EPISODE 19 - C'était il y a 80 ans, au début de la Seconde Guerre Mondiale. L'aviation allemande du maréchal Göring lâchait 45 000 bombes sur Dunkerque, où les Alliés commençaient à rembarquer vers l'Angleterre, tandis que les SS commettaient de nouveaux massacres à Saint-Venant et Lestrem.
Ce lundi 27 mai 1940, le jeune Jacques Duquesne ne l’oubliera jamais. Dunkerque est rasée.
Après Guernica en Espagne en 1937 et Rotterdam quelques jours avant, la cité de Jean Bart est la troisième ville européenne, remplie de civils, à être soumise au nouveau type de bombardement mis au point par les Nazis pendant la guerre d’Espagne pour aider Franco : bombes explosives mélangées aux bombes incendiaires.
Il ne s’agit pas de détruire des unités militaires ou des installations stratégiques, non, il faut tout écraser : maisons, habitants, bâtiments, usines… Refugié à 10 ans avec sa famille à quelques kilomètres de Dunkerque dans le village de Téteghem, Jacques Duquesne voit passer les vagues de bombardiers allemands venant de l’est.
Son père rentre tard ce soir-là. Il mettra des années à raconter l’horreur de cette journée. Il a vu "mourir tout le cœur de sa ville", en se frayant un chemin à travers les rues encombrées de briques, de pierres et de voitures en flammes.
Les ambulances militaires anglaises créèrent un embouteillage monstrueux, la plupart des blessés qu’elles transportaient moururent brûlés ou asphyxiés. Jacques Mordal, médecin major de la Marine à Dunkerque, voit 500 blessés défiler dans l’hôpital militaire de la caserne Ronarc’h : "A peine pansés et évacués, ils étaient remplacés par d’autres qu’il fallait soigner à leur tour…Pour d’autres, affreusement mutilés, nous ne pouvions faire plus qu’une piqûre de morphine".
Le médecin-major rend également hommage dans ses mémoires, au courage des brancardiers et ambulanciers qui ramassent les blessés sous les bombes. Parmi ces brancardiers, un certain Louis Aragon.
Le poète est alors militaire français replié à Dunkerque, en revenant de Belgique. Ces bombardements de mai 1940 lui inspireront La Nuit de Dunkerque.
O saints Sébastiens que la vie a criblés. Que vous me ressemblez que vous me ressemblez
Sûr que seuls m’entendront ce qui la faiblesse eurent
De toujours à leur cœur préférer sa blessure
Moi du moins je crierai cet amour que je dis
Dans la nuit on voit mieux les fleurs de l’incendie
Je crierai je crierai dans la ville qui brûle
A faire chavirer des toits les somnambules.
Louis Aragon, La Nuit de Dunkerque.
Au large de Dunkerque, sur le contre-torpilleur Léopard, Pierre Paillon décrit les bombardements. "Fait-il jour ? Fait-il nuit ?... Un nuage noir nous empêche de voir le ciel. La ville de Dunkerque est en feu : maisons, bateaux, marchandises entreposées sur les quais, tout brûle".
Les véhicules britanniques abandonnés dans les rues du centre-ville s’embrasent. Leur carburant et les munitions qu’ils contiennent alimenteront de nombreux incendies que les pompiers de Dunkerque tentent de maîtriser en pompant de l’eau dans le port car les canalisations sont détruites.
D’après l’historien dunkerquois Patrick Odonne, de 8h à 20h, des vagues de 30 à 40 bombardiers allemands se succèdent toutes les 20 minutes. 15 000 bombes incendiaires et 30 000 bombes explosives vont être déversées sur la ville, faisant plus d’un millier de morts, surtout civils.
L’Hôtel de ville de Rosendaël est détruit par 3 bombes. Heureusement le sous-sol tiendra le choc, des centaines de civils s’y étaient réfugiés. "Le jour de l'extinction de cet hôtel de ville, à la suite de 12 raids aériens, je pleurais devant l'impuissance des moyens", se souviendra Maurice Sansen, alors sous-lieutenant des sapeurs-pompiers.
Une Dunkerquoise, survivante de cet enfer, racontera elle aussi quelques décennies plus tard à la télévision : "Nous avions très peur. A chaque fois qu’il y avait une accalmie, nous poussions un gros soupir, nous nous disions ça y est, on y a échappé cette fois-ci encore. Chaque fois c’était répété, chaque fois il y avait l’angoisse de se sentir touché. Nous vivions dans les caves, sans eau, sans électricité, sans gaz".
