Migrants : pourquoi les traversées clandestines de La Manche se multiplient ?

Depuis un mois, une soixantaine de migrants ont tenté la traversée de La Manche depuis le littoral du Nord et du Pas-de-Calais pour tenter, au péril de leur vie, de rejoindre l'Angleterre. Un phénomène d'une ampleur inédite. Décryptage.

Marc Bonnafous, directeur du CROSS Gris-Nez

Le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) du cap Gris-Nez, à Audinghen (Pas-de-Calais) coordonne et supervise les opérations de secours sur La Manche.

"On a une explosion des opérations de recherche et de sauvetage au profit des migrants dans le Pas-de-Calais, depuis une dizaine de jours. Ce sont des opérations qui sont quasi-quotidiennes, dès lors que les conditions météo le permettent. Nos équipes sont complètement mobilisées depuis quinze jours sur cette problématique. Les années précédentes, on avait trois quatre opérations dans l'année en saison estivale plutôt. Là, ce mois-ci, on a eu une explosion de ce phénomène et c'est tout-à-fait inédit.

La préfecture maritime a estimé qu'il y avait de l'ordre de 200 migrants qui avaient tenté la traversée depuis le début de l'année, et là, plus d'une soixantaine depuis un mois. Les migrants qui tentent la traversée aujourd'hui ne le font plus de manière individuelle, comme par le passé, sur des moyens de fortune, ce sont des réseaux de trafic d'êtres humains qui sont à l'oeuvre et qui mettent à disposition de ces migrants des petites embarcations pneumatiques le plus souvent, sur lesquelles ils embarquent en surnombre. A dix, quinze ou vingt personnes. 

Ces personnes se mettent en danger parce que ces embarcations ne sont pas faites pour ce type de traversée. Il y a un trafic maritime ici, qui est le premier trafic mondial de navires de commerce. On a plus de 400 navires par jour qui transitent et le risque d'une collision et d'homme à la mer dans une eau qui est à 13° - avec une survie maximale d'une heure - est très grand. Pour l'instant, on n'a pas eu à déplorer ce type d'accident, mais les personnes qu'on récupérées étaient, pour la plupart, en hypothermie. Aujourd'hui, on n'a pas encore eu de morts et on souhaite tout faire pour éviter qu'il y ait des morts dans le pas de Calais. De manière quotidienne, le détroit est patrouillé par des avions, des hélicoptères, des patrouilleurs de la Marine et de la Gendarmerie Maritime. On peut aussi faire appel aux moyens de la Société Nationale de Sauvetage en Mer (SNSM), ainsi qu'aux moyens britanniques puisque les Britanniques déploient aussi des moyens dans leurs eaux et nous collaborons de façons très étroites avec nos homologues garde-côtes de Douvres.

Il y a un travail de renseignement qui est d'abord effectué par la Police de l'Air et des Frontières (PAF) ou la Border Force britannique. Lorsqu'il y a une traversée, cette information nous parvient et on est en vigilance accrue bien entendu. Mais il y a aussi des situations où on détecte nous-mêmes des routes anormales de navires. Ca a été le cas il y a quelques jours avec un navire de pêche. L'opérateur a détecté qu'un navire de pêche avait été volé dans le port de Boulogne-sur-mer. Ca peut aussi être des plaisanciers, qui ont un comportement anormal. On est au maximum de la vigilance actuellement."
 

 

Abdul-Sadiq, exilé pakistanais en attente à Calais 

Nous avons rencontré Abdul-Sadiq, 29 ans, lors d'une distribution de repas près de l'hôpital de Calais. Ce Pakistanais, d'origine pachtoune, a quitté il y a quatre ans son pays. Depuis, il mène une vie d'errance, en Europe. Il a donné ses empreintes et a été "dubliné" en Autriche, ce qui l'oblige à déposer sa demande d'asile dans ce pays. Mais son rêve, c'est la Grande-Bretagne. Il a déjà réussi à passer une fois, à bord d'un camion, avant d'être renvoyé vers le continent. Il se dit prêt à prendre tous les risques pour franchir de nouveau La Manche, y compris en bateau.

