L'abstention progresse à chaque scrutin et est souvent imputée à un manque d'intérêt pour la politique. Mais les rencontres de terrain et les enquêtes des politologues dévoilent une réalité plus complexe. Dans un quartier de Saint-Quentin dans l'Aisne, tout le monde ne vote pas, mais personne ne refuse de parler politique.
Dans le quartier Europe de Saint-Quentin, face à l'avenue Robert Schuman, il y a le bar-tabac, lui aussi nommé Europe. Les tables de la terrasse s'étendent sous une coursive dont les arrondis évoquent l'architecture des années 60, où les immeubles de ce grand ensemble sont sortis de terre. Ici, le temps d'un café, des tablées d'hommes de différentes générations se forment et se défont au gré des passages sur la dalle bétonnée.
En temps normal, tout le monde est formel : on ne parle pas de politique à cette terrasse. Mais lorsqu'un journaliste vient troubler le quotidien avec ses questions, un dialogue sur les prochaines élections s'installe facilement et les analyses du contexte politique fusent. Seule condition pour permettre cette parenthèse, garantir l'anonymat des participants, dont chacun a pu choisir un prénom d'emprunt.
"Je ne peux pas donner ma voix à des gens comme ça"
Un quart de la population de l'Aisne vit dans l'agglomération de Saint-Quentin. Lors des élections législatives de 2022, l'abstention y est arrivée largement en tête : 63% des électeurs ne se sont pas déplacés. Aux dernières élections européennes, 57% des inscrits sur les listes électorales se sont abstenus.
Parmi eux, Jean-François, 30 ans. Il a toujours habité le quartier Europe et possède la double nationalité franco-sénégalaise. Il dit n'avoir jamais voté. "Ça ne m’intéresse pas de voter pour des gens qui se donnent en théâtre toute la journée à la télé. Ils disent des choses incohérentes, ne connaissent rien à la population française, constate-t-il. Je n’y crois pas. Comment je peux croire en des gens qui se foutent de la gueule du monde et laissent crever leur peuple ? Je ne peux pas donner ma voix à des gens comme ça."
Ce n'est pourtant pas faute d'être préoccupé par la situation du pays. "En 2023, les gens sont allés voler des couches et des packs d’eau, la France a coulé. Je suis né en France, j’habite en France et je n’ai jamais vu la France dans un moment aussi dur", regrette Jean-François. Seulement, le jeune homme, qui vit d'intérim et de débrouille, ne croit pas que son vote puisse changer quoi que ce soit : "nous, on est en bas de l’échelle de toute façon, ils ont toujours un coup d’avance sur nous. On vit au jour le jour, ce qu’il se passe demain... À quoi ça sert de s’inquiéter ?"
"C'est parce qu'ils ne sont pas encore passés, tu vas voir, s'ils passent ! lui rétorque Guillaume, 44 ans. Ceux qui ne disaient rien vont commencer à parler."
On va avoir des abstentionnistes plus politisés, qui se mobilisent, mais ne voient plus dans l’élection une façon efficace de s’exprimer.
Tristan HautePolitologue
"Ils", c'est le Rassemblement national qui a réuni 44% des voix aux élections européennes dans la commune de Saint-Quentin. Jean-François lui répond qu'il émigrera au Sénégal si la situation dégénère. "Mais ceux qui sont obligés de rester là, ils font quoi ? Ils font comment ?", l'interroge Guillaume.
Le quadragénaire assure qu'il ira voter le 30 juin pour "faire barrage" à l'extrême droite, "mais sans illusions, ajoute-t-il. Les politiques ne sont que des menteurs, ils le disent eux-mêmes : 'les promesses n’engagent que celui qui les croit'."
D'ailleurs, Guillaume s'abstient parfois. "Les jeunes, je les saoule, je leur dis d’aller voter, sourit-il. Mais là, aux dernières présidentielles, je n’ai pas voté, je me suis dit que ça allait encore être le même cinéma. Voter Macron contre Le Pen, je n’ai pas voulu." Loin du cliché de populations qui ne s'intéressent pas à la politique, Jean-François et Guillaume illustrent les nouveaux visages de l'abstentionnisme.
