Inceste et violences sexuelles sur mineurs : à Lille, le témoignage bouleversant des victimes

La commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants a lancé un tour de France. Cette semaine, elle a fait étape à Lille pour recueillir les témoignages de victimes. Un travail difficile pour tenter de rendre sa valeur à la parole de l'enfant. Une parole discréditée depuis l'affaire d'Outreau.

"Je viens de découvrir que j'avais été abusée par mon père entre l'âge de 3 et 10 ans". Au milieu de la salle, Pascale prend la parole toute de rose vêtue. C'est sa couleur préférée, "une façon peut-être de laisser une place à la petite fille".

Pour venir témoigner à Lille devant la CIIVISE, la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, cette femme de 54 ans a fait une longue route avec sa fille. Une centaine de kilomètres depuis Waterloo en Belgique. Elle qui a désormais peur de tout.

Dans le silence attentif du Grand Amphithéâtre de l'Ecole Supérieure de journalisme, sa voix se brise. "Aujourd'hui, c’est une grande victoire pour moi ! C’est tellement symbolique de prendre ce micro. Quand ça vous retombe dessus des années après, c’est un tsunami. Tout s'écroule".

Ecouter pour mieux protéger

Lancée il y a un an dans un contexte de libération de la parole, la CIIVISE s'est donné quatre axes de travail : la prévention, le repérage des cas, les soins et le traitement judiciaire des violences. Un chantier colossal. En quelques mois, 8 200 personnes sont entrées en contact avec la commission indépendante par mail, lettre ou téléphone. Une campagne a par ailleurs été lancée sur youtube. 

La société "doit écouter, changer sa façon de protéger les enfants, lutter contre l'impunité des agresseurs", explique l'un de ses deux présidents. Juge des enfants, Edouard Durand se dit "impressionné" par les réunions publiques.

Cette parole est légitime parce qu'elle est créatrice de changements dans la société.

Edouard Durand, co-président de la CIIVISE

Mais le chemin sera long et difficile. D'abord parce que le tabou est immense. Pour se protéger et tenter de survivre à l'insupportable, Pascale a commencé par oublier les faits. Cette amnésie traumatique touche la plupart des enfants victimes de violences sexuelles. "Je n'aurais jamais pu imaginer que mon père fasse une chose pareille". Ce père qui, au lieu de la protéger, a détruit sa vie. "Ma mère n'était pas une bonne personne non plus".

Pascale ne rentre pas dans les détails des violences. Par pudeur peut-être, mais surtout parce que les souvenirs restent imprécis. "Depuis trois ans, j'ai des spasmes, de l'eczéma, je vomis (…) C'est mon corps qui se souvient". Des petits morceaux du passé reviennent chaque jour. Les parents de Pascale sont morts. Elle s'autorise à affronter la réalité.

Libérer la parole, mais pas n'importe comment

Ces mécanismes sont bien connus des psychologues et psychiatres du CN2R, le centre national de ressources et de résilience chargé de travailler sur les psycho-traumatismes. "Il y a la honte, la culpabilité qui empêchent de parler plus tôt", explique Thierry Baubet, professeur en psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à Bobigny.

L'agresseur renvoie la responsabilité de l'inceste sur l'enfant. Il y a un gros travail de détricotage à faire.

Thierry Baubet, professeur en psychiatrie

Mais parler n'est jamais anodin. "Depuis l'enfance, ces adultes ont appris à faire avec. Parler, c'est prendre le risque de briser cet équilibre". Selon Thierry Baubet, la libération de la parole sur les réseaux sociaux présente des dangers. Il met en garde. "Parler, ça peut être dangereux. Si on a de l'aide en retour, ça peut amorcer une amélioration. Si vous parlez et que la parole est mal reçue, ça peut être tragique".

