Jeu vidéo, le défi de l'accessibilité : "Énormément d'éditeurs n'ont pas pensé à l'existence du handicap"

Cofondateur de l'entreprise Be Player One, dédiée à accompagner l'industrie du jeu vidéo vers plus d'accessibilité, Olivier Nourry met en avant les frustrations des joueurs en situation de handicap, la reproduction sociale à l'œuvre dans les studios, et les solutions pour la dépasser.

Si vous étiez entrepreneur, et qu'on vous disait que vous vous êtes privé tout seul d'un milliard de consommateurs potentiels, changeriez-vous ? C'est en essence la question que pose Olivier Nourry à la salle remplie de professionnels du jeu vidéo qui lui fait face. Ce 27 septembre, il s'est rendu au Game Camp de Lille pour présenter une étude sur les joueurs en situation de handicap réalisée par son entreprise, Be Player One

"Il y un mantra dans le monde du handicap : rien pour nous sans nous" résume Olivier Nourry. Ce sont en effet quatre professionnels, tous en situation de handicap, qui ont monté l'entreprise sur l'impulsion de Maxime Viry, consultant informatique, passionné de gaming et atteint de myopathie. Franck Leroy est développeur et spécialiste 3D, Sandrine Viry est ergothérapeute experte en technologie, Olivier Nourry est spécialiste de l'accessibilité numérique. Ensemble, ils se sont lancés dans deux démarches d'ampleur : conceptualiser et commercialiser du matériel innovant pour les gamers handicapés, et accompagner les créateurs de jeu vers plus d'accessibilité.

18% : ces gamers qui ont renoncé au jeu vidéo

Mais pour cela, il faut d'abord les sensibiliser à la question, et c'est la mission que tente Olivier Nourry devant son parterre de jeunes développeurs. Il va d'abord les accrocher avec un chiffre clé de l'étude intitulée "Attentes, frustration et difficulté des joueurs à besoins spécifiques". 380 joueurs ont répondu à cette étude. 18% affirment que, suite à des déceptions répétées sur le plan de l'accessibilité, ils n'achètent simplement plus de jeux vidéo. Extrapolé au milliard de personnes en situation de handicap dans le monde, 18% qui claquent la porte de toute une industrie, c'est un manque à gagner majeur.

Cet angle d'attaque très business a-t-il été choisi par pragmatisme ? "Personne n'est obligé de jouer à un jeu. Il n'y a pas d'obligation formelle, comme sur le web avec, par exemple, les sites de l'administration. Le seul facteur, c'est l'envie, ce qui veut dire consacrer du temps et de l'argent. Si l'expérience n'est pas agréable, voire même n'est pas possible, il y a un blocage clair. Donc il faut se mettre à satisfaire les besoins de cette cible-là, parce que c'est un marché. Et effectivement, je trouve que cet argument est porteur, et quand on le porte devant les studios, ils l'entendent. Eux aussi, ils veulent qu'un maximum de joueurs jouent à leur jeu finalement" répond Olivier Nourry.

Le baromètre 2021 présenté par Be Player One prend en compte tous types de handicap : troubles du langage, handicap auditif, handicap cognitif ou intellectuel, handicap moteur, handicap visuel. La plupart des répondants ont entre 19 et 45, avec une forte prévalence des 26-35 ans, mais des plus jeunes passionnés de jeu vidéo font aussi partie des panels. Les quelques témoignages qui parsèment l'étude sont révélateurs des lacunes des valides à évaluer les besoins des gamers en situation de handicap. "Certaines consoles portables sont trop lourdes et difficiles à tenir". "J’ai mal aux mains à cause des boutons, notamment ceux qui m’obligent à écarter les doigts ou les gâchettes situées au-dessus de la manette". "Je veux faire ce que font les autres enfants de 12 ans, jouer aux jeux vidéo. Aujourd’hui, à part A Blind Legend, il n’y a rien pour moi, et cela me rend vraiment triste." 77% des répondants confient que les freins qu'ils rencontrent sont frustrants, même "extrêmement frustrants" pour près de 20% d'entre eux. 

