L'histoire du dimanche - Les sportifs internationaux n’ont pas échappé à la mobilisation générale. Parmi eux, des rugbymen engagés français, britanniques, néo-zélandais, australiens. Alliés, ils vont contribuer à populariser ce sport et le développer pendant la guerre de 14-18, mais ils en paieront aussi le plus lourd tribut.
Avant la Première Guerre mondiale, le sport n'est pas considéré comme une activité très sérieuse. Seul 1% des 42 millions de Français s'y adonne. Le conflit va bouleverser les habitudes. La pratique sportive va même s'inviter de manière prégnante dans les tranchées.
En 1915, la guerre de mouvement fait place à la guerre de position. Elle s'installe dans la durée. Entre deux offensives, "les soldats s'ennuient. Il faut tuer le temps", constate Michel Merckle à travers la lecture de nombreuses lettres de Poilus. "Ils attendent de retourner au combat pour se faire massacrer alors ils mettent en place des solutions pour survivre et le sport va en être une, surtout le foot", explique l'auteur de 14-18, le sport sort des tranchées (Éditions Le Pas d'Oiseau).
"Pour des raisons purement religieuses le football et le rugby s’opposent en France, précise l'historien. Le football est pratiqué par l'élite du pays et le rugby est pratiqué par les couches populaires". Certains soldats sont venus au front avec leur ballon. Issus en majeure partie des classes populaires et rurales, ils vont initier leurs camarades. Mais dans un premier temps, l'engouement pour l'activité va s'affaiblir. Il faut dire que le rugby, c'est un engagement physique, avec des chocs, des heurts, des plaquages. Les poilus ont tendance à le délaisser au profit du ballon rond et ce, jusqu'en 1916.
1916, une année déterminante pour la discipline
"Cette année-là, il y a Verdun, rappelle Michel Merckel. On ne fait pas de sport à Verdun, on survit. On se bat, on meurt à Verdun. Les Français sont seuls. Mais le 1er juillet, l'offensive de la Somme est lancée. Là, les Français sont avec les Alliés et les Alliés britanniques sont très sportifs. Ils jouent avant, après et même pendant les combats. Pour exemple, le 1er juillet 1916, les Alliés sortent des tranchées avec des ballons au pied. Ils se font massacrer. C'est un carnage. C'est la journée noire des Britanniques. 30 000 soldats vont se faire tuer. Les poilus sont stupéfaits en se disant pourquoi ont-ils fait ça ? La réponse est : vous allez voir comment mourir avec panache, avec fairplay. Et ça, ça les impressionne."
Malgré ce massacre, les poilus prennent conscience que le rugby est porteur de valeurs. Ils adoptent ces règles de fairplay. "Pour les Alliés, le sport est sérieux. Selon les cultures, il est pratiqué avec des différentes tendances. Pour les Anglais, c'est un moyen d’éduquer. C’est d'ailleurs comme ça qu'est né le rugby. On fait de la compétition, on apprend à gérer ses émotions, ses victoires, ses défaites. On apprend les cycles d'entraînement. Et on apprend le fairplay. Si on est battu, on accepte et ça, les poilus vont le découvrir lors de la bataille de la Somme."
Les premières rencontres interalliées se mettent en place. "Le championnat du monde de rugby que l'on connaît aujourd'hui est directement issu de cette période de 1916."
Toute cette pratique va être boostée par l'arrivée des Américains. "Quand un Américain fait du sport, c'est pour gagner. Ils vont apporter l'esprit de compétition. Seul compte le premier. Ils vont mettre en place sur toute la ligne de front ces fameux foyers YMCA (Young Men's Christian Association - mouvement de jeunesse chrétienne) où se disputent énormément de rencontres sportives, comme le volley, le basket ou le base-ball, des activités totalement inconnues en France."
Morts au combat
Mais entre-temps, les grands joueurs meurent successivement sur les champs de bataille. Dans ses recherches, Michel Merckel comptabilise 21 internationaux pour l'équipe de France. "Sur une liste de 425 champions tués au combat, 90 sont rugbymen. Ce sont les plus nombreux". Cette triste destinée s'explique par la position même des rugbymen. Engagés de la première heure, ils ont souvent été dans des régiments d'infanterie. "Vous aviez les artilleurs à l'arrière sur les canons, donc moins exposés et ceux qui étaient dans les tranchées. Donc une majorité de ces rugbymen ont été dans l'infanterie, c'est-à-dire dans les tranchées. Et comme ils étaient patriotes, ils sont les premiers à sortir des tranchées. Quand les officiers sont tués, ce sont eux qui prennent la fonction. Et quand ils ne sont pas dans l'infanterie, ils s'engagent dans l'aviation."
Le rugby est le sport qui a payé le plus lourd tribut à la guerre de 14-18. Parmi ces héros morts pour la France, Maurice Boyau. "Du prestige sportif, Boyau a joint le prestige de l'aviateur, rapporte Frédéric Humbert, collectionneur et passionné d'histoire du rugby. Deux fois international de rugby, c'est le numéro 5 des as français. Il va avoir plus de 60 victoires en tant qu'aviateur, dont 35 homologuées. Il se fera tuer dans un combat aérien en octobre 1918, trois semaines avant la fin du conflit. On le retrouve sur des photos au bord des terrains avec ses chaussures à crampons, son short et sa veste d'aviateur. Ça figure assez bien l'hybride entre le sportif et le militaire."
