TEMOIGNAGE -Coronavirus: "On est payé que dalle pour ce qu'on fait et ce qu'on voit" raconte Laure, étudiante infirmière

Laure Mougel est étudiante en 3e année d'école d'infirmière. La jeune femme de 34 ans a été "réquisitionnée" lors du plan blanc à la clinique des Trois frontières le 16 mars. Depuis elle y travaille à temps plein en renfort comme aide-soigante. Pour 1,40 euro de l'heure. 

Je ne vous le cache pas, j'ai appelé Laure pour sa grande gueule. Même derrière un masque chirurgical, la jeune femme a la voix qui porte. L'indignation tapageuse. Et j'aime ça. Je l'ai repérée il y a quelques temps déjà sur CNews où elle dénonçait en direct et in situ ses conditions de travail. Pour une étudiante qui a tout à y perdre, cela m'a paru stupidement courageux. Elle a mis du temps à me répondre. Ses journées sont bien chargées. Mais quand enfin je l'entends, je suis soulagée. La fatigue n'a anesthésié ni sa gouaille ni sa colère.
 
Ici, oubliez la gentille infirmière aux yeux clairs qui, tel un ange tout droit tombé des cieux, chuchote des mots éthérés au bout du fil. Laure boxe dans une autre catégorie. Ça s'entend tout de suite. Elle claironne. Merde putain chier.
 

"Tu veux quelque chose, ben tu y vas"

Il faut dire qu'avant d'entrer à l'IFMS (Institut de formation aux métiers de la santé de Mulhouse) il y a trois ans, Laure a vécu bien d'autres vies. Qui ont forgé son caractère et fortifié sa voix. Mère célibataire au foyer, vendeuse, serveuse, la vocation du soin est venue sur le tard. "Toute ma famille est dans le milieu médical. Mon oncle, ma tante, ma marraine, ma mère. Je voyais leurs horaires impossibles, leur stress. Bof quoi." Laure passe son bac "sans conviction" et le loupe "sans surprise." Elle a envie d'une autre vie, faite de petits jobs et de grandes aventures autres que "le piano et le cheval." Une rébellion heureuse. Précaire aussi.
 

Le sang, les plaies, les aiguilles, les escarres, c'est pour moi.
-Laure Mougel-


"Quand j'ai eu mon premier enfant, à 23 ans, je me suis dit bon là faut que tu avances ma grande. J'ai passé le bac en cours du soir. J'ai passé le permis aussi. Tout en même temps. Quand tu veux quelque chose, tu y vas c'est tout." Bac en poche, Laure rentre dans le rang. Familial. "J'ai raté l'oral du concours d'infirmière mais j'ai rien lâché. J'ai fait un contrat d'accompagnement dans l'emploi (CAE) pendant deux ans dans un service de soins infirmiers à domicile." Sur le tas de compresses, Laure trouve sa voie. "Le sang, les plaies, les aiguilles, les escarres, c'est pour moi. Tout ça le gore, ben oui, ça me plaît."

En 2017, Laure repasse le concours d'infirmière. Elle aura 19 à l'oral. "Je trouve énormément de plaisir dans ces études. Je me suis retrouvée dans des valeurs comme la compassion, l'accompagnement des personnes, l'anatomie. Je trouve fabuleux la manière dont tout est lié dans le corps. Nous sommes une formidable organisation spirituelle et mécanique. Maitenant quand je vois quelqu'un, je vois son corps comme un boulevard." Laure ou la routière philosophe.
 

Unité de soins continus

Laure a dû subitement interrompre ses études. Pas pour un nouveau virage. Pour un nouveau virus. Le covid19. Dans le cadre du plan blanc, la jeune femme ainsi que les 100 autres élèves de sa promotion, ont été réquisitionnés pour prêter main forte aux personnels hospitaliers face à la pandémie. Enfin pas réquisitionnés, ça c'est illégal. Envoyés en stage.
 

L'étudiante en troisième année de soins infirmiers devient alors pour dix semaines aide-soignante en renfort à la clinique des Trois frontières (Saint-Louis). Elle sera affectée à l'unité de surveillance continue. "C'est là que tu reçois tous les gens qui ont besoin d'une surveillance accrue. Comme nous n'avons pas de quoi réanimer, les cas les plus graves sont ici en attendant d'être transférés dans d'autres établissements. Pas plus d'un jour et une nuit." Un service clé, vital, où les patients covid sont légions. Où elle est la seule étudiante. Un peu désarmée. "Moi j'étais encore en mode étudiante, j'étais pas préparée à ça. Enfin, je crois que personne ne l'était vraiment."
 

Le premier jour, quand j'ai sonné, les portes se sont ouvertes et putain, j'ai failli faire tomber mon sac
-Laure Mougel-

"Le premier jour, quand j'ai sonné, les portes se sont ouvertes et putain, j'ai failli faire tomber mon sac. J'avais jamais vu ça, ça courait de partout, les scopes sonnaient sans arrêt. Me suis demandée où j'étais tombée." Laure pouffe de rire. Pendant une semaine, l'étudiante sera en doublure. Doublure d'un film digne de Tarantino. Frénétique et violent.