"La majorité des développeurs sont encore ces hommes blancs et valides"

Peu de personnages en situation de handicap, peu de matériel adapté, peu de travailleurs handicapés dans les studios... En face de ces joueurs passionnés, on trouve un secteur du jeu vidéo encore très peu conscient de ces barrières, et qui pèche par excès d'entresoi. "C'est une question sociétale profonde : le jeu vidéo a longtemps été considéré comme un loisir de garçon, jeune, valide et blanc, et ça a perduré. La majorité des développeurs sont encore ces hommes blancs et valides. Ils occupent des postes-clé, ils se représentent eux-mêmes dans les jeux et ça s'entretient. Il faut faire un effort conscient de représentation mais aussi de recrutement, pour forcer la diversité, je dirais. La représentation dans l'entreprise a un impact sur le produit, on le constate. On est très peu ouverts aux autres corps, aux autres façons de vivre, et le jeu vidéo s'en retrouve appauvri, limité à un certain scope" développpe l'entrepreneur. 

"Énormément d'éditeurs n'ont pas pensé à l'existence du handicap en termes de consommateurs, en tant que joueurs. C'est vrai pour tout. On n'imagine pas que les personnes handicapées ont une vie sexuelle, un engagement politique..." poursuit Olivier Nourry. Le jeu vidéo, en réalité, n'ose pas encore explorer toute sa responsabilité sociétale, et sa charge politique."Le jeu vidéo, par son importance aujourd'hui dans la culture populaire, ne peut plus être à côté de ces sujets de société. Quand on dit "on ne va pas faire de politique dans un jeu", c'est une aberration, c'est comme dire qu'on ne ferait pas de politique dans un film ou un livre. Tout est politique, toute parole, toute expression représente des opinions, des idées, des façons de voir le monde. Le jeu vidéo est loin d'y échapper. C'est un produit avec une grande dimension artistique, qui peut porter des messages, mais les éditeurs sont encore frileux. Ils ont peur de choquer leur clientèle, mais je crois bien que leur clientèle est prête."

Prix, brevets libérés, nouvelles fonctions : un secteur qui s'éveille

Pourtant, le secteur s'éveille peu à peu aux problématiques de représentativité et d'accessibilité, avec des effets parfois inespérés. Ubisoft a par exemple fait de la télémétrie sur ses fonctions accessibilité, et notamment sur les sous-titres dans sa série de jeux Assassin's Creed. En 2018, il est devenu possible de les activer, une option choisie par 60% des joueurs. En 2019, la firme prend donc le parti de les activer par défaut. David Tisserand, accessibility project manager chez Ubisoft Montréal, révèle alors sur Twitter que 95% des joueurs choisissent de ne pas les désactiver. Un chiffre bien au-delà de la cible des personnes sourdes et malentendantes. 

Pour Olivier Nourry, l'effet d'entraînement suscité par les efforts des pontes du secteur n'est plus à prouver. "En 2021, Electronic Arts a accepté de libérer ses brevets propres à l'accessibilité, de les rendre gratuits pour utilisation" cite le professionnel. Le studio Naughty Dog, reparti avec le prix du jeu de l'année 2020 lors des Game Awards pour son carton The Last Of Us Part II, a également remporté le prix du jeu le plus accessible, en proposant près de 60 fonctions d'accessibilité. Il est par exemple possible d'adapter la difficulté du jeu, une aide bienvenue pour les joueurs avec un handicap cognitif ou intellectuel qui, comme le montre l'étude, aiment tout autant les jeux de stratégie que l'ensemble des joueurs. "On voit aussi que les plateformes XBox et Sony ont ajouté sur leur store le tag qui permet de rechercher le jeu selon ses caractéristiques d'accessibilité, et ce sont des acteurs majeurs du monde des consoles." Le double effet de valorisation des jeux qui ont fait le travail et de pression sur ceux qui s'y refusent ravit l'expert.

Bien sûr, tous les jeux ne pourront pas être accessibles à tous, sauf à bannir des concepts entiers. Olivier Nourry se réfère par exemple au jeu Death Loop, dont le principe est basé sur un système de boucle temporelle, qu'il faut débloquer en accomplissant des objectifs dans un temps imparti. Un obstacle structurel et infranchissable pour une partie des joueurs. "Est-ce que tous les jeux peuvent être accessibles ? Je pense que ce sera difficile, mais c'est quelque chose qu'on sait déjà. Une personne paraplégique pourrait piloter un avion, pour une personne aveugle ce serait un poil plus compliqué. Et c'est parce que la perception visuelle n'est pas remplaçable quand on a 25 signaux visuels simultanés. Dans notre jargon, c'est ce qu'on appelle des expériences sensorielles spécifiques. Donc, oui, il y a des jeux qui, par leur principe même de fonctionnement, ne pourront pas être rendus accessible. L'idée c'est : si on peut le faire, faisons-le. On ne leur demande pas de laisser une personne aveugle piloter, mais plutôt de les laisser monter dans l'avion."

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