La réserve naturelle du marais de Vesles-et-Caumont, près de Laon dans l'Aisne, démarre une vaste étude de la population de trois espèces de poissons : plus de 1 000 individus vont être marqués afin de mieux comprendre leurs déplacements et, ainsi, mieux les protéger.
Dans ce champ marécageux de la réserve naturelle de Vesles-et-Caumont, oiseaux et libellules sont dérangés par une faune inhabituelle. Trois pêcheurs revêtus de waders, ces pantalons-bottes de néoprène qui vont jusqu'aux bretelles, se fraient un chemin entre les roseaux et de hautes herbes.
Leurs équipements sont originaux. Deux d'entre eux sont équipés d'épuisettes, le troisième d'une anode, qui est une sorte de taser pour poissons formé d'une longue perche couronnée d'un cercle qui envoie un faible courant électrique dans l'eau.
Ce courant étourdit et attire les poissons sans les tuer. Cette partie de pêche n'a rien de commun, car il s'agit de capturer des petits brochets, lottes et lamproies pour les équiper d'émetteurs qui permettront de suivre leurs déplacements.
Poissons sous tension
Pour pratiquer cette pêche électrique, il faut une autorisation préfectorale et une habilitation spéciale. C'est donc Anthony Fasquel, technicien de la fédération de pêche de l'Aisne, qui est en charge de cette opération. "C'est un champ électrique qui est envoyé sur un rayon d'un petit mètre, autour de cet appareil. Le poisson est attiré et les collègues le récupèrent avec des épuisettes et on recense les espèces présentes. On les mesure et on les pèse" précise-t-il entre deux coups d'œil attentifs à tout mouvement dans l'eau qui recouvre la prairie.
La pêche électrique n'est pas sélective : tous les poissons capturés sont recensés pour évaluer la richesse du milieu. "Là, on a réussi à capturer de la lotte, du brochet, des cyprinidés type gardon, une perche soleil et quelques poissons-chat et écrevisses" détaille Anthony Fasquel. Mais les espèces qui doivent être équipées d'émetteurs font l'objet d'une attention particulière.
On va aussi s'intéresser à la lotte, c'est un poisson que l'on a encore dans le département alors que les populations réduisent fortement en France.
Emmanuelle ChevallierChargée d'études pêche et protection du milieu aquatique pour la fédération de pêche de l'Aisne
"Beau brocheton !" s'exclame Anthony Fasquel quelques minutes plus tard, alors que ses confrères capturent petit brochet d'une quinzaine de centimètre. Ce poisson carnassier se reproduit dans les prairies inondées pendant plus de 40 jours, il est donc particulièrement sensible aux sécheresses et aménagements du territoire.
En 2009, une publication de l'Union internationale pour la conservation de la nature, l'UICN, faisait déjà état d'un recul des populations en raison de divers facteurs : "le drainage agricole et l'arasement des haies entraînent une durée plus courte d'inondation de ces zones humides, et l'endiguement des cours d'eau empêche la connexion des bras annexes avec le lit majeur. De plus, la pollution des eaux, la surpêche, ainsi que la présence de barrages empêchant sa migration de reproduction, contribuent à fragiliser cette espèce. Ces facteurs expliquent un déclin continu de ses populations ces dernières années".
"On va aussi s'intéresser à la lotte, c'est un poisson que l'on a encore dans le département alors que les populations réduisent fortement en France, souligne Emmanuelle Chevallier, chargée d'études pêche et protection du milieu aquatique pour la fédération de pêche de l'Aisne. On aimerait s'intéresser à son cycle de vie, sachant que c'est un poisson qui préfère l'eau froide, voire très froide. On va s'intéresser à sa reproduction, sa survie en été, savoir s'il y a des refuges thermiques qui lui permettent de rester sur la réserve. La dernière espèce qu'on étudie, c'est la lamproie de plein air, c'est une petite lamproie qui vit dans nos eaux douces. Elle est assez sensible à la pollution, le fait de la trouver peut montrer que l'on a des milieux assez préservés, surtout au niveau de la qualité chimique de l'eau. On a choisi des espèces indicatrices."
Une espèce indicatrice, c'est une espèce fragile dont la présence indique le bon fonctionnement d'un écosystème. Une fois ces précieux individus capturés, le vrai défi commence : il faut les équiper d'émetteurs.
De délicates chirurgies
Une fois triés, les brochetons, lottes et lamproies sont plongés dans un bain anesthésiant. Ils passent ensuite entre les mains expertes d'Alexandre Richard, chef de projet pour un cabinet d'études privé spécialisé dans ce type d'opérations. C'est un véritable chirurgien pour poissons.
"On est rodés à l'exercice, ce qui est compliqué, c'est de gérer le bien-être des poissons : il faut s'assurer que sur toute la chaîne, depuis la capture, la stabulation, la chirurgie et le réveil, il n'y ait aucun problème, détaille-t-il en manipulant un petit brochet avec une infinie précaution. Donc cela passe par le contrôle de la température, de l'oxygénation et puis s'assurer qu'il n'y ait aucun soucis sur les phases de réveil jusqu'à la remise en milieu naturel." Un protocole de soin inspiré de celui des humains.
Pour l'heure, tout se passe bien, Alexandre Richard procède à l'incision de l'abdomen du poisson. "Là, on a implanté une petite puce électronique qui contient un signal individuel. Elle va permettre de reconnaître le poisson lors des prochaines capture et quand il va passer au travers d'antennes fixes qu'on a implantées dans le marais. On implante la puce et on applique un petit pansement cicatrisant, c'est une poudre, un pansement iodé qui contient de la Bétadine et qui va favoriser la cicatrisation du poisson. On fait aussi un petit prélèvement de nageoire pour réaliser des analyses génétiques derrière." Ces analyses d'ADN permettront de mieux comprendre la diversité des populations au sein du marais.
Trois ans de suivi
Cette campagne de marquage sera répétée tous les six mois pendant trois ans, dans le cadre de l'étude qui débute tout juste dans ce marais. "L'intérêt est de savoir si ce marais en particulier contribue à la reproduction des poissons et aussi de pouvoir inscrire les poissons dans le plan de gestion de la réserve naturelle, observe Emmanuelle Chevallier. Cela permettra à la fois de prendre en compte leurs besoins pour la reproduction, leurs besoins pour leur vie sur la réserve. Jusque-là, le comportement piscicole n'avait pas forcément été intégré dans le plan de gestion."
La fédération de pêche de l'Aisne partagera donc les enseignements de l'étude avec l'association La roselière, qui assure la gestion de cette réserve naturelle. Cette dernière doit s'agrandir prochainement, un nouveau plan de gestion va donc être établi et il assurera aussi le bien-être des habitants de l'onde. Notamment en adaptant les niveaux d'eau du marais pour assurer leur survie et leur reproduction.
"Trois ans, ça va permettre d'avoir plusieurs cycles de vie des poissons. Ça va permettre de savoir si, d'une année à l'autre, on a des différences dans la reproduction, dans l'accès au marais. En plus, ça va permettre à des juvéniles qu'on aura marqué cette année de potentiellement pouvoir devenir géniteurs et peut-être revenir sur la réserve. Donc savoir si on a un retour des poissons nés ici sur cet endroit. C'est une étude assez novatrice" se réjouit Emmanuelle Chevallier.
La fédération de pêche de l'Aisne n'en est pas à son coup d'essai : entre 2020 et 2021, elle avait déjà mené une étude par télémétrie sur le comportement des brochets, adultes, cette fois. Dans le marais de de Vesles-et-Caumont, 1 800 poissons devraient être marqués sur l'ensemble de la campagne.