Le psychiatre Christophe Debien, installé à Lille et spécialisé dans la prévention du suicide, l'affirme : le fait qu'un artiste reconnu, auquel de nombreux jeunes s'identifient, exprime son mal-être et ses tendances suicidaires dans une chanson est un "magnifique cadeau". On recense aujourd'hui en France 9 000 décès par suicide chaque année. C'est trois fois plus que dans les accidents de la route.
Depuis l'intervention de l'artiste francophone et star internationale Stromae dans le journal de 20 heures de TF1 du dimanche 9 janvier, les réseaux sociaux sont en ébullition. A la fin de son interview, l'artiste, qui a reconnu avoir fait un burn-out, a répondu à une question d'Anne-Claire Coudray en chantant son titre L'Enfer.
Les réactions ne se sont pas fait attendre. Il y a ceux qui trouvent que cela n'a pas sa place dans un JT, que Stromae brouille les pistes entre information et divertissement, que c'est de la promo, donc pas déontologique. L'Obs, dans un article paru le lendemain de l'interview, parle de "machine qui déraille", d'absence de "différence entre l'éthique pointilleuse et le déroulement du spectacle".
Un intérêt de santé publique majeur
Et puis, il y a ceux qui y voient un "intérêt de santé public majeur", comme le docteur Christophe Debien, psychiatre au CHRU de Lille et spécialisé dans la prévention du suicide.
"Savoir si c'est de la mise en scène, lance-t-il, on s'en fout. Il y a une confusion, une politisation des choses. Bien sûr que c'est de la promo. Mais c'est Stromae ! On s'attend à ce qu'il fasse quelque chose de surprenant, on l'espère, même. S'il n'y a pas de mise en scène originale, autant inviter Michel Sardou."
C'est peu de dire qu'il se réjouit de ce happening télévisuel. "La communication, c'est la clé", martèle celui qui, en 2016 déjà, expliquait comment aider les personnes suicidaires et réduire la mortalité et la souffrance lors d'une conférence TEDx à Lille. A savoir que les TEDx sont une série de conférences gratuites données à travers le monde, dans le cadre d'un programme visant à mettre en avant "des idées qui valent la peine d'être diffusées."
Depuis l'an dernier, Christophe Debien est également chargé de déploiement du 3114, le numéro national de prévention du suicide. Un numéro gratuit, disponible 24 heures sur 24, mis en place le 1er octobre 2021 par le gouvernement pour apporter une réponse immédiate aux personnes en détresse psychique.
Pour lui comme pour de nombreux psychiatres, l'interprétation de Stromae est "courageuse", mais surtout "utile et nécessaire". Le médecin généraliste nordiste Walid Mekeddem, alias Aviscène sur les réseaux, parle même du "meilleur spot de prévention [du suicide] jamais réalisé".
Quels sont les mots qui ont été utilisés par Stromae ?
A la toute fin de son interview de Stromae, la présentatrice Anne-Claire Coudray lui demande : "Vous avez pendant sept ans lutté contre un certain mal-être, vous en parlez d'ailleurs sans détour. Dans vos chansons, vous parlez aussi beaucoup de solitude. Est-ce que la musique vous a aidé à vous en libérer ?"
C'est alors que la star belge répond en chanson, en interprétant L'Enfer, titre issu de son nouvel album Multitude, dont la sortie est prévue le 4 mars.
"J'suis pas tout seul à être tout seul, ça fait déjà ça de moins dans la tête. Et si j'comptais combien on est, beaucoup. Tout ce à quoi j'ai déjà pensé, dire que plein d'autres y ont déjà pensé. Mais malgré tout je m'sens tout seul. Du coup, j'ai parfois eu des pensées suicidaires, j'en suis peu fier, on croit parfois que c'est la seule manière de les faire taire, ces pensées qui me font vivre un enfer."
"Merci Stromae pour ce si beau cadeau", conclut Anne-Claire Coudray. C'est également le mot employé par Christophe Debien : "C'est un magnifique cadeau qu'il a fait aux préventeurs de suicide, mais surtout à tous ceux qui sont dans la détresse ! Un témoignage aussi direct - car c'est bien un témoignage même s'il est chanté - avec des mots justes, devant 7 millions de téléspectateurs, c'est du jamais vu. Clairement, ça va sauver des vies."
