ENQUÊTE. Discrimination à l’Université de Lille ? Au moins cinq étudiantes voilées ont été refusées en cours de sport

Cinq étudiantes de l'Université de Lille ont été refusées en cours de boxe, self-défense et badminton depuis 2018 car elles portaient un voile ou un turban. La direction n'a pas sanctionné le professeur titulaire. Enquête sur des dysfonctionnements dans une affaire de discrimination présumée.

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Médiapart révélait la semaine dernière le témoignage d’Assma, refusée en cours de boxe anglaise en septembre 2019 car elle portait un turban. Au cours de notre enquête, nous avons découvert qu’elle n’était pas la seule victime présumée.

Il y a Assma, mais aussi Imane Karrat, Imane Abouargoub… et bien d’autres étudiantes lilloises. Toutes ont voulu participer à un cours de sport à l’Université de Lille ces deux dernières années. Toutes portaient un foulard ou un turban. Toutes se sont vu refuser l’accès par le même professeur. Elles sont au moins cinq, à avoir été discriminées, sans que l’Université ne reconnaisse cet acte illégal.  

 

Des propos diffamatoires enregistrés 

 

Étudiante en licence d’histoire, Asma s’inscrit à la rentrée 2019 à un cours de boxe anglaise à l’Université de Lille. Habituée des salles de sport, la jeune femme de 23 ans a déja pratiqué le badminton, la savate, le tir à l’arc et la musculation tout en portant un turban. Alors qu’elle se fait une joie d’assister à son premier cours de boxe anglaise, le 24 septembre 2019, une mauvaise surprise l’attend. L’enseignant titulaire de l’université, qui semble perturbé, la prend à l’écart. Le calvaire commence.

Elle décide d’enregistrer leur conversation.  Dans cet enregistrement, que France 3 s’est procuré, les propos sont explicites : 

Le professeur de sport : “Tu retires ton voile”
Assma : “Pourquoi ?” 
Le professeur : “Parce que je ne prends personne avec un voile, j’ai pas envie” 
Assma : “Vous ne me prenez pas parce que je porte un turban ?” 
Le professeur : “Ouais.. j’ai pas envie …. moi je ne vois pas pourquoi tu portes un turban” 

“Vous êtes en train de me dire que je ne peux pas accéder à un cours qui est accessible à tous les étudiants parce que je porte un turban”, l’interpelle Asma. Il évoque alors des raisons d’hygiène et de sécurité, puis de laïcité. 

 

 

Le voile est autorisé à l'Université 

 

Assma connaît ses droits. Selon une loi votée en 2004, l’interdiction du port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse ne s’applique que dans les écoles, les collèges et les lycées, pas à l’université. 

Humiliée, Assma se réfugie aux toilettes. “Quand il me dit tout ça, il ne me parle pas à moi. Il parle à mon foulard, il me rabaisse à mon vêtement”, témoigne-t-elle aujourd’hui. L'étudiante n'utilise pas le mot "voile", "à la connation négative, qui insinue un esprit voilé", selon elle. Elle préfère le mot "foulard".

Elle décide à l’époque de se tourner vers l’UNEF puis la référente “racisme et antisémitisme”, qui interprète l’acte discriminatoire comme un “quiproquo”. Elle ne se sent pas écoutée.  

C’est à ce moment qu’elle contacte Maryam Sabil, une juriste du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), qui organise une première médiation le 21 octobre 2019 : “Au CCIF, on favorise la médiation, ça permet de résoudre rapidement les problèmes sans entrer dans le conflit. Face au racisme, il faut que les gens se rencontrent pour faire tomber les préjugés. Mais lors de la première médiation que nous avons sollicité, le professeur de sport n’est pas venu.” C’est un fiasco. Une deuxième médiation est organisée. Trois autres étudiantes décident d’y participer. Elles aussi se sont fait rejeter à cause de leur voile, en cours de badminton notamment, par le même professeur. 

 

D’autres étudiantes témoignent 

 

Parmi les trois victimes qui se manifestent, Imane Karrat, étudiante en deuxième année de chirurgie dentaire à Lille, a accepté de témoigner. En janvier 2018, elle se rend avec une amie débuter un cours noté de self-défense. “En arrivant là-bas, le professeur nous a tout de suite dit  : ‘Par contre je prends pas les voiles’”, se rappelle-t-elle. L’étudiante, âgée de 19 ans à l’époque, propose alors de retirer les épingles de son foulard et de le mettre en turban. En vain, la réaction de l’enseignant est catégorique : “Je ne prends pas les voiles tout court”. Imane Karrat ne veut pas “faire de scandale” devant la trentaine d’étudiants présents et préfère s’effacer. Quitte à changer de sport.

 

Je ne veux pas de ce truc dans mon cours, soit tu l’enlèves, soit tu dégages. Je ne veux plus de vous, j’en ai refusé beaucoup des voilées comme toi

 

France 3 a retrouvé une cinquième victime de discrimination par le même professeur. Imane Abouargoub a tenté d’intégrer le cours de boxe anglaise en septembre 2018. Etudiante en droit à l’Université de Lille et boxeuse dans un club extérieur à la faculté, elle allait pouvoir pratiquer son sport favori et s’assurer une bonne note. Turban, cou et visage bien dégagés, tee-shirt, elle arbore une tenue adéquate pour son premier cours à la faculté. 