Vote intermittent : l'abstention a changé
"Il y a deux dynamiques dans l'abstentionnisme, indique Tristan Haute, politologue à Lille. Une est identifiée depuis longtemps, elle est la traduction politique d'une forme d'exclusion sociale. On conserve d'énormes inégalités en termes de diplômes, sur le plan professionnel, avec des variables sur la composition familiale : par exemple, la monoparentalité va de pair avec une abstention, car il y a un isolement social et des tâches domestiques qui accaparent la personne. C'est toujours valable aujourd'hui, c'est une partie assez constante de l'abstentionnisme, mais qui peut augmenter à des élections comme les européennes."
Je ne dis pas que c’est inutile de faire barrage, mais ça ne m’intéresse plus de voter, je suis résigné.
Jamel, 51 ansHabitant de Saint-Quentin
"La deuxième, un peu nouvelle, c’est cette idée de l’intermittence du vote, car le vote serait devenu moins efficace, moins central dans la pratique politique, ajoute le politologue. On va avoir des abstentionnistes plus politisés, qui se mobilisent, mais ne voient plus dans l’élection une façon efficace de s’exprimer. Ce n’est même plus un problème qui touche les jeunes, mais qui se déploie au fil des générations, cela concerne même des générations qui ont 40, 45 ans."
Une idée corroborée par Vincent Tiberj, sociologue et auteur d'un livre sur l'abstention : "pour les générations plus récentes, s’en remettre à un candidat et une élite ne suffit plus, ce qui renforce le hiatus entre citoyen et électeur et aboutit à ce que les urnes soient moins représentatives, indique-t-il dans une interview accordée à Libération. Ce n’est pas un refus du politique, ces abstentionnistes ne sont pas sans avis même si les 'sans-parti' y sont majoritaires."
Cela explique que l'absentionisme des dernières générations ne se limite plus au début de l'âge adulte. "Avant, on était persuadés que l’abstention des jeunes était résiduelle, c’était une traduction de l’isolement social, détaille Tristan Haute. Mais lorsqu’ils s’intégraient dans la société, qu’ils achetaient une maison, se mariaient, on pensait qu’ils allaient devenir des citoyens votants. Mais non, la centralité du vote disparait et les inégalités en termes d’âge de la participation sont très fortes."
Désacralisation politique
"Je ne vote même plus, pour moi, c’est tous les mêmes. Mais je votais, il fut un temps", regrette Jamel, 51 ans. Il craint néanmoins l'arrivée de l'extrême droite au pouvoir et lorsqu'un des plus jeunes de la tablée avance que cela ne changera rien, il puise dans ses souvenirs pour évoquer un avenir assombri : "là, ils vont recommencer à t’insulter comme dans les années 80, 'eh, le bougnoule', etc. T’as pas grandi avec ça, c’est pour ça !"
Avant la Coupe du monde, on n'avait aucune chance. Ensuite Chirac a dit 'la France black blanc beur', les entreprises ont commencé à m’appeler. Ça a duré quatre ans, on a été tranquilles. Puis ensuite, on a banalisé Le Pen, tous les jours.
Jamel, 51 ansHabitant de Saint-Quentin
Mais cette perspective ne suffira pas à lui faire prendre le chemin de l'isoloir. "Je ne dis pas que c’est inutile de faire barrage, mais ça ne m’intéresse plus de voter, je suis résigné. Dans ma vie professionnelle, j’ai vu le changement. Quand Zidane nous a ramené la Coupe du monde, ça a changé. Avant la Coupe du monde, on n'avait aucune chance, se souvient Jamel. Ensuite Chirac a dit 'la France black blanc beur', les entreprises ont commencé à m’appeler. Ça a duré quatre ans, c’est une référence dans mon histoire... Pendant quatre ans, on a été tranquilles, puis ensuite, on a banalisé Le Pen, tous les jours. Et depuis dix ans, quinze ans, c’est pire. Ils ont réussi à s’incruster dans toutes les sphères politiques et médiatiques." D'après lui, c'est cette omniprésence qui l'a dégouté du vote.
"Chirac, il respectait l'être humain, c'est la différence", lance Jean-François. "On en est arrivés à regretter Chirac..." se désole Guillaume. Au-delà d'un capital sympathie déjà bien établi de son vivant, la nostalgie pour Jacques Chirac incarne peut-être celle d'un certain rapport au monde politique, aujourd'hui disparu.