Pour le psychiatre lillois, il est très important de mettre des mots sur les maux. "C'est même majeur, insiste-t-il. Je suis psychiatre, mes meilleures armes thérapeutiques, ce sont les mots. Si on n'emploie pas le bon mot, on n'aborde pas le problème, on reste dans le tabou. Dans sa chanson, Stromae parle de suicide sans détour. Mais il dit aussi qu'il n'est pas seul dans sa solitude. Et sa présence sur le plateau est la preuve qu'il s'en est sorti. Tout cela donne de l'espoir."
Stromae a touché des millions de personnes qui traversent ou ont traversé cette épreuve du suicide.
Anne-Claire Coudray, présentatrice et rédactrice en chef des journaux télévisés du week-end sur TF1
"C'est Stromae qui a demandé à répondre à cette question en chantant, explique Anne-Claire Coudray, présentatrice et rédactrice en chef des journaux télévisés du week-end sur TF1. Il savait qu'après sept ans d'absence nous évoquerions la question et il souhaitait le faire à sa façon. De la manière la plus digne et la plus sincère qui soit. En choisissant chacun de ses mots. Le faire devant 7 millions de téléspectateurs demande à n'en pas douter un certain courage. Et je ne vois pas comment nous aurions pu ne pas respecter cela."
"Ses chansons ont toujours eu une part d'universel, poursuit-elle. Il a ce don de nous interpeller, de souligner nos contradictions et nos ambivalences. Et sa réponse a eu un écho que je n'aurais jamais imaginé. Elle a touché des millions de personnes qui traversent ou ont traversé cette épreuve. Des proches démunis face à ce fléau. Une telle unanimité sur les réseaux sociaux est rarissime. Elle est la marque des moments de vérité. Stromae a créé un instant de communion qui fait du bien par les temps qui courent."
Le Directeur général de l'Organisation Mondiale de la Santé lui-même partage cet avis. "Un grand merci à Stromae, écrit Tedros Adhanom Ghebreyesus sur Twitter, d'avoir abordé le sujet difficile du suicide dans votre dernier album."
"Il est important, ajoute l'ancien ministre de la Santé et des Affaires étrangères d'Éthiopie, de demander de l'aide si vous éprouvez des difficultés et de soutenir ceux qui ont besoin d'aide."
Selon l'OMS, un décès sur cent dans le monde est un décès par suicide. C'est l’une des principales causes de mortalité, avant le VIH, le paludisme, le cancer du sein ou encore les guerres ou les homicides.
Le suicide, deuxième cause de mortalité chez les jeunes
"Et chez les jeunes entre 15 et 29 ans, signale Christophe Debien, c'est même la deuxième cause de mortalité. L'autre population concernée, c'est les plus de 60 ans. Eux ont été touchés par le JT, et les jeunes le seront par le partage sur les réseaux, qui est un formidable caisson de résonance."
"En psychiatrie, il y a l'effet Werther, détaille le médecin, inspiré du roman de Goethe Les souffrances du jeune Werther. Au XVIIIe siècle, il n'y avait pas Amazon pour distribuer les livres, l'impact était facile à voir. Dans les lieux où le livre était vendu, on avait remarqué plus de suicides. Et les gens mettaient fin à leurs jours vêtus comme Werther et de la même façon que lui."
"On a constaté le même phénomène avec Marylin Monroe, puis Kurt Cobain, met-il en perspective. Et plus récemment on a eu très peur avec le DJ Avicii. Mais heureusement en opposition à l'effet Werther, il existe ce qu'on appelle l'effet Papageno, en référence à l'oiseleur de La Flûte enchantée de Mozart qui, croyant sa bien-aimée Papagena perdue, tente de mettre fin à ses jours avant d'être sauvé par des angelots."
De Papaoutai à l'effet Papageno
L'effet Papageno est une forme d'identification positive. "Elle peut être horizontale, et venir de "celui qui me ressemble", mon meilleur ami, mon collègue. Ou verticale, de la part de personnalités connues, "celui que j'admire, à qui je veux ressembler". C'est exactement ce que Stromae a déclenché."
Il y a quelques semaines, c'était l'émission La France a un incroyable talent sur M6 qui faisait le buzz avec la prestation de Brichapik et Randjess, un rap sur le mal-être des étudiants pendant le confinement. Les deux jeunes sont parvenus à faire pleurer le jury et à obtenir un Golden buzzer de la part du magicien Eric Antoine, qui les a envoyés directement en finale.
"Le Brichapik voulait mourir", chante Bryan, 20 ans. Suit une description clinique, allant jusqu'à mentionner des blessures.
