Centenaire de l'immigration polonaise dans le bassin minier, un héritage face au défi de la transmission

L'histoire du dimanche - Après la Première Guerre mondiale, des milliers de Polonais ont débarqué dans les houillères du Nord-Pas-de-Calais pour aider à la reconstruction de la France. Face au rude accueil des locaux, les "polaks" se renferment dans leurs églises, sokols et chorales. Aujourd'hui, la diaspora s'est ouverte, jusqu'à en perdre son identité ?

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C’est une métaphore qui en dit long. Celle du morceau de sucre plongé dans un verre d’eau. Avec le temps, celui-ci va fondre puis finir par disparaître. Mais l’eau, elle, gardera toujours son goût sucré. Cette figure de style est celle d'Henri Dudzinski dans sa pièce de théâtre intitulée Stanis le Polak. Elle est l’illustration du destin de la diaspora polonaise dans le bassin minier du Nord Pas-de-Calais.

Un destin centenaire, aux multiples remous, que l’ancien consul de Pologne en France raconte à travers l’histoire de ses grands-parents, arrivés dans les mines de Liévin en 1923. Besogne harassante, vie dans les corons, échecs et réussites de l’intégration... "Cette histoire n’a rien d’extraordinaire", précise l’homme de 68 ans. En effet, elle est celle de milliers d’immigrés polonais et de leur descendance.

La première vague des années 1923

Années 1920. La France doit se reconstruire après la tragédie de la Première Guerre mondiale. Pour cela, l’industrie houillère doit tourner à plein régime. Sauf que le bassin minier n’a pas échappé aux combats et la zone est décimée. "Village détruits, puits de mines inondés, champs dévastés et population réduite", le climat est à la désolation comme le décrit Janine Ponty, historienne, dans l’ouvrage Tous gueules noires. La production de charbon est au plus mal. "Il faut agir et vite".

Trouver de la main d’œuvre est la nouvelle obsession des compagnies et des autorités françaises. Les regards se tournent alors vers Varsovie. Le 3 septembre 1919, une convention est signée entre la France et la Pologne pour organiser ce recrutement pendant l’entre-deux-guerres.

Arrivées en train ou en bateau

Des émissaires français partent chercher les hommes les plus robustes directement sur place. Après un rapide examen médical, ils font signer des contrats de travail avant de les embarquer en France.

Les nouvelles recrues prennent le train, de Mysłowice ou Gdynia, direction Toul (en Lorraine) ou Dunkerque (dans le Nord). Des wagons bondés arrivent en gare. D’autres débarquent en bateau sur le port de Calais.

Très vite, les fosses vont prendre l’accent polonais. En moins de dix ans, de 1921 à 1930, le nombre de mineurs polonais (de fond et de jour) passe de 7 662 à 61 519. Sur dix travailleurs étrangers, huit seront des Polonais en 1930. À cela s’ajouteront les familles qui rejoindront leurs hommes. En 1931, on compte ainsi plus d’un demi-million de Polonais, la deuxième nationalité étrangère en France, après les Italiens. Une présence qui n’est pas du goût de tout le monde.

Un accueil "pas tout rose"

"L’immigration polonaise, ça n’a pas été tout rose", lâche Henri Dudzinski, qui veut battre en brèche certaines idées reçues. "Il faut se remettre dans le contexte, les mineurs français voyaient débarquer des milliers de Polonais qui parlaient allemand (car beaucoup venaient de Westphalie NDLR). Ils se disaient : 'ça y est, les Boches reviennent'". "Boches", mais aussi "polak", "cureton", "cul-bénit"... Les sobriquets pleuvent dans les corons.

En période de crise - le krach de Wall Street frappe en 1929 - ces derniers deviennent boucs émissaires. Alors que les compagnies sont en sureffectif, les étrangers sont les premiers poussés dehors. "J’ai connu des copains de mon père, syndicalistes, qui se sont fait renvoyer chez eux", se souvient le petit-fils de mineur. Les malades et les handicapés seront également remis dans les trains : retour à la maison.

La communauté se renferme

"Quand on dit que tout s’est bien passé, que l’immigration polonaise est un bon exemple d’intégration, contrairement à d’autres, c’est faux", s’emporte l'ancien journaliste de La Voix du Nord. Il pointe du doigt la députée du Pas-de-Calais, Marine Le Pen, l'accuse de faire de la récupération électorale.

Peut-être parce que la diaspora polonaise est un vivier de voix, comme elle l'a été par le passé. "Il y avait un vrai lobby électoral à l'époque, constate-t-il. Quand vous aviez une association avec 500 membres dans un village, ça faisait un poid conséquent". Aujourd'hui, les maires et élus aux consonnances polonaises ne manquent pas dans la région. Dernier exemple en date, l'élection du nouveau sénateur RN du Pas-de-Calais : l'Héninois Christopher Szczurek.

