À la Ferté-Milon, dans le sud de l'Aisne, l'éperon rocheux qui domine la ville est coiffé d'une bien étrange couronne : une façade puissante et stoïque, seul vestige du château construit à la demande de Louis d'Orléans à la fin du XIVᵉ siècle. Un édifice dont on sait peu de choses et que sa destruction sur ordre d'Henri IV deux siècles plus tard a plongé un peu plus dans le mystère. C'est l'histoire du dimanche.
Quand on fait face à l'entrée des vestiges du château de la Ferté-Milon dans l'Aisne, on a l'impression que la ville porte un masque de pierre. Un masque qui cache encore tellement de choses. Ce que l'on en sait n'est en effet assurément pas à la hauteur de ce qu'il en reste. Pas à la hauteur de cette façade puissante grisée par le temps. De ces 102 m de long sur 28 m de haut qui ont vu naître Jean Racine en 1632.
On sait que le château a été construit entre 1399 et 1407 sous l'impulsion de Louis d'Orléans, prince de la maison capétienne des Valois, fils de Charles V, roi de France de 1364 à 1380, et petit frère de Charles VI, dit le Fou, qui régna sur le royaume de France jusqu'en 1422. On sait qu'il a été détruit en 1594 sur ordre d'Henri IV lors de l'épisode la Ligue et que seule la façade a survécu.
Forteresse médiévale
On sait que l'histoire du château de la Ferté-Milon, c'est une histoire d'ambition, d'assassinat, de rébellion et de destruction. Une histoire comme le Moyen Âge sait en écrire. Une histoire dont on ne sait pourtant pas tout et dont le dernier témoin est planté sur les hauteurs de la ville, décapité et déchiqueté par endroits.
Mais commençons par le commencement. Si les origines de la ville sont floues, son nom suggère que, sur la falaise qui domine la ville, existait une forteresse bien avant la construction du château : ferté est un ancien mot désignant une place forte. À quelle date celle-ci a fait son apparition ? Mystère. Plusieurs époques sont avancées au fil des siècles. Dans son ouvrage Histoire du duché de Valois de 1764, l'historien et abbé Claude Carlier estime qu'elle devait exister en 845 et la décrit ainsi :
"Au milieu d’un première enceinte de fortes murailles, flanquées de grosses tours, il fit construire un donjon, espéce de citadelle ou résidoient quatre Officiers principaux, qui formoient l’Etat major de la Ferté (…) On bâtit aussi dans cette première enceinte une Chapelle (…) Une seconde enceinte beaucoup plus considérable, quant à l’étendue, renfermoit le même espace que les murs actuels de la ville de la Ferté-Milon (…) le Seigneur Châtelain, Dominus Castri, y avoit son hôtel. Le reste du terrain fut occupé par des familles réfugiées, qui payoient au Gouvernement un droit de sauvement, salvamentum. Les maisons, bâties par ces familles, ont été la première origine de la haute ville."
Mais dans le volume 3 de l'Architecture capétienne au XIIIe siècle, publiée en 2020 aux éditions CeCab, Denis Hayot rectifie : "aucune mention textuelle ne confirme cette assertion, qui a été reprise et déformée par de nombreux auteurs par la suite. (...) En réalité, la première mention du site se trouve dans un diplôme du roi Henri Ier", au XIe siècle. Ce que confirme Thierry Galmiche dans son article La Ferté-Milon. Le projet de construction de Louis d’Orléans. Données archéologiques récentes dans la revue Bulletin Monumental de 2018 : "la première mention écrite d’une forteresse à La Ferté-Milon date des années 1030-1040".
L'enceinte urbaine (...) a été détruite à la charnière entre le 18ᵉ et le 19ᵉ siècle, comme beaucoup d’enceintes urbaines. Elle faisait à peu près 880 m de long. Il n’en reste que quelques courtines au sud.
