600 ans d'Azincourt : comment Shakespeare a bâti un mythe autour de cette bataille

Le récit le plus connu de la bataille d'Azincourt ne se trouve pas dans les livres d'histoire mais dans une pièce de théâtre, Henry V, écrite par William Shakespeare, 184 ans après les faits. Le célèbre dramaturge a fait de cette victoire le symbole de l'unité nationale anglaise.  

Si le nom d'Azincourt ("Agincourt" pour les anglophones), petit village du Pas-de-Calais de 302 habitants, est connu dans le monde entier, c'est en partie grâce à William Shakespeare. Sa plume virtuose, généreuse et insolente a magnifié le triomphe des troupes du roi Henry V sur la chevalerie française lors cette fameuse bataille du 25 octobre 1415, "jour de la Saint-Crépin". Rédigée vers 1599, sa pièce de théâtre, Henry V, a connu une formidable postérité. Elle a été jouée dans le monde entier et adaptée au cinéma par Laurence Olivier (1944) et Kenneth Brannagh (1989). Elle a profondément imprégné la culture populaire britannique. Tant est si bien que l'on ne semble plus vraiment faire de distinction outre-Manche entre le récit shakespearien d'Azincourt et les faits historiques, tels qu'ils se sont déroulés. En ce jour anniversaire de la bataille, il suffit de taper "Agincourt" sur Twitter pour voir fleurir les citations extraites d'Henry V.


Il faut dire que certaines tirades ont durablement marqué les esprits. C'est pour cette pièce de théâtre que Shakespeare a notamment inventé les expressions "happy few" et "band of brothers" dans le brillant discours qu'il prête au roi d'Angleterre avant la bataille. "Et la Saint-Crépin ne reviendra jamais, d'aujourd'hui à la fin du monde, sans qu'on se souvienne de nous, de notre petite bande, de notre heureuse petite bande de frères ("We few, we happy few, we band of brothers" en V.O.). Car celui qui aujourd'hui versera son sang avec moi sera mon frère ; si vile que soit sa condition, ce jour l'anoblira". Pour Shakespeare, la victoire d'Azincourt célèbre le triomphe d'une armée populaire, humble mais soudée, sur une noblesse française bouffie d'orgueil et de suffisance. Elle symbolise surtout l'unité de la nation anglaise - et même britannique - autour de son roi ("Je suis Gallois, vous savez cher compatriote", dit Henry V à Llewellyn, l'un de ses soldats). Quitte à prendre quelques libertés avec la véritable histoire.
 

Réalité distordue

William Shakespeare idéalise clairement le roi Henry qu'un historien anglais, Richard Vaughan, a pourtant décrit comme "l'un des produits les plus agressifs et les plus sournois d'une époque de violence et de duplicité". Dans la pièce, on le voit proche de ses hommes, se promenant incognito dans le camp, lors de la veillée d'armes, pour sonder leur moral. Dans la réalité, l'implacable souverain à la joue droite balafrée (souvenir d'une précédente bataille) avait imposé un silence total à ses troupes pendant la nuit afin de percevoir le moindre mouvement de l'adversaire. Tout contrevenant devait avoir l'oreille tranchée.

Shakespeare a principalement puisé son inspiration dans une chronique médiévale anglaise parue seulement deux ans après la bataille. La Gesta Henrici Quinti ("La Geste d'Henry V") est un récit anonyme rédigé par un prêtre qui suivit les troupes anglaises en France et assista à la victoire d'Azincourt depuis les lignes arrières. Une oeuvre de propagande qui donne déjà à cette épopée une dimension quasi-biblique, digne de l'affrontement de David contre Goliath. "On ne trouve aucun autre roi d'Angleterre qui ait accompli autant en si peu de temps et qui soit revenu à la maison après un si grand et si glorieux triomphe", écrivait-il. "A Dieu seul l'honneur et la gloire, maintenant et pour toujours". Dans Henry V, Shakespeare fait dire au roi d'Angleterre : "Que la peine de mort soit proclamée dans notre armée contre quiconque se vantera de cette victoire et retirera à Dieu une gloire qui est à lui seul".  