Des obstacles à tous les échelons

C'est tout l'enjeu de la CIIVISE : accueillir la parole avec bienveillance. Une parole si souvent empêchée ou malmenée. Farida témoigne, elle aussi, des violences qu'elle a subies. Son frère ainé abusait d'elle. "Je suis allée voir un médecin. Aucun mot, aucune explication sur ce que j'avais vécu". 

Quand j'ai expliqué que je voulais porter plainte, le médecin m'a répondu que la vie de mon frère allait être anéantie, que j'allais détruire sa famille. Ça m'a mis en colère !

Farida, victime d'inceste

Un père raconte l'immobilisme de la direction de l'établissement de sa fille lorsqu'il dénonce le comportement déplacé d'un surveillant. "Quand on transmet l'information, on a un silence, un "je ne veux pas savoir". (…) On a l'impression que les gens agissent comme si leur responsabilité n'était pas en cause". L'institution est souvent un obstacle en tant que telle. La CIIVISE lance donc ce mercredi un appel ciblé. 

 A l'autre bout de la salle, une autre femme partage son expérience à la brigade des mineurs de Lille. "J'ai été victime d'un viol. J'avais 12 ans, mon cousin 17. Je m'en suis souvenue à l'âge de 50 ans. Mue par cette culpabilité de n'avoir rien dit, j'ai rencontré un officier de la police judiciaire (OPJ) très sympathique. Il m'a convaincue que je ne devais pas porter plainte. Je suis sortie de là en état de sidération". 

Porter plainte est un droit dans une démocratie. On ne peut jamais s'opposer à une personne qui souhaite porter plainte.

Edouard Durand, co-président de la CIIVISE

Les chiffres sont effarants. En France, selon les dernières données du Ministère de la justice, on compte 160 000 enfants victimes de violences sexuelles, 8 720 plaintes pour viol. 70% de ces plaintes sont classées sans suite. Il y a 279 condamnations.

La parole de l'enfant discréditée

Dénoncer les violences sexuelles sur mineur est un parcours du combattant. La parole de l'enfant n'a que très peu de crédit, particulièrement depuis l'affaire d'Outreau. Co-présidente de la CIIVISE, Nathalie Mathieu cite une récente étude américaine. 

Quand ils révèlent ce genre d'actes et de faits, 99% des enfants ne mentent pas. Il faut un travail de fond pour changer la représentation de la parole de l'enfant.

Nathalie Mathieu, co-présidente de la CIIVISE

Et Edouard Durand de poursuivre : "Le risque que nous courons n'est pas d'inventer des victimes. Le risque réel est de laisser passer des enfants sous nos yeux sans les protéger".

Alors, faut-il sacraliser cette parole ? "Il faut surtout en finir avec les discours anti-victimaires qui tentent de jeter le discrédit sur l'enfant et sur sa parole. (…) Il y a des façons d'auditionner les enfants. Il faut appliquer les bons protocoles". Et former, former l'ensemble des interlocuteurs de la chaîne.

Devant la commission à Lille, une mère témoigne. "Ma fille a été agressée sexuellement par son père il y a deux ans. Elle m'a dit qu'elle avait été touchée entre les jambes. J'ai porté plainte (…). On me refuse l'audition pour manque de discernement en raison de son âge".

Avocate en droit des familles à Valenciennes, Betty Rygielski se présente également comme une militante. Membre de l'association "Nous Toutes 59 valenciennois", elle n'a de cesse de former et d'informer contre les violences. 

"J'ai souvent un problème de preuves dans les dossiers de violences sexuelles", assure Betty Rygielski devant la commission. "Ces difficultés pourraient être palliées par l'audition des enfants… si leur parole pouvait être crue ! Quand elles sont faites, c'est par des éducateurs qui n'ont pas accès au dossier. Du coup, il n'en ressort rien". L'avocate décrit par ailleurs le "déséquilibre" dès le début des affaires. 

Vous avez un avocat qui vous accompagne quand vous êtes accusé, mais la victime se retrouve souvent seule lors du dépôt des plaintes et lors des confrontations.