Sébastien Bernez, conservateur du patrimoine - chef de service archéologie du département de l'Aisne
D'héritage en cession, de décès en mariage, la Ferté-Milon finit par faire partie du domaine de Valois. En 1213, le roi de France Philippe Auguste profite de la mort de la dernière héritière du domaine pour l'intégrer aux possessions royales. Si on ne sait pas ce que devient la première forteresse, on sait que c'est à cette époque que le monarque fait ériger des fortifications autour de la Ferté-Milon.
"L'enceinte urbaine est très probablement construite sous l'impulsion de Philippe Auguste, précisé Sébastien Bernez, conservateur du patrimoine et chef de service archéologie du département de l'Aisne. Elle présente en effet toutes les caractéristiques d'une architecture fortifiée dite philippienne et le domaine entre dans le giron royal précisément à cette époque, en 1213. Elle a été détruite à la charnière entre le 18e et le 19e siècle, comme beaucoup d’enceintes urbaines. Elle faisait à peu près 880 m de long. Il n’en reste que quelques courtines au sud."
En 1285, le Valois est érigé en comté dont hérite Louis Ier d'Orléans en 1375 à la mort de son oncle Philippe d'Orléans. Mais il ne pourra en avoir la pleine propriété qu'en 1392 à la mort de sa mère qui en avait l'usufruit.
La Ferté-Milon et Pierrefonds, chefs-d’œuvre de Louis d'Orléans
Le fils du roi de France va alors entreprendre une série de rénovations et de construction de châteaux dans le comté devenu duché. On doit au désormais duc d'Orléans le château de Pierrefonds dont les travaux d'édification débutent en 1397 et la Ferté-Milon, en 1399. "Louis est bien l'un des personnages les plus marquants de son époque, écrivent Jean Mesqui et Pierre Ribéra-Pervillé dans Les châteaux de Louis d’Orléans et leurs architectes (1391-1407). Si l'on excepte les deux châteaux neufs, Pierrefonds et La Ferté-Milon, la politique de construction de Louis paraît avoir été dominée par un désir primordial : celui de posséder un ensemble de châteaux en bon état, qui soient habitables tant par lui que par ses garnisons. Prince fastueux, il a été l'un des personnages les plus dépensiers de son époque. Pierrefonds et La Ferté-Milon consommaient la moitié des sommes consacrées à la construction (...) et ont absorbé une masse de crédits énorme en comparaison des autres châteaux."
Entre 1405 et 1407, il y a plus de 24 000 livres qui sont dépensées pour le château de Pierrefonds et de la Ferté-Milon. Ce programme de construction était important pour Louis d’Orléans, vu la somme qui avait été allouée.
Sébastien Bernez, conservatoire du patrimoine - chef du service archéologie du département de l'Aisne
Car pour construire le château de la Ferté-Milon, Louis ne va pas hésiter à détruire la quasi-totalité de la forteresse du XIe siècle, dont il reste aujourd’hui encore des vestiges : "un diagnostic fait en 2018 sur l’emprise au sol du château a permis d’esquisser les contours du programme de construction de Louis d’Orléans, révèle Sébastien Bernez, conservateur du patrimoine au Département de l'Aisne. La plateforme a été réaménagée pour installer le château de Louis d’Orléans. Il y a donc eu une reconstruction complète à cet endroit."
Une reconstruction concomitante avec celle du château de Pierrefonds et qui coûte cher. "Entre 1405 et 1407, il y a plus de 24 000 livres qui sont dépensées pour le château de Pierrefonds et de la Ferté-Milon. Ce programme de construction était important pour Louis d’Orléans vu la somme qui avait été allouée", indique Sébastien Bernez.
Le hic, c'est qu'aucun plan de ce nouveau château n'existe. Personne ne sait vraiment à quoi il devait ressembler une fois terminé. D'autant plus qu'il n'a jamais été terminé. En 1407, Louis d'Orléans est assassiné à Paris sur ordre de Jean Ier de Bourgogne, plus connu sous le nom de Jean sans Peur, qui convoite la succession de Charles VI, frère de Louis. Et qui est surtout allié aux Anglais qui s'estiment héritiers de la couronne de France depuis la mort des derniers fils de Philippe le Bel.
