Héritière de l'une des plus grandes fortunes des États-Unis, Anne Morgan va collecter, de 1917 à 1924, des millions de dollars auprès des riches Américains pour financer la reconstruction sociale, morale et culturelle de l'Aisne, dévastée lors de la Première Guerre mondiale.
Elle aurait pu se contenter du destin tout tracé que son nom lui promettait. Mais Anne Morgan a préféré mettre ce nom au profit des populations de l’Aisne touchées par la Première Guerre mondiale. Face à la détresse et à la misère provoquées par les combats, la riche héritière américaine a choisi d'aider ces habitants à rebâtir leurs villages. De 1917 à 1924, à la tête de son association, le Comité américain pour les régions dévastées, elle va s’ingénier à réunir des fonds auprès de ses riches compatriotes pour financer cette reconstruction.
Très riche héritière
Les milieux aisés américains, Anne Morgan les connaît bien : elle est elle-même une riche compatriote. Troisième fille du banquier millionnaire John Pierpont Morgan, née à New York en 1873, elle hérite de trois millions de dollars à la mort de son père en 1913. Une fortune à l’époque.
Mais cette privilégiée fait très tôt preuve d’un sens aigu de l’indépendance et de l’altruisme qui la conduit auprès des plus démunis. Anne Morgan veut être utile aux autres. Elle a une idée très précise de la philanthropie : aider les gens dans le besoin à s’aider eux-mêmes pour qu’ils retrouvent une situation d'autonomie. Une façon très moderne de faire de l’humanitaire.
"Avant la Première Guerre, elle avait tenté un certain nombre de choses. Elle militait pour le droit des femmes. Elle n’était pas politiquement féministe, mais elle disait : "Il faut aider les femmes et leur trouver un travail valorisant.", explique Daniel Pantel, auteur du livre Anne Morgan au cœur des Deux Guerres mondiales. Elle n’avait peur de rien. Elle avait racheté un hôtel en faillite à New York, elle l’a restructuré pour accueillir des femmes qui travaillaient et qui n’avaient pas les moyens d’avoir un logement. Elle a tenu à ce que les chambres soient belles parce qu’elle disait : "Ce n’est pas parce que les gens sont pauvres et dans la misère qu’ils n’ont pas droit à avoir quelque chose de beau.""
Aider les soldats mais aussi les civils
Lors de la déclaration de la guerre en août 1914, Anne Morgan est en Savoie : elle y fait une cure pour des problèmes de santé. La France est un pays qu’elle connaît bien et qu’elle aime particulièrement. L'hexagone et les Morgan, c’est un peu une histoire de famille : son père est l’un des rares banquiers américains à avoir accepté de financer la reconstruction du pays après la guerre de 1870. Anne, elle, vit avec deux amies à la Villa Trianon, près de Versailles, depuis 1907.
Elle connaît également suffisamment les ressorts géopolitiques pour comprendre que cette nouvelle guerre avec l’Allemagne ne sera pas rapide et brève comme l’annoncent militaires et politiques français. Après un passage à Paris dans les arcanes du pouvoir pour expliquer ce qu’elle pressent, elle rentre aux États-Unis pour créer une association, l’American Fund for French Wounded (AFFW), qui fournit les hôpitaux et les ambulances en matériel médical et envoie des colis aux soldats. Anne Morgan et ses deux amies vont jusqu’à faire de la Villa Trianon un lieu de convalescence pour les soldats.
En 1916, la guerre s’est enlisée dans les tranchées de Verdun et de la Somme. Le nombre de morts est déjà grand. Anne Morgan veut voir sur le terrain l’impact de l’action de son association. Elle se rend sur les champs de bataille alors que les combats font rage, fait le tour des hôpitaux pour voir si les blessés sont satisfaits des colis qu’ils reçoivent. "Elle se rend alors compte que les soldats avaient des vêtements, des chaussures, à manger, à boire mais que les gens qui vivaient juste à côté du front n’avaient rien, détaille Daniel Pantel. Ils vivaient dans des tranchées abandonnées, ils étaient au bord de la famine et ils avaient des difficultés pour trouver même à boire. Donc elle veut mettre en place un autre projet que son association pour les soldats français. Elle veut un projet plus social."
Elle demande à être reçue par les officiers supérieurs français pour leur exposer son projet. Une réunion est organisée à la citadelle de Verdun, au cours de laquelle Anne Morgan précise son idée au général Pétain. Pétain sait qui est Anne Morgan. Il connaît l’impact de son action sur le quotidien des soldats et sur leur moral. Il accepte le projet de l’Américaine, espérant ainsi faire taire la vague de contestation qui apparaît dans les rangs des militaires et dans la population civile.