Comme la plupart des chroniqueurs anglais (et même français) qui ont souvent cité des chiffres délirants, le dramaturge exagère le rapport de force entre les armées anglaise et française. "Ils ont au moins 60 000 combattants", s'époumone le comte de Westmorland. "C'est cinq contre un", ajoute le duc d'Exeter (aucun de ces deux personnages n'a d'ailleurs participé à la bataille d'Azincourt). En réalité, selon l'historienne anglaise Anne Curry, les Anglais comptaient près de 9 000 hommes face à environ 12 000 Français. De même, Shakespeare surévalue les pertes françaises ("Cette note me parle de 10 000 Français restés morts sur le champ de bataille", alors qu'ils étaient environ 6 000), et sous-évalue grossièrement celles du camp anglais. "Edouard, duc d'York, le comte de Suffolk, sir Richard Kelly, Davy Gam, écuyer, nul autre de renom", énumère ainsi Henry V dans la pièce. "Et, parmi les soldats, 25 seulement !". Le nombre de morts anglais à Azincourt a souvent été minimisé dans les chroniques, pour ne pas ternir sans doute l'éclat de ce triomphe militaire. D'après Anne Curry, on peut les estimer toutefois à plusieurs centaines, voire un millier.
      

Si le bilan fut aussi lourd côté français, c'est en raison des nombreuses exécutions de prisonniers ordonnées par le roi d'Angleterre pour dissuader les Français d'une contre-attaque. Shakespeare évoque cet épisode dans son récit mais lui donne une justification totalement fantaisiste. "Tuer les pages et le bagage ! C'est expressément contraire aux lois de la guerre", s'indigne Llewellyn. "Il est certain que pas un de ces enfants n'est resté vivant", déplore son camarade Gower. Si deux seigneurs locaux - Ysambart d'Azincourt et Robinet de Bournonville - ont bien conduit une attaque sur les lignes arrières anglaises et pillé le bagage, avec une poignée de paysans, il ne semble pas que des jeunes pages aient été tués à cette occasion. L'auteur de la Gesta Henrici Quinti, qui était pourtant présent à l'arrière pendant la bataille, n'en a jamais fait mention.

Ces exécutions sommaires de prisonniers français, totalement contraires aux codes de la chevalerie, assombrissent forcément la légende. D'ailleurs, dans son adaptation cinématographique d'Henry V en 1944, Laurence Olivier a préféré totalement occulter ce massacre. Il faut dire que son film avait été commandité en pleine Seconde Guerre Mondiale pour gonfler le moral du peuple britannique en lutte contre l'Allemagne nazie... 
     

"French bashing"

William Shakespeare n'a jamais eu cependant les prétentions d'un historien. "Rappelez-vous les faits réels au spectacle de leur parodie", prévient le choeur avant que ne s'engage la bataille. Sa plume acérée joue volontiers la caricature soutenue par un humour féroce et un brin d'autodérison. Le camp anglais n'est pas épargné. Les Gallois ont un accent ridicule, certains combattants sont présentés comme des ivrognes de basse extraction, à l'image de Bardolph, Nym ou Pistol essentiellement motivés par les pillages et les rançons de prisonniers. Mais ce sont surtout les Français, dépeints en grandes gueules narcissiques, qui en prennent pour leur grade. Du "French bashing" avant l'heure.

"Mais que Dieu me pardonne une telle jactance ! C'est votre air de France qui a soufflé ce vice en moi ; je dois m'en corriger", lance Henry V au Héraut Montjoie venu lui transmettre le défi du roi de France, Charles VI. Les personnages du Dauphin, du Connétable (Charles d'Albret) et du duc Charles d'Orléans rivalisent de vantardise et de préciosité à la veille des combats. "J'ai la meilleure armure... je voudrai qu'il fît jour", se félicite le second. "Vous avez une excellente armure ; mais rendez justice à mon cheval", surenchérit le troisième. "Quand je le monte (son cheval NDR), je plane, je suis un faucon ; il trotte dans l'air ; la terre chante quand il la touche ; l'infime corne de son sabot est plus harmonieuse que la flûte d'Hermès", s'extasie le premier.