"Au fil des générations, il y a eu une désacralisation de la politique. Les générations anciennes considéraient cela comme peu intéressant, mais noble. Aujourd’hui, on s’y intéresse peut-être plus, mais avec beaucoup moins de sacralité, commente le politologue Tristan Haute. Pour les générations nées dans les années 70, socialisées à la politique dans les années 90, qui est le grand moment du développement de l’abstention, cela ne fait que se renforcer. On peut mettre ça sur les difficultés à incarner une alternance politique, depuis 2002, puis 2005 avec le non-respect du référendum, ça peut avoir des effets limités sur certains profils."
"Ils jouent avec nous"
Autour de la table, il y a aussi ceux qui votent, comme Mamadou, 37 ans, qui se rend aux urnes "à tous les scrutins, même les municipales, on a pas le choix. Mais là il faut y aller parce que c’est grave. S’ils passent à l’Assemblée Nationale, c’est pas bon pour nous."
À sa gauche, Malik, 25 ans, confirme aussi qu'il se déplacera. "Bien sûr que je vais voter, il le faut. Quand on voit la politique qui est faite, contre l’Islam alors que c’est une religion de paix... Mais on nous donne une mauvaise image alors qu’on a fait beaucoup pour la France. On nous interdit beaucoup de choses, regrette-t-il. Je ne connais pas beaucoup de gens qui votent. C’est dommage, ils devraient, c’est pour notre avenir à nous, les plus jeunes."
Mohamed, 40 ans, est tout aussi formel. "Oui, je vote. La France, c’est plus dur qu’avant et ça va être de plus en plus dur. Je ne sais pas comment tout ça va finir. Qui n’est pas inquiet ? C’est fort, nos grands-parents sont venus les aider, ils ont oublié. Nos grands-parents sont venus pour libérer la France et ils n’ont rien eu. Maintenant, ils jouent avec nous."
Liberté, égalité, fraternité, ça se voit pas du tout là. Donc qu’ils ne viennent pas faire leur politique. C’est des voleurs, des voyous, les plus grands escrocs, c’est l’Etat, ce sont des menteurs.
Mohamed, 40 ansHabitant de Saint-Quentin
"On le ressent de plus en plus, la discrimination, admet Mohamed. Nous on est nés en France, on est français, le camembert c’est une de nos priorités !" Des rires animent la tablée, puis Mohamed reprend la parole d'un ton plus sérieux : "Liberté, égalité, fraternité, ça se voit pas du tout là. Donc qu’ils ne viennent pas faire leur politique. C’est des voleurs, des voyous, les plus grands escrocs c’est l’Etat, ce sont des menteurs. Si je vote, c’est pour faire barrage, mais on ne devrait pas en arriver là. Ça va être compliqué, je ne sais pas comment ça va finir. Le vivre ensemble n’est pas là."
Il regrette notamment la stigmatisation de son quartier depuis les révoltes de juin 2023, où le supermarché a été brûlé. "Les gens ne vont plus manifester, ils vont se révolter. Regarde ce qu’ils ont fait partout pour un ch'tiot qui est décédé, même ici où on n'avait jamais rien eu. Nous, on a un frère qui est décédé, tué par la police en 2007, on n'a pas fait ça. Les policiers ont été jugés coupables et sont en prison. On n'a rien fait, on est restés calmes et on a attendu la justice. Donc qu’ils ne viennent pas nous mettre Nahel sur le dos. C'est les réseaux qui ont provoqué tout ça." Autour de la table, ils sont plusieurs à se dire attristés par l'image des quartiers populaires depuis ces événements.
La tentation du RN
"Ça fait 40 ans que je suis là, à chaque élection, qui passe ? La droite et l’extrême droite. Avenue Robert Schuman là, à l’école, ça vote extrême droite. Ça a toujours été FN ici, constate enfin Mohammed. C’est peut-être les anciens. Mais on a toujours respecté. On réfléchit, on se dit que ce sont les personnes âgées qui regardent la télé et se sentent en insécurité... On les laisse tranquilles, on n'a jamais rien fait contre eux. Mais au bout d’un moment, tout ça, ça peut péter."
La perception que Mohammed a de l'électorat RN résonne avec celle de Tristan Haute. "En cas de faible participation, le poids des personnes âgées est très important et la percée du RN est très importante chez les retraités, analyse le politologue. Les retraités d’aujourd’hui ne sont plus ceux de 2012 : ça reste des populations très mobilisées, mais ça a changé dans le rapport aux partis traditionnels. Si on regarde les intentions de vote, c’est chez les 70-75 ans et plus que la majorité présidentielle est en tête, mais chez les 60-65, le RN est en tête."