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Diaspora polonaise ©INA

Pour revenir à l'époque, face à ce climat de tensions, la diaspora polonaise se replie. "C’est parce que les débuts étaient compliqués qu’ils se sont refermés sur eux-mêmes", analyse Henri Dudzkinski. "Les Polonais entendent préserver leur identité nationale", analyse Janine Ponty. Pour ce faire, la communauté exilée va se servir de la religion, du sport ou encore de la musique pour faire corps et unir ses milliers de membres. Deux journaux polonais - Wiarus Polski à Lille et Narodowiec à Lens (paru jusqu'en 1989) - vont narrer ce quotidien.

Églises, sokols et chorales

Les églises vont se multiplier comme des petits pains, grâce au financement des compagnies minières. La première d’entre-elles, construite en bois, est édifiée à Marles-les-Mines. Fervents catholiques, très pratiquants, les immigrés polonais s’y retrouvent pour prier ensemble. Des communions sont célébrées en grande pompe par des prêtres et aumôniers envoyés dans la région pour encadrer les cités, avec Pâques et Noël comme temps forts.

Le sport, quoi de mieux pour fédérer ? Les "sokols", ces associations de gymnastiques acrobatiques pullulent. On en compte plus d’une centaine dans les années 1930. Pléthores d’archives photographiques montrent ces athlètes réunis autour d’une même pratique et d’un même uniforme, comme ci-dessous à Montigny.

Raymond Kopa, Georges Lech... Les figures émancipatrices

Le ballon rond aussi jouera un rôle crucial. Des clubs où évoluent une majorité de Polonais vont se regrouper entre eux pour former un championnat parallèle (nommé PZPN) au championnat de France. Parmi ces équipes : Pogon Auchel, Océan Calonne-Ricouart, Wicher Houdain, etc.

Le football sera vecteur d’union mais aussi d’émancipation pour de nombreux joueurs. Des fils de mineurs, de première ou deuxième génération seront repérés puis feront carrière, dans le Nord ou ailleurs. L’un des plus célèbres d’entre eux : Raymond Kopaszewski, gamin de Nœux-les-Mines, galibot à l’âge de 14 ans - "pas par choix", dira-t-il - s’élèvera au rang de star hors des corons, à Reims puis au Real Madrid.

Un autre, Georges Lech, chaudronnier pour le compte d’une mine, devenu joueur de l’équipe de France et monument du RC Lens, illustre parfaitement cette trajectoire. "La seule condition qu’on a donné avec Bernard (son frère NDLR) c’est que mon père, mineur de fond, sorte du fond et qu’il aille au jour." Mieux, il deviendra jardinier à Bollaert. "Quand on s’entraînaient autour du stade, mon père tondait la pelouse. C’était magique".

Il y a plein de sportifs polonais qui ont fait une carrière extraordinaire dans différents sports. Je pense que c’était dans la culture, de se défoncer, de tout donner. Même si c’est compliqué, que tu es dans l’échec, tu continues de bosser.

Éric Sikora, ancien joueur et légende du RC Lens

Au-delà des terrains de football, la liste des sportifs d’origine polonaise ayant percé dans le haut niveau est longue. Jean Stablinski sortira de la mine d’Arenberg pour remporter le tour d’Espagne à vélo en 1958. Michel Jazy prendra ses jambes à son cou pour décrocher l’argent au 1 500 m aux Jeux olympiques de Rome en 1960. "J’étais devenu la fierté des Polonais", racontera-t-il.

Eric Sikora, autre légende des Sangs et Or, descendant d’immigrés polonais, résume le phénomène : "Il y a plein de sportifs polonais qui ont fait une carrière extraordinaire dans différents sports, faisait-il remarquer dans le reportage de France 3 Nord Pas-de-Calais. Je pense que c’était dans la culture, de se défoncer, de tout donner. Même si c’est compliqué, que tu es dans l’échec, tu continues de bosser."

La gastronomie en legs

Placek, metka, miel et herbe de bison... La gastronomie est un pan central de la culture polonaise. Toute une économie s'est développée autour, avec des épiceries, des charcuteries, proposant les spécialitées du pays. Une union des commerçants et des artisans a même vu le jour, il y a près de 100 ans, pour regrouper les enseignes. En 2014, France 3 Nord Pas-de-Calais emmenait ses caméras dans une boucherie polonaise du bassin minier.

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Reportage dans une boucherie polonaise du bassin minier. ©France Télévisions

Le chœur des mineurs en héritage

Puis, il y a les chorales et les harmonies, autre visage centenaire de cette communauté polonaise, adepte de la polka. Fondée en 1922, "Echo" est la plus ancienne société musicale créée par des mineurs polonais encore active dans le nord de la France, avec celle de Bully-les-Mines, "Harmonia", qui remonte à 1926.

