ENQUÊTE. Dans le Nord et le Pas-de-Calais, trois victimes d'abus sexuels dans l'Église témoignent

Alors qu'une commission d'enquête cherche à faire la lumière sur tous les crimes sexuels commis dans l'Église, plusieurs victimes de prêtres dans le Nord et le Pas-de-Calais témoignent de leur traumatisme et de leur quête de vérité. 

Alors que le procès de Bernard Preynat, ce prêtre accusé d'avoir abusé sexuellement des dizaines d'enfants du diocèse de Lyon, s'est achevé ce vendredi par la réquisition de huit années de prison ferme par le procureur,  l'Église est loin d'avoir terminé son examen de conscience.

Depuis février 2019, une commission d'enquête a été mise en place pour faire la lumière sur les abus sexuels perpétrés dans l'Église au cours des 70 dernières années. Il s'agit de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (CIASE). Elle poursuit ses travaux tout au long de l'année 2020 et rendra ses conclusions début 2021. Dans les Hauts-de-France, quelques victimes se sont déjà fait connaître. 
 


Ces victimes ont confié à nos journalistes leur quête de vérité, leur besoin de reconnaissance de la part de l'Église et de la société. Aujourd'hui, elles ont à cœur de témoigner de leur histoire pour inciter d'autres victimes à parler. . 

Nos témoins parlent de faits survenus dans les années 1980 à Aire-sur-la-Lys dans le Pas-de-Calais, et à Lille, dans les années 1990. 

 

"Il mettait sa main devant ma bouche pour ne pas qu'on entende mes cris" 


"Je vois son vêtement retroussé, j'aperçois son gros ventre. Et puis le plus terrible pour moi, malgré tout, c’est le flash de son regard sur moi, comme une bête affamée. Il mettait sa main sur ma bouche pour empêcher qu’on entende mes cris." 

Les faits sont survenus il y a plus de trente-cinq ans, mais la douleur reste vive. Jean-François témoigne, visage caché. Nous sommes en 1983, il n'a pas encore douze ans lorsqu'il est violé par le prêtre d'Aire-sur-la-Lys. Il préparait sa communion.

 

Trois ans plus tard, Mathieu est victime du même abbé. Comme à chaque séance de catéchisme, le prêtre demande à un des petits garçons présents de lire un texte religieux, et de venir s'asseoir à côté de lui. Mathieu se souvient de scènes d'abus sexuel : "C’est là qu'il  nous touchait, c’était des caresses pendant la lecture. Caresses au niveau des cuisses, au niveau des fesses, et il nous touchait légèrement le sexe." 

 

Amnésie post-traumatique 



Malgré les 34 années qui se sont écoulées depuis ces agressions sexuelles, Mathieu se rappelle encore des détails de son calvaire : "J’ai en souvenir cette sensation de peur, de panique, je me débats. On parle de viol, forcément, parce que oui, j’ai cette vision de sexe d’homme, qui est le sien, et je garde des souvenirs d’odeurs, de sueur, des détails comme les ongles, longs, d’un homme. De cette force et d’un enfant paniqué..."

Ces douloureux souvenirs ont refait surface il y a peu. Tout comme Jean-François, Mathieu a été frappé d'amnésie post-traumatique qui lui a fait occulter pendant longtemps le traumatisme qu'il a subi. Finalement, le viol a ressurgi dans leur mémoire au cours d'une séance d'hypnose, une psychothérapie. Mathieu se souvient de ce sentiment : "Réapparaissent des noms, réapparaissent des visages, réapparaissent des évènements qui ont été difficiles à vivre”.

Les deux hommes se sont rencontrés sur la plateforme "coabuse", un site internet qui recense les victimes d'agressions sexuelles et leur permet d'entrer en contact, si leur profil "matche".  Pour Jean-François, cette rencontre avec Mathieu a permis de valider la véracité de ses douloureux souvenirs : "C’est vrai, en fait, ce qui est ressorti en séance de psychothérapie. J’ai bien été abusé puisque là, j’en ai la preuve, il y a une autre victime qui vient valider mon propre statut de victime." 
 

