Un nouveau film, diffusé sur Netflix, revisite Shakespeare et son célèbre "Henry V", en proposant une lecture encore plus fantaisiste des faits historiques ayant conduit en 1415 à la célèbre bataille médiévale d'Azincourt, dans l'actuel Pas-de-Calais.
Depuis qu'il a regardé "Le Roi" ("The King" en V.O.) sur la plateforme Netflix, Christophe Gilliot ne décolère pas. "Je suis outré", résume le directeur du Centre Azincourt 1415 qui entretient dans ce petit village du Pas-de-Calais la mémoire de la célèbre bataille médiévale du 25 octobre 1415 qui vit les archers du roi d'Angleterre Henry V triompher de la fine fleur de la chevalerie française, pourtant en surnombre.
Qu’il est difficile d’être le Roi de l’Angleterre aussi jeune…
— Netflix France (@NetflixFR) October 25, 2019
Le Roi, avec Timothée Chalamet et Lily-Rose Depp, le 1er novembre. pic.twitter.com/0cPmDG8WPx
"On est écoeuré parce qu'en 2 heures, ce genre de films vient démolir tout le travail de médiation qu'on effectue ici depuis huit ans ou les travaux de recherche d'historiens comme Anne Curry ou Bertrand Schnerb", poursuit-il. "C'est vraiment inquiétant qu'on puisse réécrire à ce point l'histoire et on peut difficilement lutter contre ça. Le grand public préférera toujours un film à un bouquin d'histoire. Là, il y a des gens sous terre, des gens qui sont vraiment morts lors de cette bataille, c'est ça qui me dérange le plus".
Alors certes "Le Roi" s'inspire d'"Henry V", une célèbre pièce de William Shakespeare écrite vers 1599, qui offrait déjà elle-même une lecture très partiale de la bataille et un portrait pour le moins idéalisé de son vainqueur.
Mais sous couvert d'une relecture du "mythe shakespearien", l'Australien David Michôd, réalisateur du film (co-produit par Plan B Entertainment, la société de l'acteur américain Brad Pitt), livre une vision encore plus déformée de la véritable histoire, alors que "Le Roi" est classé sur Netflix dans les catégories "films inspirés de faits réels" et "films biographiques".
► Henry V n'était pas un roi pacifiste et humaniste
Imaginerait-on un film représentant Jules César, Attila ou Napoléon en humanistes pacifistes, poussés bien malgré eux à la guerre ? Difficilement. C'est pourtant le parti pris pour le moins décalé du film de Netflix avec son Henry V campé par l'acteur franco-américain Timothée Chalamet.
"Le Roi" nous le présente en effet comme un jeune monarque épris de justice et de paix, préférant la négociation à l'épée et pas vraiment enclin à aller guerroyer de l'autre côté de La Manche. "Pourquoi me parle-t-il de guerre contre la France ?", s'interroge-t-il naïvement lorsque l'archevêque de Canterbury lui expose les droits de la couronne anglaise sur le trône de France.
Un questionnement pour le moins absurde dans le contexte de l'époque, celui de la Guerre de Cent Ans, violent conflit dynastique déclenché en 1337 par Edouard III, l'arrière-grand-père d'Henry V. Ce dernier estimait qu'il aurait dû hériter du trône de France car il était le petit-fils, par sa mère, du roi Philippe le Bel. Une revendication reprise ensuite par ses successeurs qui arboraient, comme lui, sur leur blason, les fleurs de lys sur fond azur (symbole de la monarchie française) à côté des trois léopards d'or sur fond rouge (symbole de la monarchie anglaise).
L'historien britannique Richard Vaughan décrit plutôt le véritable Henry V comme "l'un des produits les plus agressifs et les plus sournois d'une époque de violence et de duplicité". Même Shakespeare le présente comme "le belliqueux Henry" en introduction de sa pièce de théâtre. En politique intérieure, il joua certes la carte de l'apaisement avec les rebelles gallois et les opposants à son père Henry IV, qui avait pris le pouvoir de façon illégitime, par un coup d'état contre son cousin Richard II. Mais il réprima dans le sang les "Lollards" mouvement de contestation religieuse et sociale, conduit par son ancien ami Sir John Oldcastle, condamné au bûcher en 1417.
