Jeanne Harvilliers est brûlée vive en 1578 à Ribemont dans l’Aisne pour sorcellerie. L'affaire, portée par le théoricien français Jean Bodin, s'inscrit dans une époque où se multiplient les procès du genre pour étouffer une révolution populaire, essentiellement portée par les femmes.
Un bouc émissaire parmi tant d’autres. C’est le destin tragique qu’offrit la vie à Jeanne Harvillier jugée pour sorcellerie et exécutée à Ribemont dans l’Aisne en 1578. Si, dans l’imagination populaire, la déferlante de procès en sorcellerie, accompagnés de leurs lots de torture et de morts au bûcher, est associée au Moyen Âge, la majorité d’entre eux se sont déroulés au cours de l’Époque moderne, poussés par des penseurs reconnus.
Ils servirent à se focaliser sur des boucs émissaires, la colère d’une population mise à mal par les famines et les guerres interminables.
La mort de celle que l'on surnomme la sorcière de Laon, poussée par le philosophe et théoricien politique français, Jean Bodin, père du concept de souveraineté, en est un exemple. Un destin parmi tant d’autres, brisé par des accusations mystiques, motivées par un besoin d’étouffer une révolte dans une société à la misogynie exacerbée. "Selon les estimations des historiens d’aujourd’hui, [les procès en sorcellerie] auraient concerné pour 80 % des femmes", précise Armelle Lebras-Chopard, politologue, spécialiste de philosophie politique et des questions d'égalité femmes-hommes.
L’affaire Jeanne Harvillier
À en croire les écrits de Jean Bodin, qui a relaté l’affaire Jeanne Harvillier dans la préface de sa Démonomanie des sorciers, la vie de la native de Verberie prend un tournant fatal au début de l’année 1578.
La population de Ribemont est alors en émoi à cause de la mort d’un homme. Alors qu’il circulait, celui-ci a ressenti une vive douleur dans le bas du dos. Il a été obligé de s’aliter et très vite on a commencé à dire qu’un sort avait été jeté à l’endroit où cet homme était passé. Des témoins affirment avoir vu là une habitante de Ribemont, âgée de 50 ans en train de verser "quelques poudres".
L’hostilité déjà présente envers cette étrangère venue s’installer à Ribemont avec son époux et sa fille s’accentue. Afin de la juger dans les formes et d’éviter de nouvelles polémiques, le juge de Ribemont fait appel à l’expertise de Jean Bodin. Ce dernier jouit d’une grande réputation grâce à ses travaux sur la République. Il se passionne également pour la démonologie. Assuré d’être porté d’une vocation prophétique et lecteur attentif de l’Ancien Testament, Bodin soutient que c’est au prophète qu’il revient de protéger la communauté de toute forme de sorcellerie.
Jeanne a beau clamer son innocence, les témoins qui ont eu recours à ses remèdes se pressent au tribunal. Son passé joue contre elle. Bodin découvre que sa mère a été brûlée vive pour sorcellerie vers 1548 tandis que Jeanne a été fouettée pour la même raison. Pour Bodin, qui estime que la sorcellerie se transmet de mère en fille, il s’agit là d’une preuve ultime. Mais elle n’est pas suffisante pour convaincre le Parlement de Paris. Selon certaines sources, Jeanne finit par abdiquer à la vue d’instruments de torture.
Elle admet que les poudres lui ont été fournies par le diable, raconte qu'elle souhaitait se venger d’un homme ayant violenté sa fille, mais que rien ne devait arriver à l'innoncent cultivateur touché. Elle déclare également avoir des contacts fréquents avec le diable depuis que sa mère lui aurait présenté, alors qu’elle n’avait que 12 ans, "un grand homme en noir".
Pour Bodin, il ne s’agit pas d’un simple reniement de foi mais d’un véritable mariage, avec échange de promesses. Jeanne Harvillier n’est pas seulement une jeteuse de sorts, accusée de la mort d’un homme. Elle a été donnée à Satan. D’autres posent l’hypothèse que la jeune fille aurait été violée et serait toujours hantée par son trauma. Toujours est-il qu’elle est brûlée vive à Ribemont le 29 ou le 30 avril 1578.
La sorcellerie, danger pour la chrétienté et l’État
Si plusieurs penseurs ont, après coup, remis en question la dureté d’une telle décision, estimant que Jeanne donnée au diable par sa mère n’était après tout pas entièrement responsable, de telles décisions relevaient alors de la norme. Elles s’inscrivaient dans un climat global où régnait une psychose de masse alimentée par des penseurs, des artistes, des philosophes, les autorités religieuses et des économistes reconnus.
Pour Bodin, la révolte des sorciers, qui est voulue par Satan, n’est pas seulement une révolte contre l’ordre voulu par Dieu : elle est aussi une révolte contre la souveraineté absolue du roi. Tous les magistrats doivent être sans merci vis-à-vis des sorciers car il leur faut avant tout préserver l’autorité royale. Ils doivent les exterminer car en agissant ainsi ils sauveront l’État.