Pour mieux forcer le trait, Shakespeare a pris là encore quelques libertés historiques. D'Albret et Charles d'Orléans n'ont pas combattu à cheval mais en première ligne et à pied, dans l'avant-garde (Laurence Olivier fera la même erreur dans son adaptation cinématographique en reconstituant une charge de cavalerie massive qui n'a jamais vraiment eu lieu). Quant au Dauphin, Louis de Guyenne, il n'était pas présent à Azincourt. Shakespeare lui donne un rôle central alors qu'il s'agissait d'un jeune homme de 18 ans, à la santé fragile et relativement effacé (il décédera deux mois après la débâcle d'Azincourt, en décembre 1415). L'épisode du tonneau rempli de balles de jeu de paume (l'ancêtre du tennis) qu'il adresse à Henry V pour lui signifier son mépris est une invention du dramaturge.

En revanche, Shakespeare passe sous silence deux éléments fondamentaux qui expliquent, en partie, la débâcle d'Azincourt : le violent conflit qui divise les seigneurs français en deux factions rivales - les Armagnacs et les Bourguignons - et surtout la folie de Charles VI, incapable de gouverner son royaume. Le roi de France est au contraire présenté comme un homme totalement sain d'esprit, sage et prudent, bien qu'un tantinet fataliste. Les "rois fous" inspireront pourtant Shakespeare dans d'autres pièces comme Le Roi Lear ou MacBeth. Mais peut-être convient-il de rappeler qu'à l'époque où il écrit Henry V, la reine d'Angleterre s'appelle Elizabeth Ière et qu'elle est une descendante directe de Charles VI et de sa fille Catherine de Valois. Celle-ci épousa en 1420 le vainqueur d'Azincourt, Henry V. Mais à la mort de ce dernier deux plus tard, elle se remaria avec un seigneur gallois du nom d'Owen Tudor qui engendra la fameuse dynastie royale du même nom.

Une oeuvre de propagande ?

Pour beaucoup d'historiens, Henry V ne doit pas être analysée au regard des événements de 1415 mais en tenant compte du contexte politique dans lequel William Shakespeare écrivit sa pièce 184 ans plus tard. A l'époque, le "Barde" a pour mécène un certain Henry Wriothesley, comte de Southampton, jeune et élégant courtisan d'Elizabeth Ière. Âgée de 66 ans, la flamboyante reine d'Angleterre a connu un début de règne difficile sur fond de conflit religieux entre Protestants et Catholiques. Comme son lointain cousin Henry V, elle a dû batailler et déjouer plusieurs complots pour asseoir sa légitimité sur le trône. Comme lui, elle a dû affronter un redoutable ennemi extérieur, l'Espagne, et su remporter une éclatante victoire lorsque sa flotte a laminé en 1588 l'imposante Armada espagnole.

Le discours enflammé que William Shakespeare prête à Henry V avant Azincourt fait clairement écho à celui prononcé devant ses troupes par Elizabeth Ière au fort de Tilbury. "Je sais que mon corps est celui d'une faible femme, mais j'ai le cœur et l'estomac d'un roi, et d'un roi d'Angleterre – et je me moque que Parme, l'Espagne ou n'importe quel prince d'Europe ose envahir les rivages de mon royaume. Dans cette occasion, je préfère risquer mon sang royal que d'encourir le déshonneur. C'est moi qui vais être votre général et votre juge au moment de récompenser votre valeur sur le champ de bataille." Selon l'historienne britannique Anne Curry, "il semble que cette pièce fut inspirée par des événements contemporains, comme cette vague de patriotisme qui a traversé l'Angleterre après la victoire contre l'Armada et les craintes d'une invasion dans les années 1598-99 après que le roi de France Henri IV eut fait la paix avec l'Espagne".


Henry V s'inscrit également dans une série de pièces de théâtre que Shakespeare dédia à une période très sombre et controversée de l'histoire de l'Angleterre qu'on a appelé "la Guerre des Deux Roses". A sa mort en 1422, Henry V laissa pour héritier un bébé âgé de quelques mois, Henry VI, qui, comme son grand-père maternel Charles VI, n'aura jamais vraiment toute sa tête. Face à l'affaiblissement de l'autorité royale, l'unité du royaume se fissura au fil des ans et des rivalités grandissantes entre les lords anglais. En 1455, ces rivalités dégénérèrent en véritable guerre civile opposant deux factions : d'un côté, les Lancastre, partisans d'Henry VI, symbolisés par une rose rouge, et de l'autre les York, une branche cousine de la maison royale, symbolisée par une rose blanche, qui revendiquait le trône d'Angleterre. En 1461, le jeune duc d'York parvint à destituer Henry VI et s'empara de la couronne sous le nom d'Edouard IV. A sa mort en 1483, son frère, Richard III, lui succéda au terme d'un sanglant coup d'état avant d'être vaincu, deux ans plus tard, par un certain Henry Tudor, lors de la bataille de Bosworth.