C'est pourtant ce même Oldcastle qui inspira à Shakespeare le personnage fictif de Falstaff, compagnon de débauche du jeune Henry, qu'on retrouve dans le film, interprété par Joel Edgerton. "Le Roi" en fait même le stratège de la bataille d'Azincourt alors que chez Shakespeare, le monarque tourne le dos, dès son accession au trône, à son vieux copain qui meurt misérablement dans son lit. Une réalité pour le moins... aseptisée.
En dehors de son royaume, le véritable Henry V s'est davantage comporté en criminel de guerre qu'en homme de paix bienveillant, notamment à Azincourt, où il ordonna l'exécution de nombreux prisonniers, violant ainsi les codes de la chevalerie. Le film l'évoque rapidement sans toutefois s'y attarder. Et on peut comprendre pourquoi... "Certains prisonniers avaient été rassemblés dans des granges où ils ont été brûlés vifs", rappelle Christophe Gilliot, le directeur du Centre Azincourt 1415. "D'autres ont été égorgés ou ont eu la tête écrasée à coups de masses. Des centaines de morts n'ont pas pu être identifiés parce que les visages avaient été lacérés à coups de dague".
"Henry V était réputé pour être extrêmement agressif", insiste Chistophe Gillliot. "Dans le film, il est joué par un beau jeune homme. Dans la réalité, il avait reçu une flèche dans la joue droite lors d'une bataille (Shrewsbury en 1403 NDR). La flèche était tellement enfoncée qu'ils avaient dû inventer un outil spécifique pour l'extraire et ça lui avait laissé une atroce cicatrice. C'est la raison pour laquelle il est représenté de profil, côté gauche, sur le seul portrait qu'on connaît de lui. Henry V avait donc une mine patibulaire et le comportement qui va avec."
La nuit précédant la bataille d'Azincourt, il imposa une discipline de fer à ses troupes, menaçant de trancher l'oreille de ceux qui feraient le moindre bruit. Le siège de Rouen mené par les Anglais entre juillet 1418 et janvier 1419 illustre également le tempérament brutal d'Henry V. Le roi d'Angleterre réduisit la population (70 000 habitants à l'époque) à la famine. Pendant l'hiver, les assiégés durent se résoudre à expulser les "bouches inutiles" (vieillards, femmes enceintes, infirmes, enfants) mais les Anglais leur barrèrent la route, les laissant agoniser et mourir de froid dans les fossés, au pied des fortifications.
Lors de la reddition de la ville, Henry V ordonna qu'on lui livre trois habitants à exécuter. Deux d'entre eux purent payer une rançon, mais le troisième, la capitaine des arbalétriers Alain Blanchard, fut sommairement décapité. "Je n’ai pas de bien, mais quand j’en aurai, je ne l’emploierai pas pour empêcher un Anglais de se déshonorer", déclara-t-il en allant au supplice. Le siège de Rouen fit 35 000 morts en six mois.
► Henry V n'est pas devenu roi à cause de la mort de son frère
Dans le film de Netflix, le jeune Henry, en conflit avec son père Henry IV, refuse au départ d'être roi, préférant laisser la couronne à son jeune frère, Thomas de Lancastre, duc de Clarence (joué par Dean-Charles Chapman, le Tommen Barathéon de la série "Game of Thrones"). Mais la mort de ce dernier, sur le champ de bataille au Pays de Galles, l'oblige à faire face à ses responsabilités.
Tout cela est faux. Le véritable Clarence est bien mort au combat, mais en France... au Vieil-Baugé, en 1421, huit ans après le couronnement d'Henry V.
Le cadet fut l'un des lieutenants les plus redoutés du souverain anglais, notamment en France où il mena des chevauchées meurtrières. Tombé malade lors du siège d'Harfleur, il était absent toutefois de la célèbre bataille d'Azincourt.
Dans la véritable histoire, le futur Henry V n'était pas coupé des affaires du royaume, bien au contraire. Il n'a jamais renoncé à ses responsabilités de prince de Galles, héritier de la couronne. Ce sont d'ailleurs des désaccords politiques avec son père qui provoquèrent son renvoi du conseil royal en 1411.
Sa vie de débauche, dans sa jeunesse, est une extrapolation shakespearienne. Il n'a jamais défié en duel Henry "Hotspur" Percy pour éviter une bataille rangée, comme montré dans "Le Roi". La bataille de Shrewsbury a bien eu lieu le 21 juillet 1403 et le futur Henry V faillit y laisser la vie, après avoir reçu cette fameuse flèche dans la joue. Dans "Henry IV, première partie", Shakespeare réduit la blessure à "une mince égratignure", le film, lui, l'ignore totalement.