Appel à témoins 


Début décembre, la mère de Mathieu décide de lancer un appel à témoins dans un journal local. Très rapidement, son appel est relayé sur les réseaux sociaux, et les réactions ne se font pas attendre. De nombreux commentaires viennent corroborer la version de Mathieu et de Jean-François. "On avait quand même énormément de commentaires où les gens disaient : “Ben, on savait… On était au courant, il nous est arrivé aussi des choses"", explique Mathieu.    

Depuis, une autre victime du prêtre a témoigné dans la presse. Aujourd'hui, Jean-François et Mathieu réclament des comptes à l'institution. Pour eux, des zones d'ombre subsistent. Pourquoi ce prêtre,  resté 25 ans dans la même paroisse, a-t-il été brutalement muté en 1987 ? "C’est un peu ma thérapie à moi d’être dans l’action, de rechercher des informations, de rechercher des victimes, de savoir pourquoi la population savait, et pourquoi rien n’a été fait. D’essayer de comprendre pourquoi ce prêtre, qui est resté pendant 25 ans dans une même paroisse, en étant adulé par la population, pourquoi on le somme du jour au lendemain et à la surprise générale d’être muté dans une autre paroisse ? Selon certains parents, dont les miens, il a été muté parce que des plaintes ont été déposées, pour des agissements sur des petits garçons." 

Jean-François est donc allé questionner l'évêché sur cette mutation brutale, survenue en 1987. Officiellement, on lui explique qu'elle est la conséquence d'une "simple restructuration de la paroisse", rien à voir donc avec les agissements du prêtre sur les jeunes garçons. 

 

Des mains "libres et affectives" 


Interrogé par France 3, l'abbé Vincent Blin, vicaire général du diocèse d'Arras regrette une omerta sur cette période, mais reconnaît des comportements déplacés du prêtre envers les jeunes garçons : " Les archives sont vides à ce niveau là. Il n’y a pas grand chose. C’est désespérément, terriblement vide. J’ai interrogé des gens d’Aire-sur-la Lys. Des gens que je pouvais connaître. Certains sont très surpris, tombent un peu des nues, et d’autres m’ont dit : “Ça ne m’étonne pas, on est pas étonnés, le comportement de ce prêtre était un comportement qui était des fois excessivement affectif, tactile avec les jeunes garçons""

Des archives "vides", à une légère exception. En 1989, soit deux ans après la mutation du prêtre, une note évoque le nom de l'accusé. Il s'agit de la retranscription d'une conversation entre l'évêque auxiliaire Monseigneur Jules Harlé et l'ancien curé de Desvres. Il y est fait mention de cette expression assez surprenante au vu de la gravité des faits reprochés : "des mains libres et affectives (...) avec les petits garçons."  

 


Selon lui, l'Église n'a "jamais été alertée" et l'information n'est jamais remontée jusqu'au diocèse. Aujourd'hui, malgré le décès de l'abbé d'Aire-sur-la-Lys en 1996, les victimes veulent engager une procédure auprès du procureur de la République. "On a envie d’entendre tout la ville dire : “on le savait, et on n'a pas osé, et on regrette, parce qu’on aurait dû agir à ce moment là”. Et forcément, on a envie que d’autres victimes se reconnaissent et parlent. Pour moi, dans cette démarche, le but c’est aussi d’extérioriser, de verbaliser, d’évacuer, pour mieux vivre après", détaille Mathieu.
 
À Aire-sur-La-Lys, d'anciens camarades de catéchisme de Jean-François lui ont confirmé les attouchements du prêtre, mais ne veulent plus parler de cette époque. En tout, une dizaine de victimes de l'ancien curé se sont manifestées à ce jour. Les langues commencent lentement à se délier.

