"Ces morts, je les relèverai" : Les fantômes de Paul Landowski, patrimoine monumental et insolite perdu au milieu d'une plaine de l'Aisne

À Oulchy-le-Château dans l'Aisne, un bloc de granit rose s'élève en haut d'une petite colline, en rase campagne. Ce sont "Les Fantômes" de Paul Landowski, le sculpteur du Christ de Corcovado à Rio de Janeiro. Une œuvre impressionnante qui rend hommage aux soldats morts sur les champs de bataille en 14/18.

Ils dominent la plaine Chalmont du haut de leurs huit mètres. Ils la dominent mais ne la regardent pas. Ils ont les yeux clos. Ils sont morts et sont pourtant debout, en haut d'une colline à Oulchy-le-Château dans l'Aisne.

Ils sont là, perdus. Imposants et tristes. Silencieux et émouvants. Légèrement penchés en arrière, ils se relèvent des tranchées. Ce sont des fantômes, Les Fantômes de Paul Landowski.

Une promesse aux morts pour la France

L'artiste l'avait promis dès 1916. Dans ses carnets qu'il remplira jusqu'à la fin de sa vie, le sculpteur avait écrit "ces morts, je les relèverai". Il lui faudra près de vingt ans pour tenir sa promesse.

Lorsque l'Allemagne déclare la guerre à la France le 3 août 1914, Paul Landowski a 39 ans. C'est déjà un artiste reconnu. Et comme nombre d'artistes, il est mobilisé et envoyé dès 1915 dans une nouvelle section, le service camouflage, installé à Amiens.

"Dans la section camouflage, il faut quand même aller se porter auprès des soldats dans les premières lignes pour aller camoufler canons, postes d'observation, camions, explique Franck Viltart, chef de service à la direction de la culture du Département de l’Aisne. Il voit la guerre de près. Il voit la mort de près. Il a l'expérience du front".

"Il a eu la croix de guerre. Il a participé aux combats sur la Marne, raconte Marc Landowski, son petit-fils. Et dans ses cahiers de l'époque, il évoquait déjà l’envie de faire quelque chose pour rendre hommage aux soldats morts pendant la guerre."

Ces fantômes vont nourrir Paul Landowski pendant des années. Il ne peut oublier tous ces soldats, alignés à jamais dans les fosses et les tranchées. À propos de l'ensemble qu'il imagine, il écrit "autour de ces grands spectres, la terre s’éboule, s’entrouvre. Et ils réapparaissent debout, un peu incertains, les yeux clos. C’est tout."

Très vite, il sait qu'il va l'intituler Les Fantômes. C'est quelque chose qu'on retrouve dès 1919 dans ses carnets.

Franck Viltart, chef de service à la direction de la culture du Département de l'Aisne

C'est en 1919 que celui qui a reçu le prix de Rome en 1900 pour son David combattant Goliath va enfin pouvoir tenir sa promesse aux morts de 14-18 : l'État français lui commande une œuvre en hommage aux soldats tombés pour la France lors de la Première Guerre mondiale. "L'État s'adresse à Landowski parce qu’il fait partie des grands artistes de l'époque. Mais il y avait aussi un souhait de sa part de réaliser cette grande œuvre. Je dirai qu’il y a eu une rencontre entre le grand artiste et l'État, estime Franck Viltart. La commande évolue. Le travail de l'artiste évolue et l'œuvre évolue. Elle va mûrir dans l'esprit de Landowski pendant des années. Mais très vite, il sait qu'il va l'intituler Les Fantômes. C'est quelque chose qu'on retrouve dès 1919 dans ses carnets."

Commémorer la seconde bataille de la Marne

Plusieurs endroits sont évoqués pour l'installation de cet hommage sculpté : Verdun, l'ossuaire de Douaumont, les Invalides. Mais la commande évolue encore. Les fantômes célébreront finalement la victoire de la seconde bataille de la Marne, longtemps restée dans l'ombre de la première bataille de 1914 et qu'aucun monument ne commémore encore.