"Si vous donnez un bateau, je tente ma chance immédiatement avec mes amis. Je suis fatigué, ça doit faire cinq mois que je suis ici à Calais. C'est vraiment une vie à la con. On est dans le froid, sous la pluie, on dort dans des tentes. Le matin, la police arrive, nous emmène en centre rétention, on y va comme si on n'avait pas de papiers. On reste 24 heures en rétention, la police embarque nos tentes, nos sacs de couchage. Puis une fois les vérifications faîtes, on nous sort de rétention, on revient ici mais on n'a plus rien rien pour dormir la nuit. Ca me fatigue et ça me rend fou. 
 
tentatives de traversée de la Manche de migrants : “Le phénomène explose”

Traverser la Manche en volant un bateau. De nombreux migrants tentent de rejoindre l'Angleterre par ce nouveau moyen. "Le phénomène explose". Les autorités sont inquiètes.

Publiée par France 3 Nord Pas-de-Calais sur Jeudi 29 novembre 2018

Tous les gens qui vivent ici veulent aller en Grande-Bretagne, parce qu'on a déjà reçu des réponses négatives à nos demandes. Moi j'ai eu trois fois une réponse négative : une fois en Angleterre, une fois en Italie, une fois en Belgique. J'ai déjà passé deux mois en centre de rétention en Belgique, un mois en rétention en Angleterre et je suis revenu ici.

Je tiens à avoir la vie sauve, mais si quelqu'un me dit de monter dans un bateau, j'essaierai. Je sais que ce n'est pas bien. Je tiens à la vie. Mais qu'est-ce que je peux faire de plus aujourd'hui ? Ce sera dangereux pour une heure ou deux. Il faut essayer, tenter sa chance. On a déjà franchi des frontières, on sait franchir des frontières. Pour quitter le Pakistan, j'ai franchi la frontière iranienne sous les balles, j'ai déjà pris le bateau pour traverser la mer en Grèce, un peu comme ici. Je me suis retrouvé en Bulgarie, là-bas les policiers se comportent comme des connards, ils lâchent les chiens sur vous. J'ai donné mes empreintes en Autriche. Depuis, je vais, je viens, je reviens... avec mes amis, on veut aller en Grande-Bretagne. Certains ont eu de la chance et ont réussi à vivre là-bas, à redémarrer une belle vie. On essaiera puis on recommencera encore et encore."
        

François Guénoc, bénévole à l'Auberge des Migrants

L'Auberge des Migrants vient en aide aux migrants en attente à Calais.

"Les autorités invoquent l'explication selon laquelle les exilés seraient pressés de traverser avant que le Brexit rende les choses plus difficiles. En réalité, en parlant avec les exilés, ils ont plutôt l'espoir inverse. Le Brexit va amener des contrôles douaniers et donc, probablement, un ralentissement du passage des camions et peut-être des files d'attente sur l'autoroute et le port, ce qui serait plutôt favorable pour les exilés qui, ici à Calais, n'ont pas l'argent pour payer les passeurs et qui, en fait, montent sur les camions par leurs propres moyens.
 

On ne voit pas comment le Brexit pourrait amener un renforcement des contrôles aux frontières, ces contrôles sont déjà au maximum, avec tous ces outils technologiques utilisés pour repérer les gens dans les camions, avec ces barbelés, ces murs, ces grillages. On voit difficilement ce que pourraient faire de plus les autorités pour empêcher les gens de passer la frontière. Il faut quand même dire au passage que ces mesures de blocage du port ne sont pas complètement efficaces, toutes les semaines, il y a encore des gens qui passent ici, à partir de Calais. 
 
Là, probablement, il y a eu une ou deux traversées qui ont réussi et derrière, forcément, ça donne des idées. On pense aussi que, peut-être, parce que ce n'est pas facile de sortir d'un port avec un bateau sans attirer l'attention de la capitainerie, sans attirer l'attention du radar du (CROSS) Gris-Nez, des garde-côtes, il faut savoir sortir du port, il faut savoir prendre des trajectoires qui n'interrogent pas les autorités pour pouvoir arriver sur la côte anglaise. Donc ça, probablement, c'est fait par des gens qui connaissent bien la mer ici et La Manche. C'est possible (qu'il y ait des complicités locales). D'autant plus que, d'après un journaliste anglais, il paraît que les Iraniens - parce que ce sont beaucoup d'Iraniens qui traversent comme ça - paieraient jusqu'à 15 000 euros par personne. Ca paraît beaucoup par rapport aux tarifs habituels, ce qui veut dire que peut-être, il y a des rémunérations d'intermédiaires ou de complices pour ces traversées."
 
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