Betty Rygielski, avocate en droit des familles à Valenciennes

Assise à la gauche de l'avocate valenciennoise, Fiona poursuit : "J'ai été victime d'inceste de la part de mon oncle. C'est une inégalité que je ressens. C'est un poids. On ne peut pas être défendu par la bonne personne". Faute de moyens, la plupart du temps, les victimes ont recours à l'aide juridictionnelle.

Un jeune avocat témoigne alors de son expérience au tribunal pour enfants de Lille. Lui aussi constate le dysfonctionnement de l'institution. "Le temps que l’on peut consacrer à ces dossiers est minime. C'est une justice d’abattage. On n’a pas le temps de travailler les dossiers. Il n’y a aucun fond. Les juges des enfants font avec les moyens qu’ils ont. C’est quelque chose de très frustrant".

Un centre national de ressources pour former

Cette réunion publique en est la conséquence. Plus que jamais, les consciences s'éveillent, les lignes bougent. Un centre national de ressources et de résilience a été créé en juillet 2019. Groupement d'intérêt public financé par six ministères, il travaille en étroite relation avec le CHU de Lille.

Sa vocation est de promouvoir et valoriser les savoirs et savoir-faire portant sur le psycho-traumatisme. Co-dirigé par le psychiatre Thierry Baubet et la psychologue clinicienne et de recherche Sylvie Molenda, le CN2R est au début de ses travaux. Cette semaine à Lille, a eu lieu la première réunion de travail avec la CIIVISE.

Ensemble, ces professionnels issus de la psychologie, de la psychiatrie, de la médecine, de la justice, de l'éducation nationale rédigeront un référentiel de compétences. Ce référentiel devra servir de base de formation aux acteurs amenés à intervenir dans les dossiers de violences.

"On laisse mes enfants en offrande"

Patiente depuis le début de la réunion publique, une autre mère décide de prendre le micro. C'est une épreuve pour elle. Visiblement tendue, submergée par l'émotion, elle préfère rester anonyme. Nous l'appellerons Ambre.

Ambre est revenue dans le Nord de la France pour s'éloigner de son ancien conjoint. Un mari violent avec lequel elle a vécu quatorze ans. Ce n'est que tardivement qu'elle apprend son passé judiciaire. "Cet homme avait été condamné à la prison avec sursis pour le viol de ses sœurs. Or en France, un pédo-criminel n'est pas déchu de ses droits parentaux".

Aujourd'hui, sa fille se rapproche en âge de celui des sœurs violées. Ambre n'en dort plus. Légalement, cette mère est obligée de partager la garde. "Je demande une surveillance pour mes enfants. Je suis scandalisée qu'on les laisse en offrande alors que tous les signaux clignotent".

Prudents, les responsables de la CIIVISE rappellent qu'ils ne peuvent intervenir dans une procédure. Pour autant, la commission n'est pas impuissante. Lille est la quatrième étape d'un tour de France entamé à Nantes, Bordeaux et Avignon. Des lignes ont déjà bougé.

Déjà quelques avancées concrètes

Pour preuve, cette préconisation émise en octobre dernier ayant abouti à un décret le 23 novembre. Le texte porte précisément sur les situations d'inceste parental : quand l'un des deux parents est soupçonné de violences sexuelles et que l'autre refuse de lui laisser l'enfant en garde. Jusqu'alors, ce refus était passible de poursuites. Ce ne sera plus le cas au 1er février 2022. "Il faut bien que l'enfant soit protégé. Il faut bien que l'enfant soit quelque part en sécurité", précise Edouard Durand.

Au terme de sa mission, dans deux ans, la CIIVISE devra rendre d'autres préconisations. Se posera alors la question des moyens. "On sera forcément rattrapés par cette question", admet Nathalie Mathieu. C'est aux pouvoirs publics de savoir s'ils veulent vraiment protéger les enfants".

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