C'est pourtant une bataille décisive dans l'histoire de la Première Guerre mondiale. Au printemps 1918, les Allemands ont enfoncé plusieurs lignes de front sur la Marne, notamment celui du Chemin des Dames le 27 mai. Le 1er juin, ils sont à Château-Thierry et ont déjà conquis Soissons. Ils menacent de rompre le front franco-britannique pour marcher sur Paris. La France est en danger. Les troupes françaises, commandées par le Général Pétain, et les forces alliées, composées de Britanniques, d'Américains (entrés en guerre en 1917) et d'Italiens et commandées par le général Foch résistent au mieux. Le 18 juillet 1918, une contre-offensive d'ampleur est lancée sur 45 km de lignes allemandes. Plus de 125 000 soldats alliés et 168 000 Allemands trouveront la mort dans ces combats. Mais en quelques semaines, l'ensemble des territoires abandonnés deux mois plus tôt sont récupérés.

Ce tournant militaire fera de la seconde bataille de la Marne, la première étape vers une offensive finale qui contraindra l’Empire allemand à demander l’armistice.

L'échelle du paysage a son importance : si vous voulez marquer, si vous voulez commémorer, célébrer, il faut que les choses se dressent.

Marc Landowski, petit-fils de Paul Landowski

Et c'est au cœur de cette bataille, sur la butte Chalmont à Oulchy-le-Château, que va être choisi l'emplacement pour Les Fantômes dont la commande est officiellement passée en juillet 1926. Landowski vient sur le site à plusieurs reprises. Cette immense plaine, transpercée par cette colline, doit faire partie intégrante de l'œuvre, croquée à maintes reprises dans les carnets de l'artiste. Une œuvre monumentale. À la hauteur du sacrifice fait "par ceux qu'il a vu mourir, périr. Landowski veut que son œuvre parle aussi du deuil de la société française qu’il a pu ressentir à travers ses propres amis, ses propres connaissances, explique Franck Viltart. Pour lui, elle devait aussi être représentative de ce deuil de masse qu'a été la Première Guerre mondiale dans la société, encore dans les années 30. Du deuil de plus d'un million et demi de soldats français morts et de plus de neuf millions de combattants de toutes les nations." 

La France, la guerre, les morts

La composition paysagère finit de préciser le projet de Paul Landowski : le monument, en granit rose de Bretagne, sera en trois parties. "L'échelle du paysage a son importance : si vous voulez marquer, si vous voulez commémorer, célébrer, il faut que les choses se dressent", estime Marc Landowski.

En bas de la butte, une sculpture représentant la France vivante et victorieuse : une femme aux yeux ouverts, jeune, drapée, cheveux au vent, pieds nus et portant un bouclier protecteur sur lequel sont représentées les trois déesses antiques que sont Liberté, Egalité et Fraternité. Tournée vers l'est, elle surveille pour protéger le peuple du danger. Légèrement penchée vers l'avant, elle semble avancer vers l'avenir, pleine d'espoir. Un avenir qui ne doit pas faire oublier le passé. De chaque côté de la France, une stèle qui rappelle, chacune, les combats qui ont marqué les lieux.

Derrière, quatre paliers d’escaliers symbolisant les quatre années que dura la guerre : parvenir au pied des fantômes se mérite. "Sur le site, vous arrivez par le bas, par la France. Puis il faut monter les escaliers. C'est une progression vraiment très lente. Vous avez, je crois, 200 à 250 mètres avant d'atteindre le haut de la butte, précise Franck Viltart. Vous devez progresser vers les fantômes. La France placée devant montre tout le travail de Landowski avec le paysage avec cette volonté de mettre une distance aussi entre ces deux éléments pour en mesurer l'échelle. Les quatre paliers symbolisant les quatre longues années de guerre, il y a une signification de mise en mouvement de la France dans le paysage."

Landowski écrit d'ailleurs dans son journal en 1928 : "la vraie architecture du monument étant le paysage".