Reconstruction morale et sociale
Après avoir visité plusieurs sites proches des lignes et susceptibles d’accueillir la nouvelle structure, le général Pétain et Anne Morgan choisissent Blérancourt. C'est au niveau de la commune axonaise et de son château en ruines depuis des siècles que les combats sont les plus durs.
"Elle aimait les vieilles pierres. Donc, un château abandonné, ça lui plaisait bien ! Mais il était vraiment en ruine", raconte Daniel Pantel. L'édifice, construit par les ducs de Gesvres, déclaré bien national sous la Révolution française et en partie détruit au même moment, était suffisamment grand pour accueillir la logistique du projet d’Anne Morgan, notamment un hôpital.
Les huit premières volontaires américaines arrivent à Blérancourt en mars 1917. Au total, 350 bénévoles viendront dans l’Aisne aider les civils en détresse. Filles de bonne famille des États-Unis, elles devront payer leur voyage en paquebot, leur tenue de travail et leur séjour.
"C’est d’une dimension beaucoup plus importante que son association pour les soldats blessés : là, il ne s’agissait plus d’envoyer des petits colis aux soldats, il fallait reconstruire. Mais il fallait aussi faire la reconstruction morale et sociale de la population", témoigne Daniel Pantel.
Des fonds américains
Pour financer cette opération humanitaire sans précédent, Anne Morgan crée une nouvelle association : le Comité américain aux régions dévastées ou CARD quelques mois plus tard. Les fonds, elle va à nouveau les chercher aux États-Unis auprès des riches familles.
Ce qui l’oblige à faire de nombreux allers-retours entre le vieux et le nouveau continent pour superviser les collectes de quelque 350 comités qu’elle installe partout aux États-Unis. Celle qui n’est que vice-présidente du CARD délègue la conduite des actions dans l’Aisne à la présidente de l’association, son amie Anne Murray Dike, médecin de profession, "mais c’était Anne Morgan qui dirigeait tout."
Sanglées dans leur tenue bleu horizon, les volontaires du CARD sillonnent la région au volant de camionnettes, pour distribuer vivres et vêtements aux populations éprouvées. Durant les quelques mois qui mènent à la fin de la guerre, elles vont aider 800 familles axonaises. Un effort poursuivi une fois l’armistice signé.
Reconstruction morale et sociale
Pour aider les familles touchées par la guerre, Anne Morgan structure l’action du Card autour de cinq sites opérationnels dans l’Aisne : le quartier général à Blérancourt, des centres à Soissons, à Vic-sur-Aisne, à Anizy et à Coucy-le-Château. L’ardeur de ces volontaires américaines donne le tournis : le CARD œuvre à la reconstruction morale et sociale des populations en créant un réseau d’infirmières-visiteuses, en ouvrant des bibliothèques, des foyers, des dispensaires, des jardins d’enfants, en encourageant le scoutisme, en organisant des fêtes pour retisser le lien social.
Elles s’attachent particulièrement à promouvoir la pratique du sport auprès des enfants et des adolescents. "Anne Morgan avait mis en place un service automobile pour que des volontaires puissent rendre visite aux gens ou leur apporter de la nourriture. Elle est à l’origine des visiteuses à domicile", explique Daniel Pantel. Les automobiles, les camionnettes et même les ambulances du CARD, conduites par des "chauffeuses-mécaniciennes", sillonnent une zone de 125 communes. Les véhicules, des Ford T et des Dodge, sont offerts par le géant de la construction automobile qui donne également au CARD des tracteurs pour permettre une reprise rapide de l’agriculture. Singer envoie dans l’Aisne des machines à coudre. Anne Morgan fait même rénover les terrains de jeu de boules picards...
Mais le génie d’Anne Morgan va au-delà de cette action humanitaire : dès la création du CARD et les premières levées de fonds, elle embauche un photographe et un opérateur cinéma. Ils vont sillonner le département en binôme et immortaliser l’état de dévastation de l’Aisne et les actions des bénévoles du comité.
Des images pour convaincre les donateurs
En montrant ces reportages aux riches Américains, Anne Morgan fidélise ses donateurs et en lève de nouveaux. Le CARD a besoin de beaucoup d’argent pour continuer son œuvre philanthropique. Il reste des milliers de ces clichés et 12 films au musée franco-américain de Blérancourt.
Celle qui avait compris avant tous l’influence des médias et des images trouve dans ces reportages l’occasion de mettre en lumière l’excellence féminine et son rôle social. Convaincre le monde qu’une femme peut être utile et compétente ailleurs que dans une cuisine fut l’un des fils rouges de la vie d’Anne Morgan.