"En peu de temps, en un mois, j'ai vu et j'ai appris tout ce qu'on peut voir dans une carrière: défibrillation, intubation." Laure travaille douze heures par jour, 7h-20h avec une pause à midi. Ses tâches sont celles d'une aide-soignante dont elle a d'ailleurs le diplôme "automatique dès la première année d'école d'infirmière." Transmissions, réveils, prises des constantes, toilettes, lits, surveillance continue, repas, désinfection, linge et "paperasse" rythment ses journées. 
 

Me suis pris 15-20 ans dans la gueule.
-Laure Mougel-


La mort est aussi au rendez-vous. "Certains repartent dans des housses. On n'a même pas eu le temps de les connaître, même pas un tout petit peu. On rencontre juste leurs familles qui viennent chercher leurs affaires. Tous les jours. C'est dramatique. Je crois qu'à force, on se blinde. C'est une question de survie. Me suis pris 15-20 ans dans la gueule." Des journées abrutissantes dont Laure ne ressort pas indemne. "Je suis épuisée, physiquement. Hier je suis allée au lit toute habillée. Des fois le matin, je me dis, oh merde j'ai pas envie d'y aller mais j'y suis toujours retournée. C'est que bon hein, je suis faite pour ça."


1,40 euro de l'heure

Pour tout ce travail, Laure n'est payée que 1,40 euro de l'heure. C'est le tarif pour les services d'un stagiaire de troisième année. C'est le salaire de la peur. "1,40 euro par jour, ça fait disons avec les heures sup maximum 300 euros par mois. Pour un vrai travail d'aide-soignante, les mêmes horaires. On n'a pas choisi d'être réquisitionnés OK mais putain on fait le taff. On le fait bien. Les premières années, eux ils touchent 1,18 euro et les deuxièmes années 1,28 euro. Ce n'est pas correct, ce n'est pas juste merde. Du coup, on peut même pas bosser à côté, genre au Mac Do, pour compléter. Moi heureusement, je peux emprunter un peu d'argent à ma maman, elle est gentille la pauvre. C'est honteux mais bon pas le choix. Je crois que je l'ai jamais autant appelée." 
 
Laure part à nouveau dans un grand éclat de rire. Rageur et franc. "Nous on est payés que dalle pour tout ce qu'on fait, tout ce qu'on voit. On nous applaudit, on nous félicite, blabliblabla et après on va bosser quasi gratis. Non. Et même en temps normal, une aide-soignante titulaire gagne 1300 euros net par mois, 1.600 euros pour une infirmière. C'est pas cher payé. On est des super-héros au rabais. A côté de ça faut voir les burn-out, le manque de moyens, le manque de soutien psychologique. Ceux qui décident sont des comptables, pas des humains." 

On est des super-héros au rabais
-Laure Mougel-

Et Laure de poursuivre avec sa verve habituelle. "Faut ouvrir les yeux là les gars. Plus personne ne veut faire ce métier. Dans mon école pour la rentrée de décembre, y'a deux fois moins de candidats qu'avant chez les aides-soignants. Y'aura des promos de 45 personnes contre 90. J'ai des amies de promo qui ont arrêté. Trop de responsabilités pour un salaire trop faible. Non là faut faire quelque chose. Revaloriser les salaires parce qu'on fait un beau travail. Un travail noble." 
 

Happy End

Comme disait mon prof de latin d'Hypokhâgne (c'est la seule chose dont je me souvienne): "Est clamant". Faut gueuler. Un sain adage. Laure et son ire ont été entendues. Le jour même de son intervention cathodique, le 26 mars dernier, l'ARS et la région Grand Est décident d'allouer 11 millions d'euros afin de revaloriser les indemnités de ces stagiaires de l'extrême. 1.400 euros par mois pour les élèves infirmiers et 1.000 euros par mois pour les élèves aides-soignants. "Je me dis que je suis un peu pour quelque chose dans ce revirement de situation, que ça a fait un truc dans les consciences. Que mon intervention à la télé a alerté le gouvernement ou je ne sais quelle institution sur notre situation difficile."
 

"1.400 balles de prime dont 200 de stage": ce n'est pas vraiment non plus un happy end. Ce qui l'est davantage, c'est l'entrée en scène de ce cow-boy solitaire et généreux. "Y'a un monsieur de Saint-Louis, Denis Le Baler, PDG d'Airnautic qui m'a appelée quelques jours après. Il voulait me donner de l'argent. J'ai refusé et je lui ai proposé d'en faire don à mon école et à l'association des élèves. Du coup on a eu 5.000 euros pour acheter des imprimantes, des photocopieuses et pour financer notre bal de promo. Un truc de fou."

Quand le covid19 sera derrière nous, Laure sera, c'est certain, la reine du bal. Genre Béatrix Kiddo, le sabre japonais en moins. "Une fois mon diplôme en poche, en juillet j'espère, je veux faire mes armes dans un service technique comme les urgences avant de me mettre à mon compte. Infirmière libérale au moins c'est toi qui te plies à tes propres règles, tu rencontres les gens dans leur intimité c'est mieux et surtout tu te démerdes toute seule, t'as pas de chef. Je préfère rester indépendante, j'ai du mal avec les moules." Ah bon? Cette fois c'est moi qui rit. "Putain", ça fait du bien. 
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