S’il la laisse garder son turban pendant un mois, les remarques fusent à chaque cours : “Il m’a dit que si je continuais à porter mon voile, ça allait impacter ma note. Puis au bout d’un moment, il n’a plus voulu l’accepter : ‘Je ne veux pas de ce truc dans mon cours, soit tu l’enlèves, soit tu dégages. Je ne veux plus de vous, j’en ai refusé beaucoup des voilées comme toi’, m’a-t-il dit”. 

 

Il n’est pas dangereux de pratiquer la boxe avec un turban 

 

Lors de la deuxième médiation organisée par Assma cette année, le professeur et l’Université avancent que le port du voile poserait « un problème de sécurité et d’hygiène ». Argument retoqué par la juriste : “Techniquement il n’y a pas de difficulté : cela peut être problématique pour d’autres sports de combats, mais porter un simple hijab en cours de boxe ou en cours de badminton n’est pas dangereux.” 

 

 

Le principe de laïcité bafoué par l’Université ?

 

Le principe de laïcité est également évoqué. Auquel répond fermement la juriste : “La circulaire de 2004 proscrit le port de signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées, mais pas dans l’enseignement supérieur. Légalement, ce professeur est donc obligé d’accepter ces élèves en cours. Soumis au principe de neutralité, il ne doit pas exprimer son opinion, ce qui fait de ce refus un acte discriminatoire et illégal” 

L’enseignant ne recule pas et indique alors qu’il n’a jamais accepté d’étudiante portant un voile, quel qu’il soit, depuis 15-20 ans, et qu’il ne l’accepterait jamais.

De son côté, Assma ne trouve pas une oreille attentive ou compréhensive en la référente “racisme et antisémitsme”, qui qualifie le professeur de sport de “maladroit” et lui affirme que son voile est un “signe politique”

La juriste s’inquiète : “Ce genre d’acte discriminatoire peut avoir de graves conséquences sur la trajectoire d’une personne. Cette étudiante pourrait penser, à tort, ne pas avoir sa place au sein de l’Université” 

 

Un collectif de professeurs de l’Université de Lille dénonce cet acte discriminatoire 

 

Après ces deux médiations peu constructives, un collectif d’enseignants-chercheurs et de chargés de recherche au CNRS à l’Université de Lille déplorent dans une tribune pour Médiapart, les “prétextes et les confusions qui prévalent à cette discrimination islamophobe”. 

“L’université de Lille a justifié un acte illégal de discrimination dans l’enceinte de l’établissement. Ça m’a fait bondir. C’est un enjeu scientifique en terme de sciences sociales”, s’enquiert Olivier Estèves, le professeur qui a lancé la tribune et publié en 2011 le livre “De l’invisibilité à l’islamophobie”. 

“Nonobstant la souffrance et l’humiliation infligées à ces étudiantes (...) l’Université de Lille a failli dans des proportions considérables. Cette situation soulève en effet un certain nombre d’interrogations sur l’utilité des recherches en science sociales que nous menons, avec d’autres au sein de l’Université de Lille, en particulier sur les questions de racisme et de discrimination”, s’interrogent les 13 signataires. 

Les professeurs scandalisés demandent alors une réaction de la part de la direction : “Il apparaît urgent de rappeler à tous les personnels de l’Université de Lille les règles en vigueur concernant le principe de laïcité, souvent mal compris. Des formations pourraient être organisées en ce sens”. 

 

 

Une enquête nationale en cours, en réaction à l’affaire 

 

Une réflexion autour de cette affaire est née au CERAPS (Centre d'Études et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales), pas seulement à Lille mais dans toute la France : “On cartographie actuellement au CERAPS de Lille les rôles et les moyens des référents “racisme et antisémitisme” de toutes les universités françaises. Pendant trois mois, nous allons chercher à savoir si c’est utile d’avoir de tels référents sans les moyens juridiques nécessaires”, explique Olivier Estèves. 

 

Il y a en France - comme dans d’autres pays - une dimension structurelle du racisme.

 

Pour Sarah Mazouz, signataire de la tribune et sociologue chercheuse au CNRS, ces travaux sont nécessaires : “C’est important pour comprendre la question des discriminations raciales et ne pas se limiter à une vision d’individus qui seraient racistes. Il y a en France - comme dans d’autres pays - une dimension structurelle du racisme. Et tant qu’on ne reconnaît pas cette dimension systémique, on sera toujours sous la menace de créer des formes d’exclusion de certains groupes”. Spécialisée dans les discriminations raciales et auteure du livre “La République et ses autres”, Sarah Mazouz considère qu’il faut agir, et vite : “C’est grave, alors il ne faut pas laisser passer ces formes de discriminations. Elles ont des conséquences sur les étudiants et creusent une défiance envers les institutions comme l’Université.”

 

Aucune sanction n’a été prononcée 

 

Cinq mois après le cours de boxe, une troisième rencontre est organisée. Le service juridique de l’Université finit par présenter des excuses et permet à ces jeunes filles de réintégrer les cours de sport. Mais elle ne reconnait pas d'actes discriminatoires. Aucune sanction n’a été prononcée envers le professeur de sport ou la référente "racisme antisémitisme". La direction, comme la référente, n’ont pas répondu à nos sollicitations d’interview. 

"C’est une mésaventure isolée. Le professeur incriminé a commis une erreur d’interprétation. Il n’y a pas de procédure disciplinaire engagée”, a déclaré l’Université de Lille à AJ + France.

Pour la juriste du CCIF Maryam Sabil, dans cette affaire de discrimination, “ce n’est pas tout noir ou tout blanc. On est dans du gris et c’est ça le racisme.” 

 

 

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