"Toutes les canalisations étaient coupées, il n’y avait plus que des ruines, nous n’avions plus aucun moyen pour nous chauffer. Nous avions installé un petit poêle de secours dans la cave sur lequel nous faisions chauffer le ravitaillement avec le peu d’eau dont on disposait. Il n’y avait plus d’épicerie, il n’y avait plus de magasin ouvert, nous avions une boulangerie qui fonctionnait mais le pain était rare".
Les plans de Göring contrariés
C’est le maréchal Göring, chef de l'armée de l’air allemande, qui a ordonné ce raid. Le 23 mai, un message de la garnison britannique de Calais a été capté par les Allemands qui découvrent le projet de l’Opération Dynamo. Alerté, Göring promit alors à Hitler de "détruire les Anglais" à Dunkerque . "Voilà une mission splendide pour la Luftwaffe" lui a-t-il dit. Inutile de gâcher des blindés si les avions peuvent le faire.
Mais Göring s’est un peu avancé. Ses officiers lui feront la remarque, comme le général Kesserling : "Il n’est pas possible de remplir cette mission" après des sorties incessantes depuis 3 semaines. Le 27 mai, la Luftwaffe a déjà perdu 1005 avions dont 810 définitivement. Malgré ces mises en garde, Göring s’entêtera.
Malheureusement pour lui, le temps va changer. La météo devient mauvaise pour les avions avec des précipitations et des orages. La fumée des incendies de la raffinerie et des industries gêne la visibilité.
Surtout, les aérodromes utilisables par les Allemands sont éloignés de Dunkerque alors que les Britanniques n’ont que La Manche à traverser pour être au-dessus de la ville en partant du Kent, comté du sud-est de l'Angleterre.
Les pilotes allemands vont découvrir la redoutable efficacité des Spitfire. Ces avions, préservés jusque-là par les Britanniques, volent 35 km/h plus vite que leur concurrent allemand le Messerschmitt 109.
Ils sont armés de 8 mitrailleuses alors que le chasseur allemand le plus puissant n’en a que 4. En voulant "tuer" Dunkerque avec ses avions, Göring enverra aussi ses pilotes au massacre.
D’ailleurs, ce bombardement massif n’empêchera pas le début de l’Opération Dynamo. Tout ce qui peut flotter vient se charger de soldats sur la côte, de La Panne (Belgique) à Dunkerque.
Ce jour-là, 18 000 soldats réussirent à embarquer vers l’Angleterre.
Dans la nuit, les Britanniques qui défendent le périmètre reçoivent l’ordre d’embarquer, ils commencent à quitter leurs positions en faisant sauter leurs pièces d’artillerie.
Les Alliés tentent de contenir les Allemands sur l'Aa et sur la Lys
Ailleurs sur le front, les Panzers sont à nouveau libres d’attaquer pour en finir avec les lignes de défenses alliées sur l’Aa et la Lys.
Entre Gravelines et Watten, 8000 Français,1000 britanniques et une dizaine de chars font face à la 1ère Panzerdivision, au régiment Großdeutschland et la division SS Adolf Hitler soit 50 000 soldats et 130 chars.
Les Français avec quelques chars bloquent l’avancée allemande entre Watten et Bourbourg avant de se replier vers Gravelines.
Les Allemands sont arrivés aux abords de la ville fortifiée depuis le 24 mai, précédés par des milliers de réfugiés belges, néerlandais et français. Cette masse de civils s’est retrouvée bloquée au niveau du hameau du Cochon Noir à l’ouest de la ville.
La garnison française a refusé de baisser le pont pour les recueillir de peur d’ouvrir la voie aux Allemands également.
Ces civils seront pris entre deux feux pendant les affrontements. Certains réussiront à se réfugier à Grand-Fort Philippe mais 200 perdront la vie, coincés au milieu des combats.
Dans la matinée de ce 27 mai, les Allemands parviennent à contourner les remparts de Gravelines par le sud. Les Français doivent se replier sur les rives du canal de Mardyck pour les arrêter.
Les SS commettent de nouveaux massacres
A Saint-Venant, l’Hôpital psychiatrique et ses 2300 malades et soignants sont au cœur des combats depuis tois jours.
50 de ces civils sont tués dont des médecins et des religieuses. La ville est prise par les Allemands, seuls 80 des 700 Britanniques qui l’ont défendue parviendront à Dunkerque.
Les SS de la division Germania tirent sur des civils et achèvent des soldats britanniques blessés trop gravement pour marcher.