Ce décès met fin à tous les travaux entrepris par Louis d'Orléans. Le château de la Ferté-Milon reste inachevé. Dans quelle mesure ? "On sait qu'il n'a pas été terminé parce qu'on peut observer des pierres d'attente à l'arrière de la façade, au niveau des étages, qui, mises en relation avec la mort de Louis d'Orléans, pourraient en effet indiquer que le projet de construction n'a pas été mené à terme", avance Sébastien Bernez. Mais aucun témoignage ne précise quel était l'état d'achèvement de l'édifice. Jusqu'à une campagne de fouille menée en 2018, les historiens ne peuvent qu'imaginer les choses.
Entre-temps, il y aura eu des descendants peu enclins à entretenir un édifice aussi étrange, les guerres de religion et surtout la rébellion de la Ligue catholique vis-à-vis d'Henri IV qui sera fatale au château de la Ferté-Milon. "Le château tel qu'il était a fonctionné pendant deux siècles puisque le démantèlement d’Henri IV intervient deux siècles après la fin des travaux", précise Olivier Lavoix.
Une ville tenue par la Ligue catholique
En effet à la fin du XVIe siècle, les Ligueurs refusent de voir Henri de Navarre, protestant, monter sur le trône de France. Nombreux sont ceux qui entrent en résistance dont Antoine Saint Chamand Dupescher, nommé gouverneur de la Ferté-Milon par la Ligue catholique, en 1588. Vicomte, il est l'un des alliés du duc de Guise, chef de la Ligue.
La ville va être assiégée plusieurs fois par l'armée d'Henri IV à partir de 1591. Les habitants se rendent le 10 janvier 1594. Mais Saint Chamant et ses hommes, qui se sont retranchés dans le château, vont opposer une résistance inattendue face au roi de France qui était persuadé que la ville tomberait sans trop de difficultés :
Face à la ténacité de Saint Chamand, Henri IV en personne se rend sur les lieux. Le 14 septembre 1594, alors qu'une brèche a été percée dans le mur de défense de la ville, Saint Chamand décide de se rendre : "il va obtenir une reddition honorable : le château est démantelé mais lui va obtenir de rester vivre à la Ferté Milon, raconte Sébastient Bernez. Henri IV a fait ce que faisaient beaucoup de rois : il a démantelé une structure symbolique d’un pouvoir mais en échange de négociations, il a permis au perdant de garder quelques prérogatives, toujours sous la souveraineté du roi. Ça n’est pas le seul à faire ça. Ce sont des destructions qui ont l’aspect du symbole. Mais le château est bien démantelé."
C’est une construction extrêmement soignée. Il suffit de voir la maçonnerie des murs : les pierres sont énormes et les joints entre elles sont extrêmement fins.
Olivier Lavoix, président de l'association Murs, remparts et patrimoine milonais
La destruction du château de Louis d'Orléans commence le 7 novembre 1594 et est confiée au bien nommé Capitaine Laruine. L'abbé Carlier raconte en détail cet épisode dans son Histoire du duché des Valois. Le 23 décembre, le château est détruit. Ne subsiste de l'édifice de Louis d'Orléans que l'immense façade, "pour ne pas rompre la continuité de l’enceinte urbaine", selon Denis Hayot dans le volume 3 de l'Architecture capétienne au XIIIè siècle, à laquelle elle est accolée.
Des découvertes récentes
On ne savait déjà pas grand-chose du château de Louis d'Orléans, mais sa destruction par Henri IV ne va arranger la situation. Les éléments restants vont combler quelques vides, créer d'autres blancs. "C’est une construction extrêmement soignée. Il suffit de voir la maçonnerie des murs : les pierres sont énormes et les joints entre elles sont extrêmement fins, indique Olivier Lavoix, président de l'association Murs, remparts et patrimoine milonais. Le décor est à la fois sobre et somptueux au niveau des sculptures avec notamment la scène de l’entrée de la Vierge au Paradis au-dessus du pont-levis qui n’a jamais été construit sur la porte d’entrée principale." Idem pour les Preuses, posées sur un piédestal sculpté des armes de Louis d'Orléans, qui ornent chacune des tours de la façade.