Proclamé roi sous le nom d'Henry VII, ce dernier personnage est le grand-père d'Elizabeth Ière. Mais il n'était qu'un vague petit-neveu d'Henry VI et sa légitimité, comme celles de ses successeurs, était des plus contestables au regard de règles de succession. Durant leurs règnes, Henry VII et son fils, Henry VIII, s'appliquèrent d'ailleurs à éliminer physiquement tout autre prétendant possible au trône d'Angleterre. Dans son récit de "la Guerre des deux Roses" et de ses prémisses, William Shakespeare n'a pas procédé par ordre chronologique. Il a commencé par Henry VI (1588-1590), oeuvre monumentale en trois parties, dans laquelle l'auteur se montre relativement neutre. Dans la suivante Richard III (1591-1592), Shakespeare se prononce clairement en faveur des Lancastre et des Tudor : Richard III est dépeint comme un tyran vicieux et difforme ; Henry VII comme un noble chevalier épris de justice qui ramène ordre, paix et harmonie en Angleterre.


En 1595, William Shakespeare décida d'explorer la genèse de ce conflit dynastique dans une nouvelle pièce, Richard II. Le sujet est extrêmement sensible puisqu'il raconte la déposition du roi Richard II en 1399, son assassinat et l'usurpation du trône par son cousin, Henry IV. Le "pêché originel" en quelque sorte, duquel les Lancastre et les Tudor tiraient leur légitimité. La pièce ne plut visiblement ni à la reine, ni à son entourage qui censura la scène de la déposition. "Je suis Richard II, vous ne le savez pas ?", aurait déclaré Elizabeth Ière, qui, paradoxalement, semblait davantage se reconnaître dans le personnage du monarque déchu (en 1601, Robert Devereux, comte d'Oxford, paya la troupe de Shakespeare pour jouer Richard II le jour de son coup de force - déjoué - contre la reine).

Shakespeare continua pourtant sa "prélogie" avec Henry IV (1597), pièce en deux parties, où la question de l'usurpation du trône n'est plus vraiment centrale. L'intrigue s'intéresse surtout au conflit du nouveau roi avec les Percy, turbulente famille du nord de l'Angleterre, et les rebelles gallois. Il y est aussi surtout question de la jeunesse tumultueuse du jeune prince héritier, le futur Henry V. Surnommé affectueusement "Harry" ou "Hal", il entretient des rapports tendus avec son père et préfère passer son temps à festoyer dans les tavernes aux côtés des gens du peuple, jusqu'au jour où le destin l'appelle sur le trône. Ce portrait profondément humain donne une dimension encore plus attachante et sympathique au vainqueur mythique d'Azincourt... bien qu'il soit totalement fictif.

Dans Henry V,  le jeune roi s'absout de l'usurpation de son père. "Pas aujourd'hui, mon Dieu ! Oh ! Ne songe pas aujourd'hui à la faute que mon père a commise en saisissant la couronne !", clame-t-il avant la bataille. "J'ai fait inhumer de nouveau le corps de Richard et j'ai versé sur lui plus de larmes contrites que la violence ne lui a tiré de gouttes de sang. J'entretiens actuellement 500 pauvres qui deux fois par jour élèvent leurs mains flétries vers le ciel pour le pardon du sang ; et j'ai bâti deux monastères où des prêtres graves et solennels chantent incessamment pour l'âme de Richard ". Cette fois, l'anecdote est vraie, Henry ayant été très proche dans sa jeunesse du monarque déchu. Mais c'est à Azincourt qu'il a véritablement bâti sa légitimité et celle de ses successeurs, Lancastre et Tudor. "Brève, mais immense dans sa brièveté, fut la vie de Henry, cet astre d'Angleterre !", conclut William Shakespeare dans sa pièce. 
A lire
WILLIAM SHAKESPEARE "Henry V"

ANNE CURRY "The Battle of Agincourt - Sources and Interpretations"
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