Un article publié le 13 janvier dans "La Croix L'Hebdo", met à jour des accusations d’agressions sexuelles présumées commises par deux prêtres de la communauté catholique des Béatitudes dans un internat d’Autrey dans les Vosges entre 1988 et 2007. En ressort une enquête édifiante "Sous emprise". Entretien avec son auteur, le journaliste Mikael Corre.
Donner la parole aux victimes présumées et briser l’omerta de l’Église. Dès ses 25 ans, le journaliste Mikael Corre, né en 1987 à Brest, s’interroge et enquête sur l'un des milieux les plus fermés de notre société : l'Église catholique. Après un passage au magazine Le Monde des religions, il entre à La Croix, et se spécialise dans les dérives sectaires et les affaires de pédophilie dans l’Église catholique. En 2017, il publie le témoignage d’une religieuse, Marie-Laure Janssens, victime d’emprise et d’"abus spirituels".
Libérer la parole des victimes présumées, c’est aussi ce qu’a fait Mikael Corre en s'intéressant au petit village d’Autrey dans les Vosges. Le résultat, une enquête édifiante, "Sous emprise", publiée le 13 janvier 2023 dans La Croix L’Hebdo. Un article qui déterre des années de silence et d’abus présumés au sein d’un internat de garçons, aujourd’hui disparu. 24 garçons, des collégiens et lycéens qui se destinaient à devenir prêtres entre 1988 et 2007, et dont près de la moitié affirment aujourd’hui qu'ils auraient subi des attouchements et agressions sexuelles de la part de deux prêtres appartenant à la communauté catholique des Béatitudes.
Un descriptif précis et tout en nuances de la mécanique du silence. Ou comment les discours spiritualisants des autorités ecclésiales maintiennent les victimes sous emprise, comment la "justice" canonique empêche la tenue de vrais procès, et comment l’Église a en somme co-construit les abus? Mikael Corre nous explique son travail.
- Pourquoi avoir porté votre attention sur ce petit village des Vosges ? Comment votre enquête a-t-elle débuté ?
Tout a commencé en octobre 2022 par le bais d’un témoignage indirect. Nous avons reçu un e-mail à la rédaction de La Croix qui dénonçait certains faits qui se seraient produits dans l’internat d’Autrey dans les Vosges. Ce nom ne nous était pas inconnu, on avait déjà entendu parler d’Autrey. Un ancien élève de l’internat s’était déjà exprimé, mais nous n’avions pas assez de témoignages. Avec ce deuxième élément, nous avons décidé de lancer une enquête.
J’ai d’abord essayé de rencontrer d’anciens élèves de l’internat. J’ai finalement pu échanger avec 24 d’entre eux. J’ai rencontré un homme, qui prend le nom de Florent dans mon enquête. En l'écoutant, je me suis dit qu’il y avait une histoire à raconter au sujet de l’emprise. Je ne voulais pas raconter un fait divers mais comprendre et décrire ce mécanisme psychologique complexe. Comprendre pourquoi cet homme est parvenu à se libérer de cette emprise, au bout de seulement 18 ans.
- Avez-vous été surpris par l’ampleur des faits qui auraient eu lieu ?
Ça a totalement dépassé ce que j’imaginais. Je pensais écrire un récit sur la sortie d’un homme de l’emprise qui l’enfermait, mais au final, c’est également devenu une enquête sur Autrey. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas un prêtre mis en cause, mais deux prêtres : Dominique Savio, mais aussi Henri Suso. Deux hommes dont les agissements auraient été connus d’évêques et de représentants des Béatitudes, la communauté catholique responsable de l’internat, mais qui ont pourtant gardé le silence. Le prêtre Henri Suso a été jugé coupable en 2011 de certains faits devant la justice de l’Église avant d’être nommé aumônier d’une Maison d’arrêt au mépris de toute prudence. Dominique Savio est aujourd’hui numéro 2 des Béatitudes.