A quelques kilomètres de là, au Paradis, un hameau de Lestrem, un bataillon de soldats anglais du Royal Norfolk n’a pas su décrocher assez vite.
Isolés, les 99 Britanniques sont encerclés. Ils se retranchent dans une ferme qu’ils défendent jusqu’à épuisement des munitions.
Malheureusement pour eux, leurs adversaires sont des SS de la division Totenkopf commandés par l’Hauptsturmführer Fritz Knöchlein. Obéissant à ses ordres, les SS font sortir les Anglais de la ferme et les alignent le long du mur. Une mitrailleuse est mise en batterie et les prisonniers abattus froidement. Knöchlein donne l’ordre d’achever les blessés à la baïonnette.
Deux Anglais sont laissés pour morts. Ils seront secourus par les fermiers et finiront par être arrêtés par d’autres soldats allemands quelques jours plus tard mais auront la vie sauve.
Après la guerre, Albert Pooley l’un des deux survivants, traquera Fritz Knöchlein et finira par le retrouver dans un camp de prisonniers en Angleterre. Grâce à son témoignage, l’officier SS sera condamné à mort et pendu en janvier 1949.
Lille en passe d'être encerclée
A Cuinchy près de La Bassée, Rommel fait construire un second pont sur les écluses pour faire passer ses chars plus rapidement.
A midi, il lance sa Panzerdivision vers Lille pour couper la route des troupes alliées vers Dunkerque.
Lille est en passe d’être encerclée. Au Quartier Général français, à Steenwerck, Marc Bloch reçoit l’ordre de détruire les dépôts de carburant lillois pour qu’ils ne tombent pas aux mains de l’ennemi .
"Mon motocycliste partit dans la nuit. Il n’arriva jamais. Quel qu’ait été son destin, je n’ai pas le droit d’avoir des remords. Mon devoir était d’assurer l’envoi du pli... Comment, cependant me défendrais-je d’un pincement de cœur, à la pensée que, sur un mot de moi, un brave garçon est peut-être allé à la mort ? Je pus faire réexpédier l’ordre et le grand feu s’alluma à temps".
L'offensive britannique sur Abbeville échoue
A Abbeville, les Britanniques tentent une attaque de blindés pour alléger la pression allemande sur leurs troupes qui se replient vers Dunkerque. Les Allemands sont installés sur les deux rives de la Somme à cet endroit. Ils ont aménagé une solide tête de pont, capitale pour la suite des combats lorsqu’ils se retourneront vers le sud de la France pour terminer l’invasion.
Le général Ewans lance 180 chars anglais dans la bataille, épaulés par une vingtaine de chars légers français. En face, les Allemands ont dressé un mur de canons anti-char. C’est un massacre. En quelques heures 120 chars britanniques sont détruits.
Les blindés anglais utilisés pour cette attaque sont des chars légers, peu blindés. Un officier de liaison français, le lieutenant Julotte, assiste au combat : "Les obus pénétraient d’un côté, et sortaient de l’autre. Les chars flambaient et l’équipage était tué. Les qualités morales des Anglais au cours de la bataille ont été hors pair. Presque tous affrontaient le feu pour la première fois. Il y eut beaucoup de morts, mais cet échec n’a pas abattu le moral des survivants".
Mal conçue et sans appui aérien, cette offensive n’avait aucune chance de réussir. Au soir, le général de Gaulle et ses chars lourds se préparent à remplacer les Britanniques et attaquer dès le lendemain au même endroit.
Les Belges à bout de souffle
Près de Gand, en Belgique, dans les environs du village de Vinkt, des soldats allemands pillent les maisons, soi-disant à la recherche de francs-tireurs. La veille, ils ont perdu plusieurs centaines d’hommes lors d’une contre-attaque de chasseurs ardennais belges qui n’ont pas hésité à s’infiltrer dans les lignes ennemies pour les prendre à revers.
En représailles, 86 civils belges sont exécutés en 2 jours. Les Alliés, adossés à la Mer du Nord, se battent pour leur survie. Les combats sont très meurtriers de part et d’autre, une situation inédite pour les soldats allemands, surtout les plus fanatisés. Les massacres de prisonniers et de civils ne font que commencer.
Au soir de ce 27 mai, le message diffusé par le Quartier Général de l’armée belge est peu rassurant : "L’armée belge est très découragée (…), le moment approche rapidement où elle sera hors d’état de combattre. Le Roi va se trouver contraint à capituler pour éviter la débâcle".
► La suite de notre série demain avec la journée du 28 mai 1940. Vous pouvez relire les épisodes précédents dans le récapitulatif ci-dessous :