. « C’est pas grave, j’ai encore 200 heures supplémentaires à prendre ».
 Bruno fait partie des 2.000 frontaliers de l‘usine de Wörth qui compte au total 10.700 salariés. Sa voisine, l’usine de Rastatt compte 10% de frontaliers sur les 7.000 personnes qu’elle emploie. Et pourtant, depuis une semaine, ces usines se sont privées de leurs salariés alsaciens par mesure de précaution. « Ça s’est bien passé. Mon chef d’atelier est venu me prévenir en début d’après-midi qu’il y allait peut-être y avoir une annonce. A 17 heures, il m’a demandé de rentrer ». La décision n’a pas choqué Bruno. Son collègue Joseph, plus âgé, est révolté : « si nos anciens étaient encore là, ils seraient malades ! Vous vous rendez compte. On nous prend pour des pestiférés, des lépreux, on nous empêche de traverser la frontière ».

Il évoque le cas d’une usine dans le sud du Bade-Wurtemberg, où, avant le renvoi des frontaliers, les Alsaciens étaient affectés au travail de nuit et qu’ensuite les lignes étaient désinfectées pour le travail de jour des Allemands. « Mais je croyais qu’on était en Europe ! C’est de la discrimination ! »
Mercedes a annoncé fermer ses usines jusqu’au 3 avril. Sophie, Bruno et Joseph vont donc rester chez eux et suivre à la télévision française l’avancée de l’épidémie en France, et sur les chaînes allemandes l’avancée du virus en Allemagne. Quand et comment reprendront-ils le travail ? Tous s’interrogent. Quoi qu’il en soit, ils auront certainement toujours à l’esprit qu’ils sont certes de bons travailleurs mais qu’ils restent français, et la France c’est de l’autre côté de la rivière.
 

 

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