L’action du CARD dans l’Aisne durera sept ans. En 1924, Anne Morgan estime que sa mission est terminée. Elle peut rentrer aux États-Unis. Mais avant de partir, elle transmet la gestion de l'association et des biens qu’elle a achetés aux communes ou à l’État français. Elle lègue à la commune de Blérancourt le château qu’elle a acheté en 1919 et dont elle a fait un musée franco-américain après en avoir engagé la reconstruction. Devenu musée national en 1931, les murs et les collections passent dans le giron de l’État. "Le village n’est plus propriétaire que de l’hôtel-restaurant créé par Anne Morgan et qui accueillait les visiteurs du musée venus en grande majorité des États-Unis, précise Daniel Pantel. Quand elle est passée devant le notaire pour léguer l’établissement à la commune de Blérancourt, Anne Morgan a fait préciser que ça devait rester un hôtel-restaurant. Aujourd’hui, c’est l’une des meilleures tables du département."
Bis repetita en 1939
En 1929, sa bonne amie, Anne Murray Dike, meurt. Elle est inhumée à Blérancourt, comme elle l’avait demandé.
Depuis son retour aux États-Unis, Anne Morgan voyage. Beaucoup. Surtout en Europe. Elle comprend qu’il y aura une deuxième guerre mondiale en voyant l’Allemagne, la Russie et le Japon se militariser et la France rester passive. En 1939, elle rencontre le général Gamelin, le commandant en chef des armées, et lui expose sa vision de l’avenir proche. Comme elle l’avait fait en 1914 avec Pétain.
Et comme lors de la Première Guerre mondiale, elle veut protéger et aider les civils : elle crée le Comité américain de secours aux civils (CASC), lui aussi financé par des donateurs américains. Le plan d’action d’Anne Morgan est identique à celui de 1917. Elle rouvre les 5 centres opérationnels de l’Aisne et en crée d’autres dans les zones qu’elle pressent devoir accueillir les futurs réfugiés : les Ardennes, la Mayenne, la Vendée et la Haute-Vienne. Bis repetita...
Anne Morgan quitte la France en décembre 1940 mais y revient en juin 1945, au moment de la Libération, accompagnée de nombreux volontaires américains et de neuf tonnes de matériel et de vivres. Le CASC poursuivra son œuvre sociale et humanitaire jusqu’au début des années 1950.
Un héritage de poids
D’Anne Morgan à Blérancourt, il reste une rue à son nom (une autre porte celui d’Anne Murray Dike), le château-musée franco-américain et le Moulin Vert, un institut médico-éducatif qui accueille "des personnes handicapées de 5 à 20 ans déficients légers et moyens avec troubles associés", précise le site internet de la structure. Le CARD existe toujours, 100 ans après sa création : il a simplement changé de nom en 1953 pour devenir l’Association médico-sociale Anne Morgan qui s’occupe des personnes âgées dépendantes. Les valeurs d’entraide et de secours aux plus faibles d’Anne Morgan sont toujours présentes à Blérancourt.
Mais l’héritage de cette philanthrope américaine dépasse les frontières de l’Aisne : le CARD installe dans chacun des cinq centres opérationnels de l’Aisne une bibliothèque d’un nouveau genre.
Anne Morgan s’inspire de la New York Public Library dont elle importe le modèle, jusqu’alors inédit en France : l’accès libre aux ouvrages, le prêt sur place ou à domicile, les sections pour les enfants (qui proposaient des livres "franco-français" pour éviter toute accusation d’impérialisme), des meubles adaptés. Pour ceux qui ne peuvent pas se déplacer dans ces bibliothèques, Anne Morgan fait installer des étagères de livres à l’arrière des Ford T de ses infirmières-visiteuses. Ces "rolling libraries" ne sont rien d’autre que la première version du bibliobus. Ces structures d’un nouveau genre attirent rapidement l’attention de la Ville de Paris qui fera construire une bibliothèque du même type rue Fressart, dans le quartier de Belleville. Elle sera inaugurée en 1922. Et c’est le concept importé par Anne Morgan dans l’Aisne en 1920 qui va régir et régit encore toutes les bibliothèques publiques de France. On lui doit la "biblio" telle qu’on la connaît encore aujourd’hui, 100 ans plus tard.
Les multiples hommages de la France
Anne Morgan meurt le 29 janvier 1952 près de New York. À sa mort, une plaque commémorative en marbre est installée sur le mur de la galerie supérieure de la cour d’honneur de l’Hôtel des Invalides à Paris.
Elle est l'une des femmes les plus décorées par la France : croix de guerre 14/18, croix de guerre 39/45, palmes académiques, mérites agricoles, Légion d’honneur qu’elle reçoit dès 1924, etc..
En 1932, elle est élevée au rang de commandeur de la Légion d’honneur, devenant la deuxième femme et la première Américaine à être ainsi distinguée. Quant au château de Blérancourt, l'un des deux seuls musées franco-américains de France avec celui de Giverny, il a rouvert en 2018 après 10 ans de rénovations financées à 50% par les Américains.
Il est le témoin depuis bientôt 100 ans du souvenir de la femme de valeurs, de convictions et de volonté qu'était Anne Morgan.