À l'occasion des 80 ans de la Bataille de France, notre journaliste Jean-Paul Delance revient sur les événements qui ont marqué la Picardie au printemps 1940. Aujourd'hui, il relate l'histoire de Charles de Rougé, un jeune homme de 22 ans mort en tentant d'arrêter les Allemands à Château-Thierry.
Le 10 juin 1940, l'Italie entre en guerre au côté de l'Allemagne nazie. Plus que jamais, un mois après le déclenchement des hostilités, la situation de l'armée française semble désespérée. Pourtant, dans ce climat de chaos et de défaitisme, un jeune homme entend bien résister face aux envahisseurs.
Il s'appelle Charles-Armand de Rougé et n'a que 22 ans. Dans les jours qui précèdent l’arrivée des Allemands à Château-Thierry, tout le système défensif français mis en place par le général Weygand est submergé. Après de durs combats, la Somme est franchie et l'Aisne est en passe de l’être sur tout son cours.
Il faut donc s'apprêter à résister comme en 1914 et en 1918 sur la Marne. Hélas, l’armée française n'a plus les moyens de ses ambitions. Pour preuve, la défense d'un point de passage stratégique, le pont de la ville qui vit naître Jean de la Fontaine.
Au soir du 9 juin, cette mission périlleuse, pour ne pas dire suicidaire, est confiée au bataillon de marche des chars de l'École de Versailles, créée après le premier conflit mondial. Cette petite unité d’élèves-officiers est dirigée par le capitaine Colon.
Les trois aspirants courageux
Pour tout matériel de combat, elle n'a à sa disposition que quelques antiques chars Renault FT 17, rescapés de la Grande Guerre, insectes blindés dérisoires face aux redoutables Panzers allemands. Sans chercher à cacher la réalité, le capitaine demande alors "à ses enfants" s'il y a parmi eux des volontaires.
Deux aspirants sortent des rangs. Le premier s'appelle de Rougé, le second Griseau. Leur char est stationné au bout de la rue Carnot, sur la rive sud de la Marne.
Un troisième camarade vient pour prêter main forte. C'est un élève-officier du Génie dénommé Le Polles. Lui est chargé de la destruction du pont en cas de besoin. Trois tonnes d’explosifs provoqueront un feu d’artifice mortel.
Commence alors une longue attente rythmée par le passage régulier de réfugiés en exode et de soldats en déroute. En pleurs, un capitaine d’artillerie juché sur un vélo de femme murmure : "Vous n’auriez pas un bout de pain ?"
Le piège des Allemands
Le 10 juin, vers 16h, les choses se précisent. Sur l’autre rive, une colonne de camions se présente à l'entrée du pont. À l'intérieur, les hommes portent des casques français et agitent des fanions tricolores. À bord de leur blindé, de Rougé et Griseau observent avec méfiance.
Soudain, ces pseudo-Français mettent deux autos-mitrailleuses et un canon anti-char en batterie. Le stratagème est démasqué, c’est l’ennemi qui tente de franchir le pont.
Avec calme, de Rougé pointe le canon de son char. Il fait feu et arrose avec sa mitrailleuse le convoi de camions d’où s’échappent rapidement de hautes flammes. C'est à ce moment que le pont vole en éclats.
Un nuage de poussière envahit le char des jeunes élèves-officiers. Une maison leur est tombée dessus. Après s'être dégagés, ils reprennent leur position et tirent à nouveau. D’autres camions sont détruits, des dizaines de fantassins allemands gisent au sol.
Les derniers instants de l'aspirant de Rougé
Un déluge de bruits et de fureur, suivi d'un silence de mort. Les minutes passent. Confiants, les deux aspirants sortent du char et scrutent la rive d'en face. De Rougé s'accoude à la chenille gauche du vieux Renault. Griseau entend alors un gémissement et voit son camarade s'affaisser doucement, transpercé par une balle.
Trainé à l'abri d'un pan de mur, le blessé a la force de dire à son ami : "Moi je m’en vais, mais toi, tu te battras bien, n'est-ce pas ? Rien n'est perdu tu comprends. Tu as vu tout à l'heure ? Nous sommes des tas à pouvoir faire cela..."
Le Polles accourt. Avec Griseau, ils mettent une demi-heure pour parcourir 150 mètres en arrière et permettre ainsi l'évacuation du blessé. Hélas, trop gravement atteint, le jeune militaire s'éteint à 19h à l'ambulance de Sézanne dans la Marne.
Né à Paris, Charles-Armand de Rougé était le descendant d'une vieille famille française dont l'origine remonte au Moyen-Âge. Ses multiples seigneuries couvraient un large territoire qui s'étalait de la Vendée à la Picardie en passant par les Pays de la Loire, la Bretagne, la Normandie et l'Île-de-France.
Tombé à Château-Thierry, c'est dans cette ville qu'il repose dans une allée de la nécropole nationale des Chesneaux. Le pont reconstruit après-guerre porte son nom.
Celui détruit le 10 juin 1940 datait des années 20. Il remplaçait lui-même le vieux pont de pierre à trois arches, pulvérisé, ironie du sort, quelques jours avant la naissance de l'aspirant, au cours des combats de l’été 1918.