Alors que le gouvernement vise la totalité des services publics dématérialisés en 2022, l'illectronisme - pour illettrisme numérique - est un défi majeur à relever en France et particulièrement dans les Hauts-de-France, région la plus touchée en métropole par l'illettrisme avec 11% d'illettrés.
Dans le quartier populaire de Wazemmes à Lille, Duval, un camerounais de 39 ans, arrivé en France en septembre, s'est décidé à franchir les portes d'"Emmaüs Connect". Créée en 2013, cette association souhaite contribuer à une société où le numérique "est également une chance pour les démunis".
Face à l'ordinateur, Duval est hésitant. "Comment je fais pour envoyer un fichier?" de la boîte mail, demande-t-il à Ipek, une bénévole. Patiemment, cette femme d'origine turque lui explique la manière de glisser la pièce jointe.
"De nos jours il est difficile de travailler sans se servir d'un ordinateur: il y a comme ça une publicité que j'ai écoutée tout récemment qui disait "l'illettré de demain n'est plus celui qui ne sait pas lire ni écrire, mais plutôt celui qui ne sait pas se servir d'un outil informatique"", opine Duval, béret sur la tête.
A la table d'à côté, un autre participant apprend à taper sur un clavier et doit appuyer sur les lettres qui défilent devant un écran. "Utilise bien les deux mains, index majeur, index majeur!" lui lance un formateur. L'association offre un "livret de suivi", qui permet de noter l'amélioration des compétences, comme savoir envoyer des SMS, utiliser un navigateur sur internet ou répondre à une annonce sur Pôle Emploi.
"On voit beaucoup de gens qui cherchent du travail et comme tout passe par internet maintenant, ils ont vraiment besoin d'aide. Certains sont complètement perdus", glisse Ipek.
"lourdes conséquences"
Le problème de l'illectronisme - pour résumer, le fait de ne pas maitriser les outils numériques- touche 15% de la population française selon les autorités, chiffre supérieur à l'illettrisme "classique" (7 %) . "Des personnes peuvent savoir lire, écrire, mais bloquent devant un ordinateur. Aujourd'hui, l'informatique est incontournable, notamment pour les démarches administratives: une case mal cochée ou l'absence d'adresse mail peuvent avoir de lourdes conséquences", prévient Hervé Fernandez, directeur de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI).
Et contrairement aux idées reçues, cette problématique touche une frange de la population assez large. "Il peut y avoir des jeunes en situation de précarité qui certes ont un smartphone et maitrisent Facebook, mais n'arrivent pas du tout à faire une démarche en ligne", note Maud Allanic à la Direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DRJSCS).
Le développement des Espaces numériques de travail (ENT), un outil permettant aux parents de suivre la scolarité de leurs enfants via internet, creuse aussi une certaine fracture familiale. A Amiens, les services sociaux chiffrent à 18 000 le nombre d'habitants en situation d'illettrisme et un "plan numérique" a été lancé en mars 2017.
Au menu : cartographie des services numériques, borne d'accès aux services publics dans chaque quartier, coffre-fort numérique (dossier personnel administratif dans un "cloud"), formation des travailleurs sociaux au numérique ou encore de 800 séniors en un an. Mais prévient, Catherine Girard, directrice du CCAS d'Amiens, les administrations doivent aussi faire leur aggiornamento pour réussir la dématérialisation, "notamment en réécrivant les dispositifs sociaux en les rendant simples à lire, sans jargon et sans faire 25 clics", dit-elle.
Car, pour les services sociaux, "l'inclusion numérique" peut avoir son bon côté de la médaille : lorsqu'il a fallu avertir les séniors de la capitale picarde d'une alerte canicule, cinq minutes ont été nécessaires pour envoyer plus de 1.000 sms. "Auparavant, il fallait 20 personnes pendant trois jours pour appeler tout le monde", note Mme Girard.