À la fin du Moyen Âge et au début de l’Époque moderne, la société subit de nombreuses mutations sociales et économiques. Les procès en sorcellerie, qui s’enracinent dans le XIIIe siècle, visent alors autant de sorciers que de sorcières. Règlements de compte politiques, moyen de contenir les foules, ils tiennent une importance primordiale pour mater le mouvement des enclosures.
On peut interpréter la chasse aux sorcières comme l'éradication de mouvements de rébellion féminins face aux violences du régime féodal pour répondre aux nouvelles normes sociétales, et aux efforts d'éradication des anciens rites païens.
Le phénomène touche et mobilise essentiellement les femmes, puisqu’il leur "ôte dès lors l'accès à des moyens de subsistance autonome", affirme l’historienne Silvia Federici. L’objectif est "de briser la résistance populaire à la suppression des communs."
La femme, un danger pour l’équilibre des pouvoirs
C’est l’une des raisons qui explique qu’à partir du XIVe siècle, la sorcellerie devient majoritairement le fait de femmes. Néanmoins, elle n’est pas la seule. La misogynie déjà latente est renforcée suite à la présence de plus en plus importante des femmes dans la société et dans les lieux de pouvoir.
Ainsi, la sœur de François Ier, Marguerite de Navarre, accède-t-elle à la célébrité en tant qu’écrivaine. Au temps de Catherine de Médicis, des centaines de jeunes femmes arrivent à la cour, qui était jusque-là extrêmement masculine. Les possibilités d’ascension sociale féminine se développent. Certaines savent lire et écrire, et représentent un danger pour la société patriarcale. Face à cette menace, la réponse masculine a été de "resserrer la vis".
Autre objet de tension : la sexualité. Une nouvelle sexualité, qui se détache de la finalité procréative que lui avait assignée l’Église, émerge. "Tandis que l’Église lutte donc contre la "chair maudite", les relations hommes/femmes telles qu’elles existaient jusque-là sont remises en cause, et la domination masculine telle qu’elle existait semble ne plus être aussi évidente que par le passé", appuient Claire Allan et Céline Mas dans leur ouvrage commun "Femmes et Politique".
"L’angoisse majeure qui plane dans ce contexte est celle de l’inversion des sexes, et ce faisant de l’inversion des pouvoirs […] le risque est alors que les femmes prennent le pouvoir sur les hommes et les dominent", abonde la politologue Armelle Lebras-Chopard. Le fait que plusieurs régentes ont gouverné au cours du XVIe siècle n’apaise pas les inquiétudes.
La femme, un être faible face au démon
Au cours des siècles, l’Église impose l’idée que le démon est partout. Et surtout, que les femmes sont face à lui des proies faciles, faibles et par essence pécheresses, à l’image d’Eve, responsable du péché originel.
Une position appuyée par les médecins. "La femme est considérée comme un être dangereux, mauvais, entretenant une relation particulière avec le diable. Les médecins définissent le corps de la femme comme un danger pour l’homme : sa sexualité est dangereuse pour lui et risque de le tuer", rappelle l’historien Robert Muchembled, dans un entretien au Monde.
Jean Bodin, dont le destin est étroitement lié à celui de Jeanne Harvillier, épouse entièrement ce courant de pensée. Dans son traité Les six livres de la République, il justifie la domination de l’homme sur la femme et sa nécessaire exclusion du trône ainsi : "La gynécocratie (régime politique dans lequel le pouvoir est exercé par les femmes) est droitement contre les lois de Nature ; qui a donné aux hommes la force, la prudence, les armes, le commandement, et l’a ôté aux femmes ; et la loi de Dieu a disertement ordonné que la femme fût sujette à l’homme, non seulement au gouvernement des royaumes et empires, [mais] aussi en la famille de chacun en particulier."
Pour appuyer son propos, il dépeint dans La République les règnes "catastrophiques" d’Athalie, de la reine de Juda, de Cléopatre, de Zénobie ou encore de l’impératrice de Constantinople, les présentant comme plus méchantes les unes que les autres. Un élément soulevé par la politologue, Armelle Le Bras-Chopard, dans son dossier publié dans La Revue des Droits de l’Homme.
Bodin croit fermement à la sorcellerie, un "crime" typiquement féminin (dans une proportion de cinquante femmes pour un homme, selon lui). Or, toute femme est, selon lui, une sorcière potentielle, à cause de sa nature sur laquelle il s'étend longuement : elle est vicieuse, perverse, menteuse, lubrique, sournoise, versatile... […] elle est un danger pour l'ordre social tout entier et d'abord pour la famille, socle de la République.
Convaincu de détenir la vérité et d’être porté par une vocation prophétique, Bodin publie en 1580 à Paris la Démonomanie des Sorciers. Réédité treize fois en France, traduit en latin, en allemand et en italien, l’ouvrage se sert de l’histoire de Jeanne Harvillier comme porte d’entrée pour offrir des clés à suivre pour débusquer les sorcières et justifie leur élimination.
S’il a permis à l’histoire de Jeanne Harvillier de survivre et d'échapper à la disparition et à la destruction des archives relatant la majorité de ces procès, l'ouvrage participa également à précipiter d’autres femmes vers une destin funeste.