"Hotspur" (Tom Glynn-Carney dans le film) fut bien tué en revanche à Shrewsbury, mais pas de l'épée du prince Henry comme le prétendait Shakespeare.
► Henry V n'a pas été manipulé pour attaquer la France
Si on en croit "Le Roi", Henry V a été poussé à la guerre par l'archevêque de Canterbury, Henry Chichele (interprété par Andrew Havill), et le "chief of justice" (le grand juge), William Gascoigne (joué par Sean Harris), présents avec lui lors de la bataille d'Azincourt, ce qui est faux. Gascoigne était un conseiller d'Henry IV auquel le futur Henry V s'opposa lorsqu'il était encore prince de Galles. Il fut écarté peu de temps après son accession au trône en 1413. Il ne fut, bien entendu, jamais poignardé par le roi, comme dans la fin du film.
Quant à l'archevêque de Canterbury, il n'a jamais mis les pieds à Azincourt lui non plus. En revanche, il était aux côtés d'Henry V lors du siège de Rouen en 1418-1419 où il négocia la reddition de la ville. Fin diplomate au service du roi, ce n'était pas vraiment le va-t-en-guerre caricatural montré par la production Netflix. "Même si on était à l'époque du Grand Schisme, l'Eglise a souvent voulu calmer les ardeurs entre les Anglais et les Français, avec de nombreuses tentatives de conciliation", rectifie Christophe Gilliot. C'est Shakespeare, dans sa pièce de théâtre, qui fait de l'archevêque un fervent partisan de la guerre et même un mécène de cette campagne de France.
Dans le film, William Gascoigne, le grand juge, incite Henry V à répliquer sévèrement quand le Dauphin de France (joué par Robert Pattinson) lui adresse, pour son couronnement, un coffre rempli de balles de jeu de paume. Ce défi est une pure invention de Shakespeare, mais le célèbre dramaturge en faisait une réponse à la revendication du trône de France par le monarque anglais et non une provocation "gratuite".
Si on en croit "Le Roi", c'est surtout la découverte d'un complot des Français visant à l'assassiner qui décide Henry V à entrer en guerre. A la fin du film, on nous apprend que tout ceci n'était en fait qu'une manipulation fomentée par William Gascoigne et que les Français n'avaient rien à voir avec ça. Mais là encore, les choses sont erronées.
Un complot, visant à assassiner Henry V, a bien été déjoué à Southampton, en août 1415, alors qu'il rassemblait ses troupes et sa flotte pour attaquer la France. Ce n'est donc pas cette conjuration qui a provoqué l'entrée en guerre préparée depuis... deux ans. Et William Gascoigne n'avait rien à voir avec ça.
Les conspirateurs, en revanche, étaient bien ceux qu'on voit être décapités dans le film : Richard de Connisburgh, comte de Cambridge (joué par Edward Ashley), et Thomas Grey (interprété par Stephen Fewell). Avec un troisième homme, Henry Scrope, ils voulaient placer sur le trône d'Angleterre le jeune comte de la Marche, Edmond Mortimer, beau-frère de Cambridge et descendant du roi Edouard III. Ironie de l'histoire, c'est Mortimer en personne qui dénonça le complot à Henry V, sans en subir la moindre conséquence.
C'est Shakespeare qui laisse croire dans sa pièce que les conjurés avaient été soudoyés par les Français alors que le roi d'Angleterre s'apprêtait à lancer sa flotte vers la Normandie.
La véritable motivation d'Henry V à envahir la France était d'asseoir sa légitimité contestée en Angleterre en reprenant à son compte la vieille revendication d'Edouard III d'unifier les deux couronnes. La France lui paraissait alors une proie vulnérable : son roi Charles VI était sujet à des troubles mentaux et deux factions rivales - les Armagnacs et les Bourguignons - s'entre-déchiraient pour contrôler le pays. Ce dont ne parlent ni Shakespeare, ni le film de Netflix...