 

"L'impunité ça suffit ! Je ne vois pas pourquoi les gens de l'Église seraient moins justiciables que les autres"


En juin dernier, Grégory, une autre victime, accuse un prêtre, l'abbé Régis Beils, d'agression sexuelle. Les faits se seraient déroulés en 1992, dans un lycée privé lillois. Grégory, qui a choisi de témoigner à visage découvert, le met en cause dans un post sur le réseau social Facebook : "Salut l’abbé Régis Beils, tu te souviens de moi ? C’est Grégory, l’un des meilleurs élèves du centre scolaire Saint-Paul de Lille, où tu fus aumônier. Tu te souviens peut-être de ce samedi de juin 1992 où tu m’avais invité à déjeuner dans ta maison de Wambrechies. Ce midi là où tu m’avais agressé en me plaquant contre ton lit, et en mettant de force ta main dans mon caleçon. J’avais 17 ans, je pesais 60 kg, contre tes 1.90 m et tes 100 kg...". 

 


L'abbé Régis Beils est toujours en vie. Il officiait dans une paroisse près de Lille jusque l'été dernier. En mai, Grégory tombe par hasard sur un "article très élogieux" sur son agresseur. C'est à ce moment qu'il décide de rendre l'affaire publique : "L'impunité ça suffit ! Je ne vois pas pourquoi les gens de l'Église seraient moins justiciables que les autres".

Lui, ainsi qu'une vingtaine d'autres victimes, décident de porter plainte contre l'ancien aumonier de Saint-Paul, et sont entendus par les enquêteurs. "Ils m’ont informé qu’ils avaient entendus le prêtre, en dernier, en présence de son avocat, et qu’il a tout nié. Voilà ce qu’ils m’ont appris", regrette-t-il.

Pas résigné pour autant, Grégory ne compte pas en rester là : "Si la justice n’arrive pas à le déclarer coupable de quoi que ce soit parce qu’il y a prescription, peut-être que sa justice à lui, au niveau du diocèse pourrait faire quelque chose, ou reconnaître qu’on a laissé dans la nature quelqu’un qui est un prédateur". 
 

Selon Grégory, l'affaire a peu de chance d'aboutir devant un tribunal puisque les faits sont prescrits. L'allongement de la prescription de 20 à 30 ans ne concerne que les viols. Or, aucune victime de viol de Régis Beils n'a été retrouvée. Les témoignages ne concernent "que" des agressions sexuelles. Régis Beils est aujourd'hui âgé de 74 ans. En théorie, il peut occuper un ministère paroissial jusqu'à ses 75 ans, ce qui, si l'affaire est effectivement classée sans suite, pourrait lui permettre d'exercer encore un an.

Interrogé par France 3, l'archevêque de Lille, Monseigneur Laurent Ulrich a laissé entendre que l'Église pourrait poursuivre cette affaire : "S’il y a une gravité suffisante, je pourrai demander la levée de la prescription, de sorte qu’il y ait un jugement canonique qui soit exercé. Le mieux c’est la clarté. J’ai toujours transmis les informations que j’avais à la justice de façon à ce que la clarté la plus probante puisse être établie sur tous les faits qui m’ont été signalés. C’est la meilleure solution de faire la clarté sur ce qui s’est passé et de ne pas entretenir le silence qui a été entretenu par l’Église et par beaucoup dans une certaine époque. Aujourd’hui ce n’est plus possible."

Aujourd'hui, et surtout depuis l'affaire Bernard Preynat, les témoignages faisant état d'agressions sexuelles par des membres de l'Église se multiplient. En 2019, le film Grâce à Dieu de François Ozon revient sur ce travail des victimes pour la vérité.
 


 Afin de rassembler plus de victimes, Jean-François lance un appel à témoins. Une adresse mail a été créée : victimesairedesvres@gmail.com. Pour d'autres affaires, les victimes peuvent s'adresser à la CIASE : 7 jours sur 7 de 9H à 21H par téléphone au 01 80 52 33 55 /  mail : victimes@ciase.fr
 
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