Mais le chanteur choisit de conclure avec des mots forts et positifs : "Un an après, je suis plus fort. Dépends d'personne et crois en toi. Ferme ton cœur et puis bats-toi !"
"Partager ça avec un public, réalise Bryan, ça va peut-être toucher et aider des gens." L'effet Papageno, encore.
Les chansons peuvent avoir un impact direct sur la prévention du suicide
Si Bryan l'espère, Christophe Debien, lui, en est sûr. Pour lui, "c'est logique que les rappeurs s'en emparent, tout comme le rap des années 80 s'est emparé de sujets sociétaux. Une étude du mois de décembre publiée dans le British Medical Journal a même montré l'impact d'une chanson du rappeur Logic aux Etats-Unis."
Le chanteur raconte l'histoire d'un jeune harcelé au bord du suicide sauvé par les mots de l'opératrice du numéro d'appel d'urgence de la ligne de prévention des suicides aux Etats-Unis, numéro qui est aussi le titre du morceau, 1-800-2736-8255, énorme succès de l'année 2017 aux Etats-Unis.
En 2018, Logic a interprété cette chanson lors de grands événements, en affichant le numéro de téléphone sur des écrans géants. A chaque fois, pendant des semaines, le service de prévention des suicides a vu le nombre d'appels augmenter de 50%.
"Cette étude réalisée par des chercheurs viennois, poursuit le psychiatre, montre que la ligne a reçu sur les périodes concernées plus de 10 000 appels supplémentaires par rapport aux années précédentes, et qu'on a enregistré 5,5% de suicides en moins chez les 10-19 ans, soit 245 morts évitées. Grâce à une chanson."
Dans les centres, le nombre d'appel augmente déjà
"C'est un phénomène qu'on a également pu observer avec la sortie de la première saison de la série 13 reasons why, se souvient Christophe Debien. A chaque fin d'épisode, on pouvait voir un message de prévention. Et au moment de la diffusion, on a constaté une hausse des appels au secours."
Le psychiatre a donc demandé au centre lillois du 3114 de surveiller la quantité des appels et de noter si certaines personnes parlaient de Stromae. "Comme je le pensais, les appels sont clairement en augmentation, relève Christophe Debien. Et ils sont plusieurs à citer la performance de Stromae, comme ce Lillois en crise suicidaire qui a appelé hier soir et qui a clairement dit que s'il téléphonait, c'était parce qu'il avait entendu un reportage à la radio sur la chanson qui mentionnait le 3114."
Le 3114 est géré par le CHU de Lille et à l'heure actuel, il existe onze plateformes à travers la France.
Un happening qui a tout bon, ou presque
Pour Christophe Debien, cette mention du numéro national de prévention est indispensable. "C'est dommage que TF1 n'ait pas affiché le 3114, déplore-t-il. C'est très bien de mettre en avant la question du suicide, à condition de citer les ressources. On ne parle pas d'un problème sans donner les solutions."
"La prévention du suicide s'intègre dans une stratégie globale, détaille le spécialiste. Le programme VigilanS sert à maintenir le lien avec ceux qui ont déjà fait une tentative de suicide."
"Quant au programme Papageno, il permet d'un côté la prévention de la contagion suicidaire, notamment auprès des proches d'une personne qui serait passée à l'acte. Et de l'autre, c'est un travail avec les journalistes sur la façon de communiquer autour du suicide pour éviter l'effet Werther dont nous parlions."
Un numéro national dédié
"Et puis il y a le 3114, pour la population générale. Les gens qui sont en souffrance, ou tous ceux qui ont la moindre interrogation au sujet du suicide. Souvent, ce sont des tiers inquiets qui appellent, la famille, une infirmière scolaire, un collègue de bureau."
Au bout du fil, des professionnels formés spécialement sur la question du suicide, infirmiers, psychologues, psychiatres. La plateforme a un lien très fort avec le Samu et peut déclencher des interventions. Christophe Debien est formel : "Quoi qu'il arrive, quels que soient nos doutes, nos interrogations, il ne faut surtout jamais, jamais hésiter à appeler."
__________
Si vous avez besoin d'aide, si vous avez des pensées sombres ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, n'hésitez pas à en parler à votre médecin traitant. Vous pouvez aussi appeler une ligne d'écoute comme SOS Amitié (0972 39 40 50), SOS Solitude (0890 88 84 45) ou SOS Suicide Phénix (0825 12 03 64), ou encore le numéro national de prévention du suicide, le 3114. Il est gratuit, confidentiel et accessible 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, depuis n'importe où en France.