Aujourd’hui encore, certaines formations ont survécu à la disparition des houillères enclenchée à partir des années soixante puis actée à Oignies en 1990. C’est le cas du désormais célèbre Chœur des mineurs polonais de Douai, rassemblant 45 choristes hommes, dont environ 35 membres sont encore des descendants d’immigrés polonais. Avec le chant, ils s’évertuent à faire vivre un pan de leur culture.

"Il faut continuer de chanter en polonais"

Laurent Kwiatkowski, petit-fils de mineur, a 40 ans lorsqu’il découvre ce chœur lors d’un concert pour la Sainte-Barbe. "Ça m’a coupé en deux, se remémore-t-il. Une révélation." L’ingénieur en informatique, aussi cartésien qu’il est, se retrouve happé par la mélodie de ces choristes. Il veut en être et s’inscrit aussitôt.

J’ai plongé dans ce monde-là et j’ai compris d’où je venais, j’ai compris ma différence, qui depuis tout petit me faisait dire que je n’étais pas comme les autres.

Laurent Kwiatkowski, président du Chœur des mineurs polonais de Douai

Lui qui n’avait jamais appris le Polonais, et qui se tenait à distance malgré lui de la culture de ses aînés, renoue soudainement avec son passé lointain. "J’ai plongé dans ce monde-là et j’ai compris d’où je venais, confie celui qui est désormais président du Chœur et maîtrise la langue de ses ancêtres. J’ai compris ma différence, qui depuis tout petit me faisait dire que je n’étais pas comme les autres".

Aujourd’hui, Laurent Kwiatkowski veut plus que jamais transmettre ce legs. "Il faut qu’on continue de chanter en polonais, affirme-t-il. C’est vital". Car il sait qu’au fil des générations, ce patrimoine se délite, tend à s’oublier. En 2018, et pour la première fois de son histoire, un chef de chœur non descendant de Pologne prenait la tête de la chorale. "Certains membres ont eu peur de perdre leur identité", se rappelle le président, qui a milité en faveur de l’arrivée de Thibaut Waxin. "Mais Thibaut s’est vite plongé dans la culture, il a voyagé en Pologne, et aujourd’hui parle même mieux polonais que certains gars dans la chorale".

Mc Lakpo, un rappeur passeur d'histoire

De toute façon, cette culture polonaise, Laurent Kwiatkowski ne la veut pas figée. "Notre héritage, si on continue à se refermer sur nous, sur notre folklore, c’est une bougie qui va s’éteindre, assume-t-il. Il faut continuer de transmettre le patrimoine, mais sous d'autres formes." Et d'ajouter : "Aujourd'hui nous avons une nouvelle bougie qui vient de s'allumer dans le bassin minier : elle s'appelle Yannick."

Yannick Dudkiewicz, alias Mc Lakpo. Ce dernier est rappeur, originaire de Lens, et s'est lancé corps et âme dans un projet musicale détonnant sur ses origines, nommé Polonia, surnom donné à la diaspora polonaise. C'est dans ce cadre qu'il est d'ailleurs venu tourner un clip au sein de l’église Millénium de Lens et enregistrer un featuring avec le Chœur de mineurs.

Âgé de 37 ans, ce petit-fils d'une gueule noire polonaise, comme Laurent, a lui aussi eu sa "révélation". "Je suis héritier de cette culture polonaise du bassin minier du côté de mon père, explique-t-il. Mais c’est comme si je n'en avais jamais pris conscience jusqu’ici. Puis j’ai fini par me questionner : qui suis-je, d’où je viens ? Une forme d’introspection". Qu’il va livrer dans ce projet musical, diffusé d'ici la fin d'année sur les plateformes d’écoute et sur YouTube.

Parler à la jeunesse

"Dans mes textes je parle de cette nostalgie, le déracinement de tous ces personnages qui ont contribué à reconstruire la France, remet-il. De l’âme slave, cet état d’esprit qui nous caractérise par une manière de penser, un caractère. Être dur et dans l’affectif à la fois". Un rappeur comme passeur d’histoire. "Avec mon projet, je veux parler à la jeunesse".

Il y a quelques années, avant de mûrir ce projet, Yannick était allé voir la pièce de théâtre d’Henri Dudzinski. Touché, il est parti remercier son auteur à la fin du spectacle : "grâce à vous je connais mieux mon histoire". Après une centaine de représentations, l’ancien consul de Pologne devenu acteur va bientôt quitter les planches. Mais pourra compter sur Mc Lakpo pour entretenir ce goût sucré : celui de la Polonia.

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