► Le siège d'Harfleur ne s'est pas vraiment déroulé comme dans le film
Dans "Le Roi", Henry V et ses troupes débarquent en France près d'un petit village pour assiéger... un château fort. Il est censé figurer la ville fortifiée d'Harfleur, en Normandie, place forte stratégique qui contrôlait alors l'estuaire de la Seine et l'accès à Paris. Le film nous montre des troupes anglaises qui pilonnent, sans opposition, les murailles avec leurs trébuchets, attendant la reddition des Français retranchés, dans une séquence quasi-contemplative de feux d'artifice.
La réalité du siège d'Harfleur, en août et septembre 1415, fut autrement plus rude. "Il y a eu des opérations de mines car les Anglais ont tenté passer sous le fossé, et de contre-mine, avec des combats souterrains terribles", explique Christophe Gilliot. "Les Harfleurais, qui avaient parmi eux Raoul de Gaucourt, futur compagnon de Jeanne d’Arc, ont effectué de nombreuses sorties, très meurtrières pour les Anglais. C'est lors du siège d'Harfleur qu'on a vu la première tranchée d’approche, les Anglais se rapprochaient de la ville en creusant des tranchées. Ils utilisaient aussi de l'artillerie à poudre et ils en ont bavé. Ils ont pris Harfleur sur un coup de bluff, en faisant croire qu’ils allaient lancer un assaut général, sans pitié. La ville s'est rendue parce que les renforts qui étaient attendus ne sont jamais arrivés."
Dans sa pièce, Shakespeare évoque pourtant l'âpreté des combats. "Retournons, chers amis, retournons à la brèche, ou comblons-là de nos cadavres anglais", fait-il dire à Henry V. "Dans le film, quand Harfleur se rend, on a presque l'impression qu'ils vont se faire un câlin", observe le directeur du Centre Azincourt 1415. "Henry V était en fait extrêmement agacé, ses plans avaient pris du retard et la mauvaise saison arrivait".
Lors du siège d'Harfleur, le roi d'Angleterre a perdu plus d'un millier d'hommes, dont quelques proches conseillers comme Richard Courtenay, évêque de Norwich, ou Michael de la Pole, comte de Suffolk. De nombreux malades et blessés durent être rapatriés vers l'Angleterre, dont le redoutable duc de Clarence, frère cadet d'Henry V.
Après la dispersion de la flotte par une tempête, le monarque n'eut pas d'autre choix que de remonter vers Calais (alors tenue par les Anglais) pour rentrer au pays à la tête des 9000 hommes encore à peu près valides. "Dans le film, on les voit marcher au pas, alors qu'ils étaient quasiment tous à cheval, donc très mobiles", note Christophe Gilliot. "C'est une vraie course-poursuite qui s'est engagée entre les Anglais et les Français. Là, on ne perçoit pas du tout l’état psychologique de l’armée anglaise affaiblie".
► Le Dauphin n'est venu ni à Harfleur, ni à Azincourt
L'un des principaux personnages du film de Netflix, antagoniste d'Henry V, est le Dauphin Louis de Guyenne, interprété par Robert Pattinson qui livre en V.O. une prestation des plus caricaturales, forçant l'accent français à la manière de John Cleese dans "Sacré Graal", la célèbre parodie médiévale des comiques anglais Monty Python's.
Grossier, arrogant, il vient provoquer et menacer Henry après la chute d'Harfleur, puis on le retrouve sur le champ de bataille d'Azincourt, ridicule, glissant dans la boue alors qu'il défie le roi d'Angleterre, avant d'être mis à mort. Dans la réalité, rien de tout ça n'est arrivé.
A l'époque d'Azincourt, le véritable Louis de Guyenne était un jeune homme de 18 ans, pieux et effacé, à la santé très fragile. Il s'est tenu loin des combats et est décédé en décembre 1415, deux mois après la bataille. C'est William Shakespeare qui en a fait l'un des protagonistes de la bataille d'Azincourt, incarnation pédante de l'arrogance française. "Quand je le monte (son cheval NDR), je plane, je suis un faucon ; il trotte dans l'air ; la terre chante quand il la touche ; l'infime corne de son sabot est plus harmonieuse que la flûte d'Hermès", lui fait dire le dramaturge, avec un verbe autrement plus élevé que celui de Pattinson dans le film.