J’ai voté Le Pen, car Macron, il n’est là que pour les riches et Mélenchon, c’est que du blabla.
Abdel, 26 ansHabitant de Saint-Quentin
Chez ces "nouveaux retraités", le politologue parle d'une "conscience triangulaire" : une certaine distance avec les élites, mais aussi un sentiment de ne pas avoir une retraite assez conséquente, qui rend sensible aux arguments stigmantisant l'assistanat. "Chez eux, la question migratoire a été construite comme plus centrale, ils ne sont pas forcément plus hostiles à l’immigration", ajoute-t-il.
Il n'y a pourtant pas que les retraités qui votent pour l'extrême droite. Abdel, 26 ans, père de deux enfants, vote à chaque scrutin car il est issu d'une famille engagée en politique dans son pays natal. Il ne cache pas le choix qu'il a fait en 2022 : "J’ai voté Le Pen, car Macron, il n’est là que pour les riches et Mélenchon, c’est que du blabla. C’était pour dégager Macron. Là, aux législatives, je vais voter pour Julien (ndlr : Julien Dive, candidat LR à sa propre succession). Je vote le moins pire." Il souligne que c'est le seul candidat qu'il a vu en personne, à l'exception du candidat RN.
J’ai voté, mais pas aux dernières élections européennes. Pour moi, c’était joué d’avance à 100%, à la télé on ne voyait que Bardella, partout.
Kays, 24 ans
"Dans certains segments de la population, y compris populaires, il y a un rejet de Macron qui est massif. Cela est aussi présent chez ceux qui ont voté Macron en 2017, sa base électorale s’est totalement transformée, détaille Tristan Haute. En 2017, c’était un vote 'fourre tout', un électorat assez diversifié (...). En 2022, c’est un vote beaucoup plus de droite-centre droit, un mélange entre un vote Bayrou et Sarkozy, avec des électeurs plus âgés, plus conservateurs sur les questions sociales."
D'après le politologue, la majorité présidentielle ne cherche plus à obtenir de nouvelles voix dans les quartiers populaires. "Ce ne sont pas des quartiers favorables, constate-t-il. Le RN compte un peu dessus. Pour La France Insoumise (LFI), c’est un vivier de voix. Le relatif bon score de LFI aux européennes s’explique par de relativement bonnes mobilisations dans ces quartiers. Ils font le pari que les abstentionnistes sont plus progressistes que ceux qui se rendent aux urnes. Mais ça dépend de quel segment on mobilise, l'asbtentionisme, ce n’est pas un continent homogène."
Des électeurs à convaincre
Pour le politologue, le travail de terrain est la seule façon pour les partis de convaincre de nouveaux électeurs dans ces quartiers populaires. Car certains hésitent encore, comme Eric, 40 ans, qui votait avant mais a perdu confiance : "C’est chacun pour sa paroisse, pour ses intérêts. Rien ne change, peu importe le parti."
Ou encore Kays, 24 ans. "J’ai voté, mais pas aux dernières élections européennes. Pour moi, c’était joué d’avance à 100%, à la télé on ne voyait que Bardella, partout. Il se faisait terminer, il ne réussissait aucun débat, mais c’était Bardella partout... Soit-disant, il est charismatique. Je comprends pas, ce gars-là, il dit n’importe quoi."
"Beaucoup sont déçus avec le temps, continue Kays, qui n'est pas encore sûr d'aller voter le 30 juin. D’autres, ils ont 18 ans, ils ne savent même pas qu’ils peuvent aller voter ou qu’on peut s’inscrire. Moi, si je sais qu’il faut voter, c’est qu’en 2017, j’étais en cours à l’école. On nous cassait la tête avec ça. C’est l’école qui m’a fait voter."
"Le coté 'vote inefficace' est aussi alimenté par le cadrage de la campagne, par le fait qu’on reproduit ces élections comme jouées d’avance, approuve Tristan Haute. Là, on est plus dans une situation d’incertitude, personne n’est capable de prédire l'issue du scrutin le 8 juillet."
Une incertitude qui pourrait participer à remobiliser les électeurs comme Kays et Eric. "On est sur le modèle d’une élection qui va quand même changer les choses, donc on est plus proches des enjeux d’une présidentielle", conclut Tristan Haute. Ce qui explique que les sondages prévoient une participation entre 60 % et 62% pour ces prochaines élections législatives.