En réalité, il y a plusieurs affaires en une. Mais toutes mettent en cause cette communauté catholique qui s’inscrit dans la mouvance du renouveau charismatique, caractérisée par des prières très émotionnelles. Dès 2005, la communauté a fait l’objet de plaintes pour abus de pouvoir, abus spirituels, abus sexuels et dérives sectaires. Son fondateur "frère Éphraïm" est accusé d’"abus sexuel par personne ayant autorité", dans le cadre de ses accompagnements spirituels. Il est finalement réduit à l'état laïc par l’Église catholique, ainsi que le premier responsable général, Philippe Madre, également diacre permanent, respectivement en 2007 et 2010.
- Comment avez-vous travaillé avec les victimes présumées ?
J’avais déjà travaillé sur ce sujet. La première fois, j’avais 25 ans et je sais qu’aujourd’hui, je m’y prends différemment. Toutes les victimes présumées n’en sont pas au même stade, mais pour chacune d’entre elles, raconter ce qu’elles ont vécu, c’est revivre ce traumatisme. Avec, souvent, cette double angoisse assez contradictoire de ne pas être cru, et en même temps que cela se sache. C’est la raison pour laquelle j’essaye d’être très précautionneux quand j’interroge une personne sur les faits. Je ne le fais pas tout de suite, mais quand le moment arrive je pose des questions très précises, pour ne pas avoir besoin d’y revenir.
Il faut savoir garder une certaine distance également, car je ne suis pas psychologue ni magistrat. La presse permet parfois de libérer la parole et cette étape est importante pour les victimes. Mais je n’ai pas les compétences pour qualifier les faits, ni accompagner les victimes présumées.
- Quel mécanisme d’emprise avez-vous découvert ?
Les victimes d’emprises ne sont pas juste des gens enfermés dans leur propre psychisme et qui se débattent avec leurs démons. C’est vraiment quelque chose qui est entretenu collectivement avec des techniques très précises. A Autrey, il s’agissait de jeunes garçons, des adolescents évoluant dans cet internat formé sur le modèle des petits séminaires du 19e siècle. Il y avait bien sur une supériorité hiérarchique qui entrait en jeu et une forme d'adoration presque divine, envers ces "pères spirituels", envers qui les jeunes avaient une confiance totale.
Surtout, l’emprise est entretenue collectivement. Ce que montre cette enquête, c’est que le silence des autorités de l’Église contribue à maintenir des personnes sous emprise. On constate qu’il y a souvent une absence de connaissance dans l’Eglise de ce qui relève ou non d’une agression sexuelle. Les faits sont volontairement maintenus dans une qualification très floue. Les abus sont systématiquement spiritualisés : une embrassade sur la bouche peut par exemple être qualifiée de "sorte d’affection qui glisse"...
- Vous ne condamnez pas l’institution dans son ensemble. De l’intérieur aussi l’Eglise bouge ?
C’est important de dire qu’il y a aussi des gens au sein même de l’Église qui se battent. Des lanceurs d’alerte qui prennent des risques pour dénoncer ces actes. Ces témoignages sont très importants, car ils permettent de réellement comprendre ce qui se passe à l’intérieur de cette institution et d’être plus précis dans nos critiques.
Je sens un vrai ras le bol dans la communauté catholique, qui n’en peut plus de toutes ces affaires sordides. L’opinion n’est plus la même que lors de la sortie en 2016 de l’affaire Preynat (le prêtre lyonnais Bernard Preynat a été condamné en 2019 pour avoir agressé sexuellement des enfants entre 1972 et 1991, lors de l’organisation de camps scouts). La société a beaucoup évolué sur la compréhension de l’emprise, la reconnaissance des abus sexuels, entre autres.
Je n’ai aucune animosité personnelle contre les individus ou communautés mis en cause, mais dénoncer tous ces faits relève de l’intérêt général. Car le but finalement, c’est que tout cela change.