La production Netflix ridiculise encore plus le personnage, notamment lors de ce duel final pathétique où il glisse dans la boue. "L'image des Français est vraiment écornée, le film a des relents francophobes", estime Christophe Gilliot. "Ce qui m’a le plus écoeuré c’est le faux massacre des pages pour signifier l'innocence qu'on assassine et cette diabolisation à outrance. L’extrême-droite britannique va se féliciter de ça, ça va rassasier les égos nationalistes là-bas".
Dans le film en effet, Louis de Guyenne et ses arbalétriers tuent et capturent des enfants anglais, chargés de collecter de l'eau, dans les bois. A la manière d'une séquence qu'on dirait inspirée de "Game of Thrones", le Dauphin oblige l'un des pages à ramener à Henry la tête coupée et ensanglantée d'un de ses petits camarades. Une image très choquante mais totalement fictive.
C'est Shakespeare, dans sa pièce de théâtre, qui introduit ce massacre des pages. Mais il le situe pendant la bataille d'Azincourt alors que les Français viennent piller le bagage anglais, pillage qui, lui, a vraiment eu lieu. "Les pages étaient des enfants au service d'un noble, mais à 8 ans, on ne les amenait pas à la guerre", corrige Christophe Gilliot. "A côté de ça, le film passe sous silence la rapine et les pillages commis par les Anglais, comme dans la ville d'Arques", déplore-t-il.
Ces pillages anglais sont pourtant évoqués dans la pièce de Shakespeare, via les personnages interlopes de Bardolph, Pistol et Nym, qui n'apparaissent pas dans "Le Roi".
► La reconstitution de la bataille d'Azincourt est fantaisiste
Le point d'orgue du film de Netfix, réalisé par David Michôd, est bien entendu la bataille d'Azincourt en elle-même. "Alors là, c'est le carnage total", dénonce le directeur du Centre Azincourt 1415. "Dans le film, la bataille se déroule dans un paysage montagneux (la scène a été tournée en Hongrie NDR). C'est quand même honteux parce qu'il existe beaucoup de sources sur la topographie d'Azincourt. Ils nous auraient écrit, on aurait été heureux de les aider."
Dans la réalité, la bataille s'est déroulée sur des champs en jachère et des labours, en plaine. "Les Anglais sont situés à Maisoncelle, sur une légère proéminence", précise Christophe Gilliot, alors que dans "Le Roi", ce sont les Français qui occupent les hauteurs et les archers anglais qui se trouvent en contre-bas, à découvert. "Les bois forment une sorte d'entonnoir et c'est ce qui a posé problème aux Français, mais on ne voit rien de tout ça ici. Il n'y aucune logique stratégique dans le film. Juste une grosse mêlée, comme une sorte de bagarre de hooligans. Contrairement au combat singulier montré au début du film (entre Henry et Percy NDR), les chevaliers ne se roulaient pas par terre comme des ados qui se battent dans une cour de récré".
David Michôd présente sommairement une cavalerie française qui fait face, frontalement, aux fantassins et archers anglais qui sèment la panique dès les premières flèches décochées. "Il y a une première volée de flèches, mais les Anglais restent en position défensive", rectifie Christophe Gilliot. "Il y a une première charge à pied des Français qui fonctionne, lors de laquelle le duc d'York est tué (il est absent du film, mais son rôle est partiellement repris par le personnage de Falstaff NDR)", poursuit-il. "Mais comme les types avaient fait 500 mètres au pas de charge, dans la boue, avec 18kg d'armure sur le dos, ils étaient rincés physiquement".
C'est à ce moment-là que la bataille tourne au désastre pour les Français. "Les Anglais avaient caché les archers Yeomen dans le bois de Tramecourt, les Français se prenaient des flèches de partout, de face et dans le dos. Les Anglais avaient aussi planté des pieux qui ont bloqué les charges de cavalerie sur les ailes et protégé les archers. Là, on ne saisit pas vraiment l'importance stratégique des archers, on ne voit même pas les pieux... et puis à la fin de la bataille, on voit les Anglais récupérer seulement les épées sur les cadavres, pas les armures, alors qu'elles avaient énormément de valeur et étaient soit réutilisées, soit revendues".