"C'était un joueur de Bordeaux et du Racing Club de France pendant la guerre. Il a gagné la Coupe de France en 1918. Il était à la fois au front et pendant les permissions, il se débrouillait pour aller jouer des matches de compétition."
Charles Brennus, l'homme providentiel
C'est probablement à Charles Brennus qu'on doit le sauvetage du rugby français. C'est lui qui gérait ce sport naissant avant la guerre. "Brennus est très inquiet. Il craint que le rugby ne disparaisse du paysage sportif français d'autant plus que le foot est en train de gagner les couches populaires. Il sait que beaucoup de rugbymen sont tombés au combat donc il faut qu'il trouve une solution."
C'est alors que le père du Bouclier a l'idée de solliciter les soldats de l'ANZAC (Australian and New Zealand Army Corps) venus combattre en France. "L'idée est de leur faire faire une grande tournée dans toute la France, pour motiver les hommes qui ne sont pas au combat, c'est-à-dire les jeunes. On va monter une équipe de guerre. Cette tournée est une réussite. Elle va donner à des tas de jeunes l'envie de jouer au rugby."
Par la qualité de jeu et la popularité des All Blacks de guerre, le rugby retrouve ses lettres de noblesse. Ils vont disputer 14 matches. 14 victoires. Un en particulier reste dans les mémoires, celui de France - Nouvelle-Zélande le 8 avril 1917 au Parc des Princes à Vincennes. Les deux équipes militaires s'affrontent : 40-0 pour les Néo-Zélandais. Le capitaine des Bleus n'est autre que Maurice Boyau.
Sur la photo ci-dessus, tous les joueurs portent le képi. Une directive de l'état-major qui va changer à l'issue de ce match. C'est officiel, les militaires pourront désormais enlever leur couvre-chef pour pratiquer une activité sportive. Ici, il s'agit d'un match de gala qui favorise la cohésion des armées et illustre la bonne entente entre les Alliés.
Sur cette autre photo de l'agence de presse Rol, les Néo-Zélandais font leur haka [danse rituelle avant match] devant 60 000 spectateurs ébahis.
Dans la foulée de cette tournée, Charles Brennus crée le premier numéro de la revue Rugby, qui paraît le 1er octobre 1916.
Pour autant, un autre point le préoccupe : l'entraînement des jeunes hors champs de bataille. C'est alors que : "Brennus invente les catégories d'âge. Cadet, débutant, confirmé. C'est une première mondiale et ça va sauver le rugby français", souligne Michel Merckel.
À l'issue du conflit, le bilan des pertes humaines est terrible, elles sont proches de 20 millions. Malgré cela, "le sport semble être le vainqueur de ces quatre années de conflit", remarque l'historien. Les clubs se multiplient, les structures s’imposent. "C’est un travail de fond qu'a accompli Brennus. Dès le lendemain de la guerre, en 1920, on crée la fédération française de rugby. Charles Brennus sera président d'honneur."
Jusqu'en 1914, c'est l'USFSA (Union des Sociétés françaises de sports athlétiques), qui regroupait une grande partie des sports modernes. Fondée en 1888, elle cessera ses activités en 1921. Désormais une fédération sera créée par discipline.
Les années 20 : l'âge d'or du rugby
Autre héritage de la Grande Guerre, c'est la pratique du sport féminin. "Juste après la guerre, on crée un championnat de rugby féminin, indique Frédéric Humbert, il y aura un championnat de France par exemple en 1921, mais cela s'éteint en 1929 par manque de relève."
Tous ces éléments contribuent à l'explosion du rugby dans les années 20. "Le rugby est plus fort après qu'avant, confirme Frédéric Humbert. Ça a renforcé les institutions, ça a renforcé la pratique, le nombre de pratiquants, ça a élevé le niveau sportif, ça a renforcé nos liens avec nos frères d'armes. Nous nous sommes fait exclure des compétitions internationales en 1931 parce qu'on a été déclarés infréquentables et peut-être qu'on aurait été virés avant s'il n'y avait pas eu la guerre."
"Ça a commencé avec l'Écosse, poursuit l'historien. Pour l'anecdote, juste avant guerre, le match Écosse-France qui avait lieu à Paris se passe très mal. Il faut la protection de la police pour évacuer l'arbitre et en 1914, l'Écosse refuse de jouer contre la France le tournoi des 5 Nations. Il commençait à y avoir une rumeur disant que les Français étaient infréquentables. Le tournoi reprend dès 1920. On retrouve un allant dans les relations internationales et le rugby français devient compétitif. Dans les années 20, l'équipe des Bleus bat l'Angleterre, le Pays-de-Galles, et l'Irlande alors qu'elle n'avait réussi qu'à battre l'Écosse avant guerre."
Un mémorial composé d'une sculpture intitulée "les rubans de la mémoire" réalisée par Jean-Pierre Rives, ancien capitaine du XV de France, a été inauguré en 2017 en hommage à tous les joueurs de haut niveau morts au combat sur le Chemin des Dames, dans l'Aisne.
Et si avec le temps, "la trappe de l'oubli s'ouvre, dans le milieu du rugby, on n'oublie pas, déclare Michel Merckel. Par exemple, l'équipe de France joue systématiquement avec le bleuet. Il ne faut absolument pas oublier ce qui s'est passé pour véhiculer la paix au travers du sport. Le rugby a été conçu pour ça. Il vaut mieux un bon match de rugby qu'une guerre."