On ne sait pas non plus si le château a été construit à des fins militaires ou non. Mesqui et Ribeira-Pervillé tendent à penser qu'il s'agit plutôt d'une édification de pur prestige : "Certes, les atours militaires ne disparaissent pas pour autant. Aurait-il été question, au Moyen Âge, d'édifier un palais sans lui donner des défenses ? Cependant, même le militaire s'affine dans une recherche primordiale d'originalité. La Ferté-Milon est donc un édifice où les caractères militaires existent, mais ils sont en fait conçus pour être l'une des composantes, plus décorative que fonctionnelle, de l'ensemble, écrivent-ils dans Les châteaux de Louis d’Orléans et leurs architectes (1391-1407). Le désir d'impressionner ses contemporains perce nettement dans l'architecture déployée."
On a découvert que tous les sous-sols étaient déjà réalisés ainsi que les pièces du rez-de-chaussée.
Olivier Lavoix, président de l'association Murs, remparts et patrimoine milonais
La situation géographique du château n'est cependant pas tout à fait exempte de desseins guerriers : la façade si dissuasive et tournée est orientée vers l'ouest et Paris, d'où pourrait venir le danger fomenté par Jean sans Peur tandis qu'au nord, la falaise dominant la vallée mettait le château à l’abri d’une attaque.
Il faudra attendre 2018 et une campagne de fouilles pour en apprendre un peu plus sur le château fantôme de la Ferté-Milon. Son emprise au sol est alors évaluée : plus de 20 000 m². Et au fil des découvertes, le voile se lève un peu sur l'édifice. "On sait son niveau d’inachèvement depuis ces fouilles, confirme Olivier Lavoix, président de l'association Murs, remparts et patrimoine milonais. On sait exactement où les travaux se sont arrêtés : sur les 102 m de long et sur 30 m de large à l’intérieur du château, on a découvert que tous les sous-sols étaient déjà réalisés ainsi que les pièces du rez-de-chaussée. On suppose également que la tour du Roi, qu’on appelle aussi la tour carrée ou la tour de la Ligue, avait été occupée par les Ligueurs. C’était la partie militaire la plus importante du château. C’était le point fort du château. On sait qu’il y a des salles en dessous qui n’ont jamais été fouillées."
Sébastien Bernez précise que "le plan du rez-de-chaussée a été mis en évidence. Il a été totalement achevé puisque le plan est complet. Il y avait une salle d’apparat. Si le rez-de-chaussée était complet, ça signifie que le programme de construction était quand même bien avancé au moment de la mort de Louis d’Orléans. Le château était habitable mais il ne semble pas que les travaux aient été menés à leur terme dans les étages", identifiés par des fenêtres sur la façade.
Thierry Galmiche, à la tête de ces fouilles, indique dans son article Le projet de construction de Louis d’Orléans, données archéologiques récentes : "le rez-de-chaussée (...) s’organise de part et d’autre d’un passage qui se situe dans le prolongement de l’entrée.(...) Le plan du sous-sol a également pu être en grande partie restitué. Il est formé de deux ensembles disposés au nord et au sud de l’accès au château. Chacun intègre, à l’arrière de la façade occidentale, une fosse de latrines rectangulaire qui recevait les conduits verticaux juxtaposés des étages supérieurs. Ces deux fosses sont situées de part et d’autre de l’entrée, d’une façon assez étonnante puisqu’elles se trouvaient dans une zone d’accès nécessairement fréquentée."
Des découvertes cruciales qui n'enlèvent rien au mystère de ce masque de pierre grisé par le temps. Stoïque malgré les vicissitudes de l'Histoire, silencieuse et énigmatique, cette puissante et imposante façade cache encore bien des secrets, debout sur son éperon rocheux qui domine une ville sur laquelle elle veille depuis plus de 600 ans.