Au-delà de la bataille en elle-même, le directeur du Centre Azincourt 1415 se dit également déçu par les costumes et les armures des comédiens. "Tout est gris, tout est sombre, alors que le Moyen-Âge est une période très colorée", reproche-t-il. "Tout le monde est habillé en noir, même la noblesse. Le roi de France, Charles VI (jouée par Thibaut de Montalembert NDR), a l'air d'un clochard, alors que la noblesse porte des brocarts, des étoffes de soie et des tissus précieux, respectant des motifs géométriques, floraux ou animaliers. Ce sont des vêtements ajustés. Ils portent des grandes robes, des houppelandes, avec des grandes manches, parfois doublées en fourrure. Le film "Henry V" de Laurence Olivier, en 1944, est beaucoup plus réaliste à ce niveau-là".
"Il y a un luxe ostentatoire, car l'habit fait le moine à cette époque", insiste-t-il. "Un noble, on le reconnaît tout de suite. A la fin du film, Catherine de Valois (fille de Charles VI et épouse d'Henry V, jouée par Lily-Rose Depp NDR), ressemble plus à une jeune bourgeoise qu'à une reine. Les reines portaient des kilos d'or sur elles".
En matière de reconstitution médiévale, Christophe Gilliot avait été davantage convaincu par "Outlaw King : le roi hors-la-loi", une autre production Netflix consacrée au roi d'Ecosse Robert the Bruce, au XIVe siècle. "Du côté des costumes, ça collait déjà plus à la réalité. Là, ils ont visiblement recyclé plusieurs pièces d’armures qu’on retrouve sur plusieurs films. Des côtes de maille qui viennent d’"Outlaw King", de "Kingdom of Heaven" (deux films dont l'action se déroule respectivement un siècle et deux siècles avant Azincourt NDR) ou d'autres films censés se dérouler au XVIe siècle. Malgré la connaissance scientifique de plus en plus précise et malgré des moyens financiers sans doute énormes, ils se sont trompés en beauté."
"C'est du gâchis", conclut-il. "Ce genre de production devraient être au service d'une meilleure compréhension de l'histoire".
► L'histoire s'est mal terminée pour Henry V
Si "Le Roi" se termine à la manière d'un conte de fées, avec le beau roi épousant la belle princesse, après avoir triomphé à la guerre et tué tous les méchants (y compris dans son propre camp), la véritable histoire ne s'est pas aussi bien finie pour Henry V. Malgré ses conquêtes militaires et la signature en 1420 du traité de Troyes qui en faisait l'héritier de Charles VI sur le trône de France, le monarque anglais n'a pas eu le temps de porter les deux couronnes.
Tombé malade lors du siège de Meaux, il est mort de dysenterie au château de Vincennes, le 31 août 1422, moins de 7 ans après sa victoire à Azincourt. Son beau-père Charles VI décéda à son tour deux mois plus tard.
Henry V laissa comme héritier un bébé de 9 mois, né de son mariage avec Catherine de Valois, fille de Charles VI. Mais Henry VI, atteint des mêmes troubles mentaux que son grand-père maternel, se montra incapable de régner, laissant les rênes du pouvoir à ses oncles, les ducs de Bedford et de Gloucester. Après leur mort, le royaume se divisa en deux factions, les York et les Lancastre qui se livrèrent à une violente guerre civile, la fameuse "Guerre des deux Roses" qui inspira aussi Shakespeare. Henry VI fut destitué deux fois, en 1461 puis en 1471 et mourut emprisonné à la Tour de Londres.
Couronné roi de France en 1431 à Notre-Dame-de-Paris, Henry VI ne fut jamais considéré comme un monarque légitime, de nombreux seigneurs français ayant rejoint la bannière de Charles VII, fils de Charles VI, qui remporta la Guerre de Cent Ans après la bataille de Castillon en 1453, boutant les Anglais hors de France (à la fin du XVe siècle, ils ne possédaient plus que Calais).
"Cette incroyable et improbable victoire (d'Azincourt) portait en elle les germes de la défaite finale dans la Guerre de Cent Ans", analysait l'historien britannique Gwilym Dodd, dans la revue History Today, à l'occasion des 600 ans de la bataille, en 2015. "Azincourt fut une victoire vaine parce qu'elle a engendré des attentes irréalistes et parce qu'elle a aveuglé Henry et ses conseillers sur l'impossibilité stratégique de soumettre leur voisin d'outre-Manche".
Son triomphe absolu à Azincourt reste pourtant un mythe solidement ancré dans l'imaginaire collectif anglo-saxon, comme le prouve ce nouveau film diffusé sur Netflix.