En ce qui me concerne, dans toute l'œuvre de mon grand-père, c'est le monument plus impressionnant. Dans la taille et la sobriété de la sculpture. C’est d’une très grande sobriété. (...) C'est un monument qui exprime le recueillement et la solitude.

Marc Landowski, petit-fils de Paul Landowski

Au fur et à mesure de cette progression, ils apparaissent dans toute leur immensité. Dans toute leur solitude et leur tristesse aussi. Huit hommes sortant de terre. Sept soldats, un pour chaque corps de l'Armée, les yeux fermés pour l'éternité. Au premier plan, une jeune recrue aux traits encore enfantins, un sapeur, un mitrailleur et un grenadier. Au second plan, un soldat colonial, un fantassin, un aviateur. Et un homme nu. Alors que ses compagnons sont plantés dans le socle, dans la terre, lui semble aspiré par le ciel. C'est le héros sacrifié pour certains, la Mort pour d'autres. Inclinés vers l'arrière, ils se redressent. Ils se relèvent.

"Ce qui est beau dans ce monument et qui est très rare, c'est qu'il est à deux échelles, fait remarquer Marc Landowski. Vous avez un premier plan qui est cette femme qui représente la France. Et très loin derrière en haut, vous avez ce groupe de soldats qui est monolithique. Ces hommes qui sortent de terre comme s’ils sortaient d'un pli terrestre, ils sont là presque de manière naturelle, un peu immortelle, faisant partie des reliefs de la terre. Ils sortent de la terre sous la forme de roche. S'il n'y avait eu que le monument en haut, on aurait eu moins la dimension de cette immensité entre la France et ses soldats qui sont loin derrière et au-dessus. Ces deux sculptures donnent une échelle à ce monument tout à fait extraordinaire. En ce qui me concerne, dans toute l'œuvre de mon grand-père, c'est le monument plus impressionnant. Dans la taille et la sobriété de la sculpture. C’est d’une très grande sobriété. Les sculptures sont très sobres. Il n'y a pas de gestes déclamatoires. Il n’y a pas de mouvement lyrique. C'est un monument qui exprime le recueillement et la solitude."

Patrimoine mondial de l'Unesco

L'œuvre est inaugurée le 21 juillet 1935, seize ans après sa commande.

L'année précédente, avant même d'être achevée, elle est classée Monument historique. "Ce qui montre l'importance de l'œuvre pour l'État. Et pour Landowski, c'est vraiment ce qu'on peut appeler son chef-d'œuvre parce que c'est exactement comme qu'il l'avait pensé, voulu, explique Franck Viltart. Et puis ça a mis tellement de temps avant qu'il puisse réaliser cette œuvre : le choix de l'emplacement, le choix des matériaux et le choix de la sculpture même. C'est pour ça qu'elle est aussi exceptionnelle, aussi majeure dans la sculpture mortuaire funéraire mémoriale de la Première Guerre mondiale."

Entre-temps, Paul Landowski aura achevé une autre œuvre monumentale emblématique : le Christ Rédempteur, ouvrant les bras depuis le mont Corcovado sur la ville de Rio de Janeiro.

Le 18 juillet 1968, le général de Gaulle, alors encore président de la République, se rendra sur le site entouré de 500 anciens combattants pour commémorer les 50 ans de la seconde bataille de la Marne.

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Le 18 juillet 1968, le général de Gaulle préside une grande cérémonie de commémoration de la seconde bataille de la Marne au pied des Fantômes de Landowski à Oulchy-le-Château. ©INA

Ami de Romain Rolland et des artistes pacifistes de l'après-guerre, Paul Landowski était pourtant loin de vouloir célébrer la guerre. Peut-être aurait-il été heureux de savoir que ses Fantômes sont inscrits au patrimoine mondial de l'Unesco depuis septembre 2023. Eux qui, forts et solides, inébranlables et paisibles, veillent sur des millions d'âmes, perdus en haut d'une colline de l'Aisne, dominant une plaine